Supplément au dossier « Aspects sémiotiques du changement »

Dynamique sémiotique et changement

Robert Nicolaï
Université de Nice
Institut Universitaire de France

 

Publié en ligne le 31 août 2025
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2025n9.73078
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Rien n’est permanent, sauf le changement.
Seul le changement est éternel.

Introduction

On connaît cette citation d’Héraclite qui ne peut pas ne pas nous inciter à réfléchir sur le thème du changement. Tout change. Cela ouvre vers une approche du changement conçu sinon comme le donné premier, du moins comme une dimension essentielle dans la saisie de ce qui se présente à nous comme étant porteur de sens. Et cela, tout naturellement, fait sens1.

En m’appuyant non pas sur un passé de recherches sémiotiques mais sur l’expérience de travaux de terrain concernant les contacts de langues, les inter­actions langagières et l’échange communicationnel en général, continuée par une réflexion sur la façon dont nous construisons nos représentations et nos objets de recherche, je me trouve avoir croisé cette idée, suggérée par Landowski, que le changement, sa dynamique et la perception que nous en avons ont partie étroitement liée avec les procès de saisie et de reconnaissance de sens que nous activons continuellement dans leur ordinaire banalité.

1 Porteur de sens, faire sens, avoir du sens, créer du sens, produire du sens, mise en signification, faire signifier, etc. Finalement, que de flou dans lequel nager autour de ces désignations !

La perspective (...) qui nous semble à explorer consisterait à considérer qu’il y a (…), en tant que donnée première, un flux continu (celui du « temps qui passe »), un devenir-autre perpétuellement à l’œuvre pour toute chose. La transformation retrouve alors sa primauté de principe. Il n’y a pas des états figés dans leur immobilité jusqu’à ce que quelque intervention contingente vienne les faire bouger. La dynamique du passage constant d’un état à l’autre, le mouvement est au contraire la règle. La seule continuité est la continuité paradoxale du changement.2

2 « Pourquoi le changement ? », Acta Semiotica, III, 6, 2023, p. 31. — Ce qui, comme le note l’auteur (p. 24), ne veut pas dire que ce qui signifie se réduit à ce qui change.

Dès lors, en marge des représentations du monde apparemment stabilisées, des perçus et des « ressentis » que nous retenons naturellement, il devient pertinent d’analyser dans quelques contextes3 ce qu’il en est de notre activité saisie dans le procès de mise en signification auquel nous participons, et ce qu’il en est de notre place dans la dynamique qui le soutient. En effet, nous participons à ce procès de création de sens par notre existence même... puisque, sans nous (acteurs, évaluateurs et descripteurs dans la production et l’analyse de ce qui se passe, et finalement, sujets), pas de mise en signification, pas de création de sens, pas de reconnaissance de sens... et bien sûr, pas de changement perçu. Sauf à s’en remettre à des considérations qui ne relèvent pas du type de réflexion ici conduite !

 

Comment procéder ? On sait que les sujets sont toujours engagés dans un procès de production et de reconnaissance de/du sens. Selon la situation, le contexte et la nécessité, ils vont réagir à ce qui se présente à eux dans l’interaction, en transformant, le cas échéant, les règles et les modalités de l’échange, induisant par là même (la possibilité d’) un renouvellement du sens.

3 Mon arrière-plan de référence est plutôt celui de la communication orale, mais l’essentiel de ce qui peut être ici reconnu me paraît tout à fait transposable à d’autres situations d’échange et de communication, à d’autres univers sémiotiques.

Une bonne idée sera d’approcher d’abord4 ce qui s’actualise concrètement (contraintes, pratiques, stratégies) dans les espaces communicationnels fonctionnellement différenciés où les sujets — par le seul fait qu’ils échangent et qu’ils parlent — activent et modulent ce qu’ils mettent en œuvre... créant du sens ou le transformant tout en manipulant tactiquement les contraintes interactionnelles qui leur sont imposées dans et par la situation d’échange. Ensuite, de s’intéresser aux dimensions d’arrière-plan, toujours présentes dans les échanges et qui impactent leur production et leur transmission.

Rappelons ici le « One cannot not communicate » (On ne peut pas ne pas communiquer) de Watzlawick, considération dont il va de soi qu’elle n’est pas un scoop pour le milieu contemporain qui développe ou côtoie la réflexion sémiotique5.

4 Je ne ferai ici que reprendre des analyses, des concepts et des propositions que j’ai déjà développés dans le cadre de ce que j’ai appelé la dynamique sémiotique (cf. références en fin d’article). Ceux qui ont déjà croisé cette thématique ne trouveront donc ici rien de nouveau, au mieux quelques ajustements et un autre angle de saisie.


5 Cf. P. Watzlawick, Une logique de la communication, trad. Paris, Seuil, 1972.

1. Les espaces communicationnels

En les caractérisant concrètement par leurs fonctionnalités particulières, commençons par identifier ces espaces communicationnels. J’en retiens trois : le premier concerne le développement du procès de mise en norme ; le second la dynamique de cadrage des échanges engagés dans l’interaction, et le troisième la pratique d’autosurveillance que les sujets appliquent sur leur propre activité communicationnelle. Ce sont là trois fonctionnalités distinctes et essentielles pour le bon développement de la communication, mais qui ne vont cependant pas sans se croiser et conjuguer leurs actions. Développons.

1.1. La dynamique de la norme

Reconnue et appréhendée à la fois dans sa stabilité et dans sa transformation, la norme est la référence assumée et implicite de la façon dont ce qui s’actualise doit être actualisé pour que cela fasse sens dans la situation d’échange. Toutefois, il faut distinguer deux acceptions du terme, qui toutes deux réfèrent à une valeur d’obligation.

La première acception est celle de la norme représentée. Elle retient l’idée d’une représentation préalablement donnée, figée et intangible, dont le statut n’est pas questionné, et qu’il s’agit de prendre en compte, quels que soient les attitudes et les comportements qu’on puisse avoir à son égard. Par définition, les manquements à cette norme sont stigmatisés. Conçue en tant que représentation décontextualisée, donnée en référence, elle est présente et nécessaire pour le bon déroulement du procès de communication en cours, comme pour toute autre activité. En effet, il serait difficile d’établir un échange « normal » si ceux qui y participent n’avaient pas une idée préalable (et une pratique vérifiée) de la norme qu’il convient de suivre pour actualiser leur échange sans risquer l’échec communicationnel.

 

Voici un (vieil) exemple6 : « J’adore ce mec qui joue super bien, qui est cool avec son jean tout crado, ses baskets pourries, son sweat et son p’tit blouson ». C’est dans le cadre d’une enquête de terrain sur les « façons de parler » qu’une étudiante et un étudiant des années 807 avaient recueilli ce jugement d’une jeune fille de quinze ans (Ivana), à propos de la prestation d’acteur de Dustin Hoffman dans le film Tootsie (1982). Ce fragment de discours montre que dans l’échange, indépendamment de tout contenu transmis, Ivana traduit sa relation au sens de Watzlawick. Cela s’affiche à travers l’emploi d’indices langagiers appropriés : les référentiels normatifs de l’échange familier (« j’adore ce mec », « son jean tout crado »), puis ceux de la pratique langagière au sein des groupes de jeunes (« il joue super bien, il est cool »). L’emploi de ces marqueurs, ici lexicaux et discursifs8, renvoie à la norme représentée9 d’Ivana (c’est ainsi qu’on parle !), celle qu’elle partage naturellement dans son univers relationnel habituel.

La seconde acception est celle de la norme interactionnelle. A la différence de la norme représentée, elle ne se définit pas comme représentation préalable figée : il s’agit d’une prescription qui se génère dans l’interaction et dans l’intersubjectivité. Donc d’une prescription contextualisée et contingente née de la négociation (explicite ou implicite) et de l’établissement d’un équilibre construit dans le cours du procès de communication. De son établissement, comme de sa reconnaissance, va naître un effet de sens qui participe du procès sémiotique.

On remarquera que la perception de l’effet de norme est bifide puisque les normes représentées et les normes interactionnelles s’articulent l’une à l’autre : les règles qui président à nos échanges sont issues de la pratique de ces échanges, mais pour qu’il y ait échange il faut qu’il y ait des règles. Cela introduit un paradoxe pragmatique : le modèle de référence préexiste en même temps qu’il est construit dans l’échange. Les règles sont créées dans et par la pratique de l’échange, mais pour qu’il y ait échange il faut qu’elles préexistent.

6 Ce qui suit est repris, avec quelques modifications, d’un plus ample développement sur ce que j’avais nommé à l’époque le procès de « catégorisation pratique », soit l’activité ordinaire, quotidienne et générale que nous déployons consciemment ou inconsciemment pour classer, analyser et donner sens à nos représentations ; celles qui nous sont imposées a priori et celles que nous élaborons en situation dans l’instanciation de nos pratiques. Cf. R Nicolaï, « Catégorisation pratique et dynamique linguistico-langagière (application à la morphosémantisation et aux constructions normatives) », Langage et Société, 35, 1986. Notons également que, dans ce texte où j’introduisais les deux niveaux de normes (représentée et interactionnelle), je les nommais simplement « norme 1 » et « norme 2 ».


7 M. Barberi et G. Ceralli, dans le cadre de leur mémoire de DEA (1983).


8 Précisons, si besoin était, qu’il n’y a pas que les marqueurs langagiers qui sont susceptibles d’être fonctionnels. Tout ce qui peut faire signe (comportements, attitudes, vêtements, etc.) est susceptible de remplir ce rôle.


9 L’obtention de ce discours dans le contexte hors norme de la situation d’enquête aura demandé qu’Ivana accepte de considérer, ponctuellement, l’enquêtrice comme un membre ordinaire de son groupe relationnel.

Perçu dans son dynamisme, le rapport paraît paradoxal ; toutefois cela se résout simplement lorsqu’on constate qu’au plan pratique de l’actualisation de ce qui se passe, la seule chose réalisable est toujours située sur le plan de la norme interactionnelle, nécessairement contrainte et modulée par la situation du moment... et qui fera norme10. Le dynamique est privilégié par rapport au statique.

10 Cf. R. Nicolaï, La construction du sémiotique. Sur les dynamiques langagières et l’activisme des acteurs de la communication, Paris, L’Harmattan, 2011.

Revenons vers Ivana. Elle tient son discours dans le contexte hors norme de la situation d’enquête. Alors, comment apprécier la norme interactionnelle d’Ivana ?

Il n’y a pas de norme interactionnelle d’Ivana, mais il y a une norme interactionnelle qu’elle coconstruit dans l’interaction avec son interlocutrice, répondant à la situation particulière qu’elles entretiennent ensemble ! Dans le ici-et-maintenant de leur échange, certaines représentations du plan de la norme représentée qui président à leurs activités ordinaires seront conservées alors que d’autres ne le seront pas. La norme interactionnelle qui se crée dans (et moyennant) leur interaction va se constituer en norme représentée, susceptible de servir de référence pour leur prochaine rencontre. Cette activité continue du jeu entre norme représentée et norme interactionnelle est essentielle dans le procès de communication pour assurer la qualité de sa tenue et de son déroulement.

Concluons en disant que par la dimension bifide qui la caractérise et le procès de mise en norme qu’elle présuppose, la norme s’inscrit dans la dynamique de transformation et de renouvellement continu de ce qui se passe et que, de ce fait, elle participe potentiellement à la transformation des sens donnés, du sens donné.

1.2. La dynamique du cadre

Toute interaction s’actualise dans un cadre. Quand l’échange est communicationnel, il s’agit évidemment d’un cadre communicationnel.

Saisi à son plus haut niveau de généralité, on a affaire à un référentiel partagé de savoirs, de règles et de normes linguistiques, sociales, culturelles et comportementales reconnu et utilisé dans le périmètre social prédéfini où les sujets se sont engagés ; un cadre dans lequel ils ne peuvent pas ne pas s’insérer, qui est présupposé et nécessaire à la mise en signification et à la définition correcte de ce qui s’actualise entre eux en tant que participants à cette communication. Conditionnant les modalités de l’échange et son existence même, la définition de ce cadre intervient dans la mise en signification de l’échange. Nos interactions, langagières ou non, sont toujours pragmatiquement déterminées par le cadre de référence qui contribue à les faire signifier.

Autrement dit, de la même façon que la représentation de la norme et le procès de mise en norme sont nécessaires pour que ce qui se passe puisse faire sens dans la situation d’échange, la reconnaissance, implicite ou explicite, du cadre communicationnel est le sine qua non pour que les interactions communicationnelles fassent sens sans distorsion majeure.

Pour autant, sa reconnaissance et son acceptation ne vont pas toujours de soi. Si ses caractéristiques sont tacitement reconnues, acceptées et partagées dans le cas standard, nous savons tous qu’elles peuvent aussi faire l’objet de méprises et de conflits avec pour conséquence des distorsions sur la signification de ce qui s’échange11. On peut inventorier différents types de situations stratégiquement fonctionnalisées dans (et pour) l’interaction par les participants à l’échange : le cadre communicationnel peut être explicitement posé ou simplement présupposé ; il peut être constitué de facto ou de jure ; il peut aller de soi ou être imposé ; il peut être ouvert ou fermé ; il peut être accepté, refusé ou modifié. Il peut aussi être considéré comme symétrique lorsqu’il encadre un discours qui souscrit à des représentations normatives collectives partagées par l’ensemble des membres de la « communauté communicante ». C’est alors un cadre ouvert et objectivable (les échanges ordinaires entre Ivana, ses copines et ses copains dans le cadre de leur communauté sont de cette nature). A l’inverse, il peut être considéré comme asymétrique lorsqu’une partie des interactants ne partage pas les mêmes représentations normatives collectives. Dans ce cas, le cadre communicationnel est fermé et subjectivé12 (le cadre communicationnel qui préside aux échanges entre Ivana et l’enquêtrice est de ce type).

En conclusion, toujours dynamique, potentiellement transformable et susceptible d’être ajustée13 pour des raisons stratégiques, la caractérisation du cadre communicationnel est essentielle dans la définition de l’échange et dans le procès de construction du sens autour de ce qui se passe. Elle fait sens.

11 Ces considérations ne sont pas nouvelles. L’exemple des « aiguilleurs du ciel » (R. Nicolaï, « Normes, règles et changement. Remarques sur la recatégorisation des représentations », Journal of Pragmatics, 12, 1988), qui illustre ce que j’ai appelé des règles d’adéquation projective (non assignables, bien que nécessaires), met à mal les règles constitutives et normatives de Searle, ce qui conduit pratiquement à bloquer le fonctionnement du système de gestion du trafic aérien : on a là l’exemple d’un conflit adossé à une redéfinition du cadre communicationnel.


12 Remarquons cependant que si, dans la situation d’échange ordinaire, il est normalement attendu que le cadre communicationnel soit socialement partagé, le point-limite d’un cadrage communicationnel qui serait strictement limité à l’individu n’est pas inimaginable et n’est pas exclu par principe : il est simplement dysfonctionnel pour le partage de la communication ordinaire telle qu’elle est habituellement conçue et attendue.


13 En transposant librement la terminologie « interactionnelle », on pourrait dire que si le procès de construction du sens s’effectue par diverses formes d’« ajustements » entre sujets, ces ajustements ont pour condition de possibilité la reconnaissance d’un cadre communicationnel quant à lui « programmé ».

1.3. Le procès d’autosurveillance

« On est là, on est là ! » Il ne s’agit pas ici d’un slogan revendicatif mais d’une évidence. Les sujets sont là et ils développent leur activité dans le même temps qu’ils font preuve d’un évident activisme — entendons par là non pas l’allégeance et l’engagement dans quelque projet politique, mais l’actualisation dirigée d’une dynamique communicationnelle. Pour cela, ils ajustent et modalisent leurs échanges — tout comme des « acteurs »14 — au travers de deux rôles fonctionnellement distincts : celui d’acteur séculier et celui d’acteur régulier. Présentons-les.

— Le rôle d’acteur séculier : dans un même tissu communautaire15 qu’ils contribuent activement à développer, les sujets-acteurs pratiquent leurs activités sans distanciation et sans réflexivité explicitement assumée. Ils contribuent de ce fait à introduire et stabiliser un certain type et une certaine qualité de formes linguistiques, langagières ou autres, renvoyées à une intersubjectivité partagée.

— Le rôle d’acteur régulier : se plaçant dans une visée distanciée et réflexive, les sujets-acteurs, lorsqu’ils assument ce rôle qui suppose un positionnement « méta » et une surveillance continue, sont portés à échanger dans une modalité moins spontanée, introduisant des formes et des contenus potentiellement plus travaillés16.

14 Acteurs plutôt conçus dans une acception théâtrale que dans celle proposée dans les travaux sémiotiques.


15 La notion de tissu communautaire introduit une focalisation vers la « texture », la structure et l’organisation des rapports internes, tandis que celle plus classique de communauté linguistique retient plutôt une focalisation vers les marges, le découpage, les frontières. D’où mon choix (cf. La construction du sémiotique, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 78).


16 C’est ainsi que, à travers l’usage, toujours stratégique, qu’ils font des formes qu’ils utilisent, ils les modulent et les marquent activement (consciemment ou inconsciemment) dans leur nature. Ce qui fait sens, crée du sens.

Cette distinction séculier / régulier ne correspond pas à une partition ; en effet, un sujet concentré sur son rôle d’acteur séculier est également un acteur régulier puisque dans l’instant où il se produit, il a nécessairement, en arrière-plan de sa profération, un jugement sur ses productions comme sur celles auxquelles il est confronté — un jugement qu’il intègre dans sa stratégie de communication et qui pèse sur ce qui est interactionnellement développé. Quant au sujet, concentré dans son rôle d’acteur régulier et attentif à la forme de ce qu’il développe, il est également un acteur séculier puisqu’il parle et communique.

Autrement dit, les sujets agissent, ont des stratégies discursives, une histoire. Ils fonctionnent dans une interaction continue avec le monde qui les entoure pour atteindre leurs buts communicationnels et assurent simultanément les rôles d’acteurs séculiers et réguliers.

Cette position bifide participe du procès sémiotique, car les modulations, changement de registre, etc., qu’introduisent les sujets-acteurs sont porteuses de sens par leur différenciation même.

2. Toile de fond

Maintenant, jouons à poser quelques questions quasi académiques auxquelles on pourrait demander à un étudiant de répondre : dans quelle mesure, et pour quelles finalités, Ivana et l’enquêtrice activent-elles, conjointement ou non, leurs rôles d’acteurs réguliers au cours de leurs échanges ? Et à quelle(s) fin(s) stratégique(s) ? Quels indices particuliers (s’il y en a) sont susceptibles d’être invoqués pour répondre à ces questions ? — Est-ce tout ?

Non. Car en toile de fond, condition de possibilité pour que les sujets puissent se situer, s’activer et développer stratégiquement leurs activités dans ces espaces communicationnels, il y a deux référentiels, immanents, stables et imposés, avec lesquels on ne négocie pas : l’historicité et la thématisation. Ils sont intimement liés l’un à l’autre et leur importance est aussi grande pour la mise en signification que celle des espaces que je viens de présenter.

2.1. L’historicité

Indépendamment de notre volonté, le passage du temps laisse sa trace à travers ce que je retiens sous le nom d’historicité. Celle-ci s’impose en toile de fond, inscrivant dans nos constructions épistémiques et comportementales du moment l’effet de ce qui est advenu. Consubstantielle de notre saisie du monde, de l’interprétation des signes qui se montrent et se donnent à nous ou que nous élaborons, elle est présente à travers toutes nos activités, se génère d’elles, marque nos pratiques comportementales aussi bien que les formes d’usage et le langage dans l’ensemble de ses manifestations. Elle nous conditionne17, et les interactants (interagissants !) que nous sommes en sont les récepteurs et les transmetteurs. Mais est-ce si simple ? Sans doute pas, car elle fonctionne à deux niveaux.

17 Il est intéressant de voir que la fonctionnalité de l’historicité et de sa rétention est également reconnue et conceptualisée dans d’autres domaines. Penser à l’anthropologie avec les techniques du corps de Mauss, à la sociologie avec la conceptualisation de l’habitus par Bourdieu, ou encore à la notion de sémantaxe telle que Manessy l’a développée dans sa réflexion sur les créoles. Pour de plus amples développements, voir R. Nicolaï, « Dynamique sémiotique et mise en signification. Réflexions sur la rétention d’historicité et l’élaboration de sens », Signata, 5, 2022.

Il y a d’abord ce niveau que je viens de présenter où, sans en avoir nécessairement conscience, mais en retenant le « déjà-vu-et-déjà-produit-dans-tel-contexte-antérieur » nous (re)construisons continûment de nouvelles représentations, formes et pratiques susceptibles d’être évaluées dans l’interaction et d’être partagées dans un futur (discursif ou non). Bref, il s’agit de ce niveau où, adossés aux formes et représentations héritées d’un passé qui nous aura modelé, volontairement ou non, nous créons et/ou transformons des formes et du sens dans le présent.

Mais il y a l’autre niveau. Pour l’approcher, imaginons une uchronie ; un monde paradoxal dans lequel, en dépit du temps qui passe, rien ne changerait dans ce qui nous est présenté. Un monde de la répétition du même, qui attesterait l’improbable répétition à l’exact identique de l’état de choses du temps T. Un monde où les formes du temps T se conserveraient et se représenteraient, sans aucun changement, au temps T+1. Qu’adviendrait-il du sens donné (à donner) à cet état de choses conservé au temps T+1 ?

En guise d’illustration, je ne résiste pas au plaisir de donner la parole au Borges de Ficciones mettant en scène Pierre Menard réécrivant, à la virgule près, le 9e chapitre de la première partie du Don Quichotte :

‘(...) la verdad, cuya madre es la história, émula del tiempo, depósito de las acciones, testigo de lo pasado, ejemplo y aviso de lo presente, advertencia de lo por venir’.

Là, le narrateur commente :

Redactada en el siglo diecisiete, redactada por el “ingenio lego” Cervantes, esa enumeración es un mero elogio retórico de la historia.

Puis il poursuit :

Menard, en cambio, escribe: ... ‘la verdad, cuya madre es la historia, émula del tiempo, depósito de las acciones, testigo de lo pasado, ejemplo y aviso de lo presente, advertencia de lo por venir.

Et il conclut :

La historia, madre de la verdad; la idea es asombrosa. Menard, contemporáneo de William James, no define la historia como una indagación de la realidad sino como su origen. La verdad histórica, para él, no es lo que sucedió; es lo que juzgamos que sucedió. Las cláusulas finales — ejemplo y aviso de lo presente, advertencia de lo por venir — son descaradamente pragmáticas.18

Effectivement. Rien n’a changé dans la matérialité de ce chapitre réécrit à l’identique... sauf ceux qui y font face au temps T+1, et le sens qu’ils auront été conduits à lui attribuer dans sa réécriture. On perçoit que même en l’absence de modification du donné, le simple effet du « temps qui passe » va induire un changement de sens (car si rien ne change... nous, nous changeons). Ce qui suggère cette « transformation silencieuse » que constate Landowski19.

 

18 ‘(...) la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir’. Le narrateur commente : Rédigée au XVIIe siècle par le ‘génie
ignorant’ Cervantes, cette énumération est un pur éloge rhétorique de l’histoire. Puis il poursuit : Ménard écrit en revanche : ‘... la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des
actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir’. Et il conclut : L’histoire, mère de la vérité ; l’idée est stupéfiante. Ménard, contemporain de William James, ne définit pas l’histoire comme une recherche de la réalité, mais comme son origine. La vérité historique, pour lui, n’est pas ce qui s’est passé ; c’est ce que nous pensons qui s’est passé. Les termes de la fin – « exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir » – sont effrontément pragmatiques.


19 Laquelle, en généralisant, conduit à constater que quand bien même rien n’aura changé dans le monde auquel ils font face, les sujets, eux, auront changé, et le sens de ce qui est donné aura changé « pour eux ». « Théoriser le changement, ce serait aussi (...) chercher à rendre raison de cet aspect vécu », note Landowski in « Pourquoi le changement ? », art. cit., p. 32.

Certes, mon illustration relève de la littérature... mais il n’est pas difficile de trouver des indices dans notre vie ordinaire qui suggèrent que le sens attribué à un objet, une représentation ou à toute autre actualisation tend à être modifié dès lors (par le fait même) que nous percevons qu’il est conservé à l’identique « en dépit du temps qui passe ». Et ce sera par un retour à Héraclite que je conclurai... qu’« il n’est pas possible de se baigner deux fois dans la même eau d’un fleuve. »

Alors, pour finir un peu plus légèrement — sinon pour conclure — voici quelques thèmes sur lesquels, à des fins ludiques ou non, quelques « étudiants avancés » pourraient être amenés à réfléchir :

à partir de quelques expressions telles que « être à la page », « être ou ne pas être de son temps » (cf. Landowski bien sûr... mais pas uniquement !), mais aussi de quelques désignations telles que « poncif », « cliché » (lieux communs dépréciatifs renvoyant à une répétition à l’identique), « ringard » (démodé, renvoyant péjorativement à la conservation d’un état ancien), etc., quelles considérations pouvez-vous développer à propos de la permanence et/ou de la transformation du sens ?

2.2. La thématisation

Il reste à aborder le procès de thématisation qui, toujours en toile de fond, est concerné par la constitution en signes de formes retenant l’historicité qui les a conduites à leur état du moment. Ce procès ne fait pas l’objet de négociation ou de stratégie de la part des sujets. Toutefois, en raison de l’évident impact de ses effets dans l’interaction et de sa fonction dans l’élaboration du sens, il a sa place dans une problématique qui s’intéresse à l’imposition du sens, à sa saisie et à la dynamique de mise en signification.

Je ne le gloserai pas davantage mais dirai, à titre d’illustration, que c’est un procès de thématisation qui s’actualise dans la gestion des normes et des cadres communicationnels ; car transformer la norme interactionnelle en norme représentée contribue à produire / créer du sens en construisant des représentations objectivables. De même, accepter ou prendre ses distances par rapport à un cadre communicationnel posé ou imposé, cela contribue à produire du sens en transformant et rendant tangibles les rapports définitoires de l’échange. Il s’agit donc, là aussi, d’une activité de thématisation.

Du fait qu’adossé à l’historicité, ce procès de thématisation introduit la saisie des sens qui se transforment, il s’ensuit qu’il est le moteur du changement même. Et conséquemment, un vecteur essentiel des procès de sémiotisation20.

20 Cf. R. Nicolaï, La construction du sémiotique. Sur les dynamiques langagières et l’activisme des acteurs de la communication, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 21 sq.

2.3. Brève synthèse

Ai-je fait le tour de la question ? Certainement pas. Le tour de mon horizon peut-être : l’imposition du sens, dynamique et changement. Précontraints en toile de fond par les deux référentiels que sont l’historicité et la thématisation, qu’ils soient fondés sur l’interaction où qu’ils se génèrent de l’autosurveillance contextualisée que les sujets s’appliquent à eux-mêmes, les procès de mise en norme et de cadrage communicationnel, tout comme la dynamique du jeu des rôles des acteurs, sont des outils que les sujets mettent en œuvre pour développer leur activité communicationnelle ordinaire dans les espaces ainsi identifiés. Une activité à travers laquelle le sens se pose, s’impose et se transforme continûment ; à travers laquelle ils construisent, mettent en signification et transforment interactionnellement leurs représentations du monde dans lequel ils se définissent, lui donnant sens dans le même mouvement qu’ils se donnent sens à eux-mêmes.

3. La croisée des chemins

Ce tour d’horizon achevé, ce serait une autre bonne idée, à l’écart de l’esprit de chapelle, que de confronter cette approche à une saisie sémiotique déjà modélisée qui a explicitement retenu parmi ses concepts de cadrage la dynamique des sujets. Une saisie qui, corrélativement, suppose de retenir la pertinence du changement comme un vecteur essentiel dans la mise en signification de ce qui se manifeste, qu’il soit constaté ou introduit, attendu ou espéré. Soit donc une saisie qui, à un niveau méta-épistémologique, est en cohérence avec celle que j’ai développée et dont je viens de présenter quelques outils.

 

L’éventail de choix est grand21, et il y a toujours quelque arbitraire à choisir. Sensible à la notion de discontinuité, la saisie socio-sémiotique met « l’accent sur la production des différences et leur renouvellement continu, ressort formel de la mutation constante des systèmes de reconnaissance... »22. L’auteur postule que « ces discontinuités sont autant de manifestations occurrentielles du principe fondateur de toute signification, à savoir le principe de différence ». Il retient que « toute variation, tout changement perçu par rapport à un état de choses servant de référence (...) ou bien fait immédiatement sens, ou bien, en faisant énigme, engage une quête de sens »23.

21 Par exemple, penser à Fontanille, à Lorusso... et à tant d’autres que je n’ai pas lus !


22 E. Landowski, « Interactions (socio)sémiotiques », Actes Sémiotiques, 120, 2017, p. 16.


23 Id., « Pourquoi le changement ? », art. cit., p. 24.

Alors, on se demandera si une approche d’ordre socio-sémiotique, dont on sait qu’elle est fondée sur l’analyse des dynamiques instituantes propres aux quatre régimes « programmation, accident, manipulation et ajustement »24, ne serait pas opportune en abordant par le travers l’analyse que je viens de présenter. C’est-à-dire en appréhendant les possibles de ce qui est susceptible de se passer à l’intérieur de chacun des espaces communicationnels que je viens de décrire, puis dans leur interaction, car il ne s’agit pas d’univers clos : ils ne fonctionnent pas indépendamment les uns des autres. Espaces de transformation dont — il est temps de le préciser — l’articulation relève de ce que j’ai antérieurement introduit sous le chapeau de la dynamique sémiotique25.

24 Id., Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.


25 Je précise que dans dynamique sémiotique, ce n’est pas « sémiotique » qui est le substantif, c’est dynamique !

A suivre ?

Alors, comment conclure ?

Bien sûr... en faisant un pas de côté !

Conclusion

Présentant à l’Académie de Berlin plusieurs aspects importants de sa conception de la parenté des langues, Hugo Schuchardt, ce linguiste méconnu qui avait alors atteint l’âge du recul, fit cette remarque à propos des controverses de son époque sur la parenté généalogique du hittite :

On connaît les paravents plissés qui offrent à celui qui se tient à gauche une tout autre image qu’à celui qui se tient à droite. C’est à cela que me fait penser le combat enflammé autour du hittite : selon F. Hrozný, c’est une langue aryenne avec une coloration caucasienne, selon E. Weidner une langue caucasienne avec une coloration aryenne.26.

26 H. Schuchardt, « Sprachverwandtschaft [La parenté des langues] » (1917), in R. Nicolaï et A. Tabouret-Keller (éds.), Schuchardt, Hugo, Textes théoriques et de réflexion (1885-1925), Limoges, Lambert-Lucas, 2011, p. 157.

Certes, pour nous, la question de la parenté généalogique du hittite n’est pas d’actualité. En revanche, l’image des paravents plissés est, elle, intemporelle. Les croisements actuels de nos questionnements sémiotiques en fournissent l’illustration. Mais on peut — nous pouvons — aussi faire un autre pas de côté, en compagnie du « sujet éprouvant qui, lui, ne calcule pas, ne juge pas [et qui], à strictement parler, ne “veut” même pas »27.

Redisons-le donc, à notre façon28 :.

27 « Interactions (socio)sémiotiques », art. cit., p. 3.


28 Ce qui suit est extrait de R. Nicolaï, Dits, reflets et dialogues, Wattignies, éditions Borromées, 2024.

Il n’y a pas de début.

Il n’y a jamais de début.

Nous prenons toujours le train en marche.

Je participe d’une dynamique.

Tu participes d’une dynamique.

Nous nous accordons.

Nous nous désaccordons.

Nous sommes au cœur d’un tissage continûment redéfini.

Un tissage qui invente et retient une objectivité présentée et représentée.

 

Une objectivité qui résulte d’une subjectivité.

Une subjectivité qui résulte d’une intersubjectivité.

Une intersubjectivité travaillée dans sa froissure.

Saisie par l’historicisation de ses représentations antérieures.

Un tissage ouvré.

Un tissage façonné par ce que je décide de retenir de l’historicité qui me traverse, …

… par ce que tu décides de retenir de l’historicité qui te traverse,

… par ce que je décide de retenir de l’historicité qui te traverse,

… par ce que tu décides de retenir de l’historicité qui me traverse.

— Des glissements de l’avers au revers de ce que j’appréhende. De ce que j’introduis. Un accrochage toujours à construire. Toujours reconstruit. L’historicité de ce qui s’affiche. De ce qui s’établit. Avec toi et sans toi.

 

Références

Borges, Jorge Luis, Pierre Menard, autor del Quijote. Ficcionnes, 1939.

Landowski, Eric, Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

— « Interactions (socio)sémiotiques », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

— « Pourquoi le changement ? », Acta Semiotica, III, 6, 2023.

Nicolaï, Robert, « Catégorisation pratique et dynamique linguistico-langagière », Langage et Société, 35, 1986.

— « Normes, règles et changement. Remarques sur la recatégorisation des représentations », Journal of Pragmatics, 12, 1988.

La construction du sémiotique. Sur les dynamiques langagières et l’activisme des acteurs de la communication, Paris, L’Harmattan, 2011.

— « Je, moi et les autres : des locuteurs aux acteurs dans la dynamique communicationnelle », in M. Dreyfus et J.-M. Prieur (éds.), Hétérogénéité et variation, Paris, Michel Houdiard, 2012.

— « L’improbable parenthèse de la (socio)linguistique », Cahiers de linguistique, 38, 2, 2012.

— « Espace de variabilité, dimension du paraître et dynamique des acteurs », G. Siouffi (éd.), Modes langagières dans l’histoire, Paris, Champion, 2016.

— « Meanderings around the notion of “contact” in reference to languages, their dynamics, and to “WE” », Journal of Language Contact, 10, 3, 2017.

Signifier. Essai sur la mise en signification dans l’espace épistémique et dans l’espace communicationnel ordinaire, Lyon, ENS, 2017.

— « Fonctionnalisme et création de sens. La perspective de la dynamique sémiotique », Travaux du Cercle linguistique de Prague, 8, 2017.

— « Language contact, cognitive circularity and “WE”  », Journal of Language Contact, 11, 1, 2018.

Parcours sémiotiques. Une anthropologie langagière, Paris, L’Harmattan, 2019.

— « Dynamique sémiotique et anthropologie langagière », Signifiance / Signifying, 4, 2019.

— « Dynamique sémiotique et mise en signification. Réflexions sur la rétention d’historicité et l’élaboration de sens », Signata, 5, 2022.

Dits, reflets et dialogues, Wattignies, éditions Borromées, 2024.

— « Sémiotique et linguistique vs dynamique sémiotique », in A. Biglari et J.-M. Klinkenberg (éds.), Sémiotique et linguistique. Paris, L’Harmattan, à par.

— « Overture to semiotic dynamics : meaning creation and the remanence of historicity », in A. Biglari (éd.), Open Semiotics, vol. 5, L’Harmattan, à par.

Schuchardt, Hugo, « Sprachverwandtschaft [La parenté des langues] » (1917), in R. Nicolaï et A. Tabouret-Keller (éds.), Schuchardt, Hugo : Textes théoriques et de réflexion (1885-1925), Limoges, Lambert-Lucas, 2011.

Watzlawick, Paul, Une logique de la communication (1967), trad. Paris, Seuil, 1972.

 

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1 Porteur de sens, faire sens, avoir du sens, créer du sens, produire du sens, mise en signification, faire signifier, etc. Finalement, que de flou dans lequel nager autour de ces désignations !

2 « Pourquoi le changement ? », Acta Semiotica, III, 6, 2023, p. 31. — Ce qui, comme le note l’auteur (p. 24), ne veut pas dire que ce qui signifie se réduit à ce qui change.

3 Mon arrière-plan de référence est plutôt celui de la communication orale, mais l’essentiel de ce qui peut être ici reconnu me paraît tout à fait transposable à d’autres situations d’échange et de communication, à d’autres univers sémiotiques.

4 Je ne ferai ici que reprendre des analyses, des concepts et des propositions que j’ai déjà développés dans le cadre de ce que j’ai appelé la dynamique sémiotique (cf. références en fin d’article). Ceux qui ont déjà croisé cette thématique ne trouveront donc ici rien de nouveau, au mieux quelques ajustements et un autre angle de saisie.

5 Cf. P. Watzlawick, Une logique de la communication, trad. Paris, Seuil, 1972.

6 Ce qui suit est repris, avec quelques modifications, d’un plus ample développement sur ce que j’avais nommé à l’époque le procès de « catégorisation pratique », soit l’activité ordinaire, quotidienne et générale que nous déployons consciemment ou inconsciemment pour classer, analyser et donner sens à nos représentations ; celles qui nous sont imposées a priori et celles que nous élaborons en situation dans l’instanciation de nos pratiques. Cf. R Nicolaï, « Catégorisation pratique et dynamique linguistico-langagière (application à la morphosémantisation et aux constructions normatives) », Langage et Société, 35, 1986. Notons également que, dans ce texte où j’introduisais les deux niveaux de normes (représentée et interactionnelle), je les nommais simplement « norme 1 » et « norme 2 ».

7 M. Barberi et G. Ceralli, dans le cadre de leur mémoire de DEA (1983).

8 Précisons, si besoin était, qu’il n’y a pas que les marqueurs langagiers qui sont susceptibles d’être fonctionnels. Tout ce qui peut faire signe (comportements, attitudes, vêtements, etc.) est susceptible de remplir ce rôle.

9 L’obtention de ce discours dans le contexte hors norme de la situation d’enquête aura demandé qu’Ivana accepte de considérer, ponctuellement, l’enquêtrice comme un membre ordinaire de son groupe relationnel.

10 Cf. R. Nicolaï, La construction du sémiotique. Sur les dynamiques langagières et l’activisme des acteurs de la communication, Paris, L’Harmattan, 2011.

11 Ces considérations ne sont pas nouvelles. L’exemple des « aiguilleurs du ciel » (R. Nicolaï, « Normes, règles et changement. Remarques sur la recatégorisation des représentations », Journal of Pragmatics, 12, 1988), qui illustre ce que j’ai appelé des règles d’adéquation projective (non assignables, bien que nécessaires), met à mal les règles constitutives et normatives de Searle, ce qui conduit pratiquement à bloquer le fonctionnement du système de gestion du trafic aérien : on a là l’exemple d’un conflit adossé à une redéfinition du cadre communicationnel.

12 Remarquons cependant que si, dans la situation d’échange ordinaire, il est normalement attendu que le cadre communicationnel soit socialement partagé, le point-limite d’un cadrage communicationnel qui serait strictement limité à l’individu n’est pas inimaginable et n’est pas exclu par principe : il est simplement dysfonctionnel pour le partage de la communication ordinaire telle qu’elle est habituellement conçue et attendue.

13 En transposant librement la terminologie « interactionnelle », on pourrait dire que si le procès de construction du sens s’effectue par diverses formes d’« ajustements » entre sujets, ces ajustements ont pour condition de possibilité la reconnaissance d’un cadre communicationnel quant à lui « programmé ».

14 Acteurs plutôt conçus dans une acception théâtrale que dans celle proposée dans les travaux sémiotiques.

15 La notion de tissu communautaire introduit une focalisation vers la « texture », la structure et l’organisation des rapports internes, tandis que celle plus classique de communauté linguistique retient plutôt une focalisation vers les marges, le découpage, les frontières. D’où mon choix (cf. La construction du sémiotique, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 78).

16 C’est ainsi que, à travers l’usage, toujours stratégique, qu’ils font des formes qu’ils utilisent, ils les modulent et les marquent activement (consciemment ou inconsciemment) dans leur nature. Ce qui fait sens, crée du sens.

17 Il est intéressant de voir que la fonctionnalité de l’historicité et de sa rétention est également reconnue et conceptualisée dans d’autres domaines. Penser à l’anthropologie avec les techniques du corps de Mauss, à la sociologie avec la conceptualisation de l’habitus par Bourdieu, ou encore à la notion de sémantaxe telle que Manessy l’a développée dans sa réflexion sur les créoles. Pour de plus amples développements, voir R. Nicolaï, « Dynamique sémiotique et mise en signification. Réflexions sur la rétention d’historicité et l’élaboration de sens », Signata, 5, 2022.

18 ‘(...) la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir’. Le narrateur commente : Rédigée au XVIIe siècle par le ‘génie ignorant’ Cervantes, cette énumération est un pur éloge rhétorique de l’histoire. Puis il poursuit : Ménard écrit en revanche : ‘... la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir’. Et il conclut : L’histoire, mère de la vérité ; l’idée est stupéfiante. Ménard, contemporain de William James, ne définit pas l’histoire comme une recherche de la réalité, mais comme son origine. La vérité historique, pour lui, n’est pas ce qui s’est passé ; c’est ce que nous pensons qui s’est passé. Les termes de la fin – « exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir » – sont effrontément pragmatiques.

19 Laquelle, en généralisant, conduit à constater que quand bien même rien n’aura changé dans le monde auquel ils font face, les sujets, eux, auront changé, et le sens de ce qui est donné aura changé « pour eux ». « Théoriser le changement, ce serait aussi (...) chercher à rendre raison de cet aspect vécu », note Landowski (in « Pourquoi le changement ? », art. cit., p. 32).

20 Cf. R. Nicolaï, La construction du sémiotique. Sur les dynamiques langagières et l’activisme des acteurs de la communication, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 21 sq.

21 Par exemple, penser à Fontanille, à Lorusso... et à tant d’autres que je n’ai pas lus !

22 E. Landowski, « Interactions (socio)sémiotiques », Actes Sémiotiques, 120, 2017, p. 16.

23 Id., « Pourquoi le changement ? », art. cit., p. 24.

24 Id., Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

25 Je précise que dans dynamique sémiotique, ce n’est pas « sémiotique » qui est le substantif, c’est dynamique !

26 H. Schuchardt, « Sprachverwandtschaft [La parenté des langues] » (1917), in R. Nicolaï et A. Tabouret-Keller (éds.), Schuchardt, Hugo, Textes théoriques et de réflexion (1885-1925), Limoges, Lambert-Lucas, 2011, p. 157.

27 « Interactions (socio)sémiotiques », art. cit., p. 3.

28 Ce qui suit est extrait de R. Nicolaï, Dits, reflets et dialogues, Wattignies, éditions Borromées, 2024.


Résumé : L’article traite de notre activité et de notre activisme dans le procès d’élaboration et de reconnaissance du sens qui se pose, s’impose et se fait reconnaître tout en se transformant continûment sur la toile de fond de deux référentiels — l’historicité et sa rétention, et l’activité de thématisation — que nous appliquons sur ce qui nous est présenté. Pour cela, l’accent est mis sur trois dynamiques : celle propre à la mise en norme, celle visant à « ajuster » stratégiquement le cadre communicationnel dans lequel nous nous insérons, et celle concernant l’autosurveillance de notre activité interactionnelle. Ce survol vise à montrer que, dans ce procès auquel nous ne pouvons pas ne pas participer, ce qui est stable, ce ne sont pas les représentations objectivées — c’est le changement.


Resumo : O artigo trata da nossa atividade e de nosso ativismo no processo de elaboração e de reconhecimento do sentido que se põe, se impõe e se faz reconhecer, transformando-se continuamente sobre o pano de fondo da historicidade e sua retenção, por um lado, e, por outro, da atividade de tematisação — dois referenciais que aplicamos sobre o que nós é apresentado. Para isso, o acento é posto sobre três dinâmicas : a dinâmica  da normativização, a dinâmica do “ajustar” estrategicamente o quadro comunicacional no qual atuamos, e a que concerne o auto-controle de nossa atividade interacional. No conjunto, intenta-se mostrar que, neste processo, no qual não podemos não participar, o que é estável não são representações objetivadas : é a mudança.


Abstract : The article deals with our activity and activism in the process of elaboration and recognition of the meanings which are manifested, impose themselves and makes themselves recognizable while continuously transforming themselves on the background of historicity (and its retention) and the activity of thematisation that we apply on what is presented to us. The stress bears upon three dynamics : that of normativization, that which aims at strategically “adjusting” the comunicational context, and that which concerns the self-control of our interactional doing. The whole tends to show that in this process (in which we cannot avoid to take part), what is stable is change—and not obectivized representations.


Mots clefs : changement, dynamique sémiotique, historicité, thématisation.


Auteurs cités : Jorge Luis Borges, Eric Landowski, Hugo Schuchardt, Paul Watzlawick.


Plan :

Introduction

1. Les espaces communicationnels

1. La dynamique de la norme

2. La dynamique du cadre

3. Le procès d’autosurveillance

2. Toile de fond

1. L’historicité

2. La thématisation

3. Brève synthèse

3. La croisée des chemins

Conclusion

 

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Recebido em 14/10/2024. / Aceito em 17/12/2024.