Supplément au dossier « Aspects sémiotiques du changement »

Divertissement :
Parménide vs Héraclite, version mp4

Eric Landowski
Paris, CNRS — São Paulo, CPS

 

Publié en ligne le 31 août 2025
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2025n9.73080
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Il verra apparaître, condensé sous la forme de deux vidéos (l’une d’une minute, l’autre de deux), le « parcours de vie » de deux grandes figures particulièrement médiatisées : feu la reine Elisabeth et le pape Léon XIV récemment élu.

Le premier montage remonte le cours de l’histoire en même temps que les âges d’une vie aussi longue que singulière. Non sans un brin d’humour, on nous montre (à des fins publicitaires) une dame qui, de cliché en cliché, devient, ou redevient, de plus en plus jeune mais dont en même temps on voit qu’elle a toujours déjà été ce qu’elle restera jusqu’à son dernier jour : « la reine d’Angleterre », figure d’une permanence transcendant les mutations du temps, à la différence des douze présidents des Etats-Unis qu’elle aura côtoyés et qui, eux, n’ont fait que passer. Le balancement syncopé de l’accompagnement musical accentue le sentiment d’une quasi « éternité ».

Avec l’autre vidéo, le même parcours s’effectue en sens inverse, à partir de l’enfance, en suivant les métamorphoses qui aboutiront à la figure actuelle du pape nouvellement élu. Un habile truquage permet de superposer à une série de changements de décors et de costumes l’expression de bout en bout presque identique d’un même visage, un même sourire, une même concentration d’esprit. C’est que dès le départ, ou pour le moins dès son adolescence, ce jeune homme avait au fond toujours déjà été le pape qu’il allait devenir. Et ici de nouveau l’accompagnement harmonique et rythmique, bien qu’à notre sens nettement moins entraînant que le précédent, semble marquer une sorte de transcendance par rapport à l’écoulement du temps.

Un corps qui rajeunit ou, dans l’autre sens, une physionomie qui mûrit : on a là deux manières symétriques de chanter la permanence de l’être sous la surface d’un paraître qui se transforme au fil des ans. Parcourir le temps à reculons permet de montrer, rétrospectivement, que l’essentiel, à savoir l’identité de la reine, l’énigmatique alliance de présence et de distance qui caractérisent sa noble prestance (son « hexis » de reine), a perduré par delà tous les changements. Inversement, dans le second cas, partir du point d’origine permet de suggérer qu’au fond l’essentiel, là aussi — la vocation papale du nouveau souverain pontife — était déjà, prospectivement, présent dès le départ.

Certes, l’idée d’identités qui, aurait dit Paul Ricœur, se « maintiennent » ainsi, par delà toutes les transformations du contexte et en dépit de relatifs changements de surface n’a rien de nouveau. C’est même (depuis Parménide !) un lieu commun, une banalité : en son essence, l’être est par définition immuable. Et pourtant, une telle permanence est présentée dans ces deux montages non pas comme allant de soi mais comme digne d’attention et même d’admiration. De la part de la reine, le fait d’avoir si longtemps régné est implicitement présenté comme un tour de force personnel : seules les « piles Duracell » sont censées en être également capables ! Sa longévité prend la valeur d’un exploit face à la précarité des choses de ce monde. De même de la traçabilité de la vocation papale que le second film attribue à l’actuel successeur de saint Pierre. Car avoir été en puissance, dès l’adolescence, ce qu’on était appelé à devenir un jour si lointain n’est qu’une autre manière d’affirmer une extraordinaire constance, un avoir toujours déjà été qui transcende le principe commun d’une nécessaire évolution au fil du temps.

Le topic commun de ces deux petits films consiste en somme à nous montrer que ce que ces deux figures d’exception ont d’exceptionnel, c’est avant tout leur exceptionnelle aptitude à persévérer dans l’être, à durer, que ce soit à partir d’un état passé, maintenu jusqu’à la fin, ou en anticipant un état à venir, affirmé dès le départ. Pourquoi ce choix, sinon parce que l’idée opposée, celle de l’impermanence (héraclitéenne) de toutes choses est bien, dans notre « culture post-moderne », la règle ?

 

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