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Rétrospective
A propos d’un classique ignoré Guido Ferraro
Publié en ligne le 31 août 2025
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Voilà bien longtemps qu’il m’arrive de repenser à ce livre dirigé par Greimas et Landowski, publié chez Hachette en 1979 sous le titre d’Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales. Je le considère comme injustement oublié et digne d’une relecture selon les perspectives actuelles. Y revenir est pour moi l’occasion de faire le point sur un certain nombre de problèmes théoriques à l’ordre du jour. En premier lieu, cet ouvrage donne l’exemple d’une forme réussie d’entreprise collective. Voilà un groupe de chercheurs qui, partageant dans une large mesure les mêmes objectifs et les mêmes outils d’analyse, se sont courageusement aventurés sur un terrain jusqu’alors inexploré. Les douze contributeurs examinent tour à tour autant de textes qui se présentent comme des essais touchant des domaines très divers : études d’anthropologie et de sociologie, de philosophie et de religion, de critique d’art et d’analyse littéraire1. |
1 On trouvera en annexe la liste des contributions qui suivent l’Avant-propos et l’Introduction cosignées par les deux organisateurs. |
Voici l’idée générale du volume, telle que résumée à la première page de l’Introduction : En abordant l’étude de discours à vocation scientifique — fût-ce dans le domaine des sciences sociales — nous franchissons une étape importante du parcours qui, à partir des formes relativement simples, et en tout cas figuratives, de l’ethno-littérature, a conduit les sémioticiens à s’intéresser, de proche en proche, à des organisations signifiantes comportant un degré croissant de complexité et d’abstraction.2 |
2 Les lecteurs italophones trouveront dans le présent numéro une toute récente traduction, par Gian- |
Ce livre représente à mes yeux un moment décisif dans le parcours de constitution de la sémiotique comme regard unitaire sur les faits humains et sur toute forme de textualisation. S’ouvrant ici à des textes plus complexes et plus abstraits que ce n’était le cas jusqu’alors, la discipline teste la validité générale d’instruments forgés et éprouvés dans un domaine bien plus spécifique, principalement celui de l’ethnolittérature. Je ne vais entreprendre ni une lecture détaillée de cet ouvrage ni une célébration en clef historique. Il s’agit plutôt d’examiner comment l’expérience de nouveaux domaines d’application peut faire évoluer positivement notre discipline. Plus généralement, ce livre contient beaucoup d’indications encore précieuses aujourd’hui, bien qu’elles n’aient été reprises que très partiellement dans les études ultérieures — ce qui d’ailleurs me conduit aussi à un autre ordre de questions : pourquoi la sémiotique s’est-elle montrée trop souvent incapable de donner sa juste valeur à ses propres productions, à son propre patrimoine d’idées et d’écrits ? Pourquoi a-t-elle éprouvé tant de difficulté à élaborer, pour elle-même, un savoir à caractère effectivement cumulatif ? Pourquoi n’a-t-elle su que si mal consolider ses propres avancées ? Pourquoi avoir sélectionné certains textes en en oubliant d’autres, avoir si souvent privilégié certaines lignes d’approfondissement en en négligeant d’autres, non moins importantes ? J’espère en tout cas arriver à montrer l’utilité de revenir sur certains textes injustement oubliés, en les réévaluant à la lumière des centres d’intérêt actuels. Et si le fait d’évoquer ce livre pouvait encourager la volonté de mener de nouveau aujourd’hui de tels projets de recherche collective, éventuellement sur des thèmes proches de ceux dont traite ce livre, ce serait aussi un très bon résultat. Bien que chacun des auteurs ici réunis ait choisi, comme il est naturel, des modalités en partie propres, le fait que beaucoup des concepts et des problématiques clefs y soient communs me permet de faire surtout référence, dans ce qui suit, à un des chapitres, celui de Greimas, placé en ouverture : « Des accidents dans les sciences dites humaines. Analyse d’un texte de Georges Dumézil » (pp. 28-60). Je commencerai par ce que ce chapitre nous dit à propos de la question la plus évidente, celle concernant la possibilité d’appliquer les modèles et les notions de la théorie du récit à des textes qui, dans leur principe, ne se présentent pas a priori comme à proprement parler « narratifs ». Le livre, en bref, répond que oui, cela est possible, justifié et utile — mais il ne s’agit pas d’une réponse si simple. Nous sommes confrontés à des formes de narration qui, de fait, sont différentes de celles qui nous sont habituelles. Cela nous amène d’emblée à nous interroger sur ce qu’est précisément l’essence de la « narrativité », et, à partir de là, à nous demander si les constructions narratives ne cachent pas quelque chose de plus profond et de moins défini — quelque chose qui se situerait au cœur de certains processus fondamentaux, d’ordre à la fois sémiotique et cognitif. On peut tout d’abord remarquer que, dans son essai, Greimas souligne plusieurs fois l’importance décisive de la structure question /réponse — ou, mieux sans doute, problème / solution — structure qui nous paraît à première vue d’une extrême simplicité mais qui présente bien des aspects complexes et intrigants. L’auteur du texte analysé, Georges Dumézil, part en effet d’un problème, qui est le suivant : il y a quelque chose que nous n’avons pas encore compris, un manque de savoir auquel il faut chercher à remédier. Ainsi donc, observe Greimas, le savoir est posé comme l’Objet de valeur placé au centre d’une « aventure cognitive », et nous comprenons que c’est justement cette « aventure » qui donne au texte son caractère, de fait, immédiatement narratif. La transformation qui consiste à inverser une position initiale de « non-savoir » en un savoir acquis nous semble en effet correspondre exactement au passage classique du Manque, conçu comme disjonction initiale de l’objet de valeur, à son acquisition finale. Bien qu’il s’agisse d’un « essai », le texte de Dumézil peut de ce point de vue être considéré comme reposant sur une organisation narrative, même si elle diffère de celle qui nous est habituelle. Greimas souligne que cette structure proprement narrative, qui va du non-savoir au savoir en suivant la dimension syntagmatique du récit, vaut aussi comme structure rhétorique. Parler de relations entre les dimensions narrative et rhétorique n’est certes pas entièrement nouveau mais l’analyse menée par Greimas conduit à des réflexions plus avancées. En fait, ce n’est pas seulement de manière occasionnelle qu’on rencontre une structuration narrative au cœur de textes qui se présentent comme des essais. Au contraire, il nous semble qu’il s’agit là d’un principe de structuration à la fois usuel et fondamental. Il est clair que la formule à renversement — contenu inversé / contenu posé —, en elle-même typique du récit, peut être vue en termes de relation rhétorique question / réponse. Tout cela nous amène à nous demander si la disposition narrative n’est pas en elle-même, fondamentalement et en premier lieu, une modalité argumentative, et ceci non pas seulement dans le sens limité et superficiel conçu par les anciens chercheurs en rhétorique. |
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Dans cette perspective, un texte narratif pose à son début typiquement un problème. Par exemple, j’ai eu naguère l’occasion de mettre en avant la présence d’une organisation proprement argumentative à propos des Deux Amis de Maupassant3. Ce récit pose effectivement le problème suivant : est-il possible de vivre dans un univers purement subjectif, centré sur son propre vouloir ? ou bien faut-il reconnaître qu’on appartient toujours à une entité plus grande que nous, envers laquelle on a forcément des devoirs ? Un récit apparaît en somme, de ce point de vue — ni plus ni moins qu’un essai — comme une manière de raisonner sur l’ordre des choses, sur les rapports entre les valeurs, sur les logiques du comportement. Autrement dit, la forme narrative n’est-elle pas précisément une forme (parmi d’autres) d’argumentation ? |
3 Cf. G. Ferraro, « Du début à la fin. Aventures du sens et de l’écriture dans les textes narratifs », Actes Sémiotiques, 123, 2020. |
Certains répondront que oui, et que c’est au fond ce que nous avons toujours su. Mais pour d’autres, plutôt que comme un constat, ceci apparaîtra comme une hypothèse, assez complexe, qui ne pourrait être pleinement établie qu’à partir d’une étude effective de textes non immédiatement narratifs. Tel a précisément été le projet du livre dont nous sommes en train de parler. L’expression même « poser un problème » nous amène à la dimension thématique du texte. En réfléchissant sur la structure question /réponse relevée dans le texte de Dumézil, Greimas remarque que le but de la question est de préciser quel est l’objet du savoir recherché ; autrement dit, la question définit le « topique » du texte. Bien que ce terme revête une acception spécifique dans la théorie de Greimas, il est difficile de ne pas le rapprocher du terme anglais topic, qui de son côté a une place centrale dans les études de pragmatique discursive. Mettre en parallèle le concept de « topic » (ou « thème »), celui de « problème à résoudre », et celui de « contenu inversé », ouvre à mon sens des perspectives prometteuses4. |
4 Voir sur ce point G. Ferraro, Semiotica 3.0, Rome, Aracne, 2019, chap. II. |
Mais si en ce point il semble logique de se demander quelles sont alors les différences entre le texte narratif classique et un texte argumentatif scientifique, la réponse immédiate, avancée par plusieurs essais contenus dans ce livre, est que les textes narratifs auxquels nous pensons habituellement ont un caractère « figuratif ». En ouverture de sa contribution, Greimas précise cependant (précision à mon avis importante) qu’il s’agit en l’occurrence d’étudier des discours non figuratifs... ou qui semblent tels— ce qui revient à dire que la dimension figurative n’est pas véritablement exclue des textes scientifiques. Heureusement, dans ce cas comme dans d’autres où il se consacre à des analyses textuelles concrètes, Greimas précise les termes de la question en employant le concept classique de « signe », et donc la corrélation entre signifiant et signifié. Dans un texte narratif typique, nous savons que le plan sémantique sous-jacent est projeté en éléments concrets, d’ordre justement figuratif, que Greimas (avec quelques forçages par rapport aux conceptions de Saussure) fait correspondre à la notion de signifiant. Mais qu’en est-il dans le cas présent ? Le fait que nous ayons affaire, avec Dumézil, à une analyse de systèmes religieux nécessite l’intervention du même type d’instruments théoriques : les différentes figures divines valent ici comme signes, définis par la corrélation entre leurs caractères figuratifs (sur le plan du signifiant) et leurs traits sémantiques. En ce sens aussi, nous voyons donc s’estomper la distance entre les textes traditionnellement considérés comme des récits et les textes argumentatifs ou scientifiques. Qu’il s’agisse ou non de composants spécifiquement « figuratifs », nous sommes face, dans les deux domaines, à une scène proprement sémiotique où des acteurs clefs se présentent comme porteurs de certaines valeurs de sens bien définies. Ici intervient un autre aspect qui me semble aussi de grand intérêt et que je voudrais donc souligner. Plusieurs chapitres du livre parlent d’une composante « référentielle », en ce sens qu’on repère dans chacun des textes étudiés des références à d’autres textes, qu’il s’agisse de ceux d’autres auteurs ou, parfois, de textes antérieurs du même auteur. Joseph Courtés élabore à ce sujet la distinction entre un « référentiel expérimental » qui renvoie à des données de départ (comme dans le cas d’observations ethnographiques), et un « référentiel discursif », lorsque référence est faite à d’autres textes scientifiques, à leur tour distingués en hétéro-références et auto-références (p. 69). Les distinctions proposées par Sorin Alexandrescu dans le cadre d’une critique littéraire conçue comme métadiscours sont encore plus articulées (pp. 211-215). Sensiblement différente est la position de Geninasca, qui préfère parler d’un programme cognitif intégrant dans le discours nouveau les savoirs antérieurs (p. 81). Et nous pouvons également y rattacher la réflexion de Pierre Geoltrain (p. 172), pour qui l’inclusion de références au discours d’autres auteurs n’a jamais la nature d’une présentation neutre. Enfin, une perspective complémentaire nous vient d’Eric Landowski, qui attribue à l’emploi de certaines références, surtout littéraires, la finalité de proposer une sorte de « vraisemblable culturel ». En revenant maintenant à l’exemple du texte analysé par Greimas, nous voyons que Dumézil fait allusion à des études d’autres chercheurs mais parle surtout d’un échec intellectuel rencontré par lui-même précédemment. Le chercheur se dédouble donc alors en deux sujets, l’un placé au temps présent, en train de conduire l’enquête actuelle, l’autre situé dans le passé en tant qu’auteur de ces études antérieures où il avait tenté d’aboutir à certaines conclusions à partir d’hypothèses qui lui avaient paru probables mais qui, en raison de certaines « difficultés insurmontables », n’ont pas pu aboutir. Il s’agit là d’un dispositif important qui unit textes narratifs et textes argumentatifs : le topic — la question que le texte pose au départ — correspond non seulement à l’absence de savoir ou à la négation du savoir qui sera obtenu à la fin, mais aussi au savoir antérieur, à l’état, par définition insuffisant, du savoir qui était disponible en amont de la recherche. Dire qu’une « aventure cognitive » part d’un manque de savoir signifie non pas qu’on part d’un degré zéro de connaissances mais d’un ensemble de connaissances imparfaites, insatisfaisantes, non claires, peut-être en partie contradictoires ou insuffisamment fondées — ce que le chercheur aura le devoir de clarifier, redéfinir, dépasser, peut-être littéralement renverser. Dans le modèle narratif plus complexe que nous voyons se former sous nos yeux, pour définir le schéma narratif d’une aventure cognitive, la « question » de départ devient aussi une interrogation sur la pensée des autres, une prise de distance par rapport à ce qui était déjà connu, une forme de débrayage, à la fois énonciatif et cognitif. Le récit de l’enquête scientifique consiste par conséquent aussi en une série complexe d’étapes qui modulent la « distance fiduciaire » (p. 44) qu’on prend par rapport aux paroles des autres, allant graduellement de la pleine adhésion au refus total. Mais la composition entre logiques argumentatives et structuration narrative nous conduit dans d’autres directions encore, même si elles ne sont pas évidentes. Par exemple, combien d’entre nous ont-ils réfléchi à la possibilité de superposition entre la position actantielle de l’Anti-sujet, par définition établie en négatif, et la construction inversée de la partie initiale du récit ? En considérant la chose dans les termes d’une connexion entre plan argumentatif et organisation narrative, on peut faire ressortir une convergence (d’ordre négatif) entre les dimensions cognitive (arguments opposés à ceux qui sont soutenus par l’auteur), énonciative (sont inclues des références à des textes d’autrui) et aussi actantielle puisque, comme le souligne Greimas, certains des fragments auxquels on fait allusion par référence agissent comme adjuvants, et d’autres au contraire comme opposants. Autre piste de réflexion présente aussi bien dans l’essai de Greimas que dans d’autres contributions, celle, proposée dès l’Introduction, consistant à faire la distinction entre le « parcours de la découverte » et le « parcours de la recherche » (voir en particulier la distinction en trois composantes proposée par Joseph Courtés, p. 69). Le développement du parcours de découverte personnel conduit par un chercheur individuel requiert que ce parcours soit validé en l’intégrant dans une dimension collective de recherche sociale. Coquet, en particulier, parle d’un sujet épistémique correspondant à un chercheur individuel qui agit seul mais doit ensuite amener la communauté des savants à enregistrer la transformation du savoir qui a été produite ; l’aventure individuelle se transforme ainsi en aventure collective (p. 142). L’Introduction du livre se fermait d’ailleurs précisément sur des réflexions, à mon sens de grande importance, à propos du fait que la recherche scientifique ne doit pas être considérée seulement comme instance productrice de savoir (p. 27) : il ne s’agit pas d’un pur savoir— quelque chose, dirons-nous, de purement objectif, impersonnel et intemporel — car ce qui se présente, au sens strict, comme un parcours cognitif s’inscrit en fait dans un programme idéologique de nature historique et sociale. Coquet souligne que dans le domaine de la recherche scientifique, l’action individuelle se déplace typiquement dans le sens du dépassement d’un savoir précédemment consolidé, un savoir qu’on peut dire visqueux, en ce sens qu’il nécessite un effort pour réaliser une mutation des idées antérieures. L’individu transforme donc le savoir collectif, en niant un savoir précédemment consolidé, pour en faire un savoir nouveau, actuel et nôtre. L’ensemble de ces réflexions nous conduit vers une perspective selon laquelle le caractère narratif n’est pas propre seulement au discours visant à présenter les résultats d’une recherche : le savoir scientifique possède peut-être en tant que tel une nature constitutionnellement narrative : c’est à tort que nous le pensons comme un ensemble (statique) d’informations, alors qu’il s’agit plutôt d’un processus (dynamique) qui bouleverse continuellement un état cognitif acquis pour aller vers un autre, impliquant une série de conflits, de pertes et de reconstitutions d’équilibres. La constitution narrative n’intervient pas au moment où une recherche (scientifique, philosophique, critique...) fait l’objet d’un exposé final présentant ses « résultats » mais au moment même où la recherche se déroule, donc au moment où une expérience empirique, une manière de voir, une pensée organisée, sont en train de prendre forme. 3. Un autre genre d’architectures narratives Nous en arrivons au point à nos yeux essentiel. Revenons à la question clef : était-il donc si facile de conclure, comme le font les auteurs de cet ensemble de recherches, que les modèles narratifs qui, à cette époque, venaient d’être élaborés, pouvaient être repris sans problème dans l’application à des textes apparemment d’une toute autre nature ? La réponse, comme je l’ai déjà remarqué, n’est pas simple. D’une part, aucun des auteurs n’émet le moindre doute sur l’idée que la narrativité trouve sa place dans les textes à analyser et qu’elle obéit aux modes et aux formes déjà connus en la matière. On peut certes reconnaître par exemple, comme le fait Landowski, un parcours d’acquisition de compétences et plus précisément la présence successive de modes virtualisants et actualisants dans la recherche du savoir (p. 112) ; de même, on peut retrouver, comme le fait Geninasca, les fameuses trois épreuves, qualifiante, principale et glorifiante, en l’espèce référées à l’acquisition du savoir (p. 99) ; et ainsi de suite. Cependant, cette analogie étroite avec le modèle narratif dérivé de Propp, bien qu’à l’époque elle ait pu être considérée comme un résultat notable, constitue en fait, à nos yeux, l’aspect le plus banal et le plus superficiel de toute cette entreprise. Plus intéressant est à mon sens le fait que cette enquête conduit à mettre en lumière des aspects spécifiques qui autorisent sans doute des mises en parallèle avec certaines notions valables pour d’autres architectures narratives mais qui ne peuvent ni y être assimilés ni y être réduits. Les périls sont nombreux : les partisans de l’analogie à tout prix peuvent facilement confondre, par exemple, le « faire informatif » dont il est question dans ces essais avec la fonction proppienne de la Médiation — fonction effectivement « informative » puisque c’est elle qui signale le Manque (ou le Méfait). Mais il s’agit en fait de tout autre chose. Pire, un des contributeurs soutient qu’on peut utiliser pour ces textes la fonction d’« enquête » correspondant à l’Interrogation rusée (de l’Antagoniste vis-à-vis de la Victime). Ce sont là des forçages manifestes qui démontrent (à leur corps défendant) que de nombreux textes narratifs ne peuvent pas être analysés en termes de fonctions propres au schéma du conte de fée. Surtout, il apparaît inapproprié d’assimiler le Savoir dont traitent les textes ici analysés au type, bien différent, de « savoir » qui, avec le vouloir, le pouvoir, etc., vient modaliser le sujet dans le modèle classique : alors qu’il s’agissait chez Propp d’un savoir-faire de nature utilitaire, il s’agit ici d’un objet de valeur finale. Les discours-objets du présent volume utilisent des outils de construction qui leur sont propres, parmi lesquels certains se révéleront particulièrement intéressants, comme c’est le cas du faire taxinomique ou du faire comparatif dont parle, entre autres, Greimas (p. 38). Soulignons également que de nombreux contributeurs consacrent une attention particulière à la modulation narrative du rapport entre un paraître de nature fondamentalement illusoire et un être, objet du savoir « authentique » qui sera atteint à la fin du parcours. Le mécanisme de la découverte s’avère fondamental, y compris entendu comme produit d’une révélation. Pourtant, ici aussi les risques d’homologation indue sont tout proches : certes, déjà dans le modèle dérivé de Propp il y avait des révélations ainsi qu’un jeu de l’être et du paraître mais on ne saurait ignorer les différences fonctionnelles qui séparent les deux approches : dans le conte de fées, il s’agit d’établir l’identité du Sujet par le jugement du Destinateur, alors qu’ici c’est une toute autre question, qui concerne l’Objet de valeur et l’état de choses qui est en arrière-plan. Notons aussi que dans les discours qui nous occupent, l’autorité sociale agit souvent comme Anti-sujet (cf. p. 39). En un mot, même si certains éléments se retrouvent d’un type de récits à l’autre, la manière dont ils interviennent pour construire des modèles d’architectures narratives diffère entièrement. Considérons la structure élémentaire de ces deux formes de récit : dans le cas classique, formalisé par le schéma canonique, nous avons un sujet qui exerce sur l’état de choses un faire transformationnel afin de changer sa propre place dans le système social. Dans le cas présent, par contre, à cette histoire personnelle se superpose une autre logique, une logique qui met au centre un sujet épistémique et son effort pour élaborer un savoir mieux adapté à l’état de choses. Il ne s’agit pas de transformer le monde, mais d’en transformer la représentation. Il est par conséquent inutile de recourir à un modèle qui servait à raconter un tout autre genre d’histoires. Nous avons ici les éléments (bien que dispersés, à peine esquissés, certainement incomplets) qui conduisent, qui obligent même à concevoir un autre schéma de base, valable pour une autre classe de textes, à savoir ceux que j’ai proposé de distinguer comme des architectures de « classe Gamma », par opposition aux architectures de « classe Alpha » qui font référence au modèle canonique dérivé des études de Propp et à ceux de « classe Beta », qui, de leur côté, explorent des structurations alternatives du réel (comme c’est le cas des mythologies étudiés par Lévi-Strauss, ou de certaines œuvres de science fiction)5. |
5 A propos des architectures de classe Gamma, cf. G. Ferraro, « L’accidente e il sistema. Forme di narrazione dell’epidemia », Acta Semiotica, I, 1, 2021 ; id., Sémiotique 3.0, op. cit., pp. 112-137. |
La sémiotique a aujourd’hui une vision plus large de la variété et de la complexité des faits narratifs. Ayant pour ma part consacré à ces questions une partie importante de mon travail, je dois avouer qu’en relisant maintenant ce livre je me demande si la proposition que j’ai élaborée relativement à ce que j’appelle les « architectures narratives de la classe Gamma » ne doit pas beaucoup plus que ce que je pouvais penser aux indications contenues dans les pages de ce livre — indications qui étaient probablement restées à demi oubliées au fond de ma pensée. Comme ce volume l’atteste, je crois qu’on peut en effet distinguer un ensemble — une classe — d’architectures narratives centrées spécifiquement sur une forme de recherche de la vérité. Ce sont des histoires d’un autre caractère que celles qui nous sont sans doute les plus familières, bien qu’elles ne soient pas nécessairement d’un très haut niveau culturel. Bien que le roman policier en constitue l’expression de fait la plus répandue, je voudrais souligner que parmi les exemples que j’ai choisis pour construire ce modèle, il y a aussi un film raffiné comme Blow up de Michelangelo Antonioni et un roman encore plus raffiné, le Comment c’est de Samuel Beckett. Ces récits utilisent des dispositifs de construction différents de ceux qui son typiques des histoires qui suivent le modèle canonique. Par exemple, la construction qui joue sur l’inclusion de programmes narratifs virtuels, souvent multiples et alternatifs, y est fréquente — ce que, justement, nous trouvons déjà proposé dans le présent volume : voir entre autres les réflexions de Greimas sur le rôle des « hypothèses de travail » (pp. 56-57). Y est également commun le mécanisme qui conduit l’histoire à travers le jeu conflictuel d’insertions énonciatives que nous avons déjà abordé. Et beaucoup de ces œuvres posent le problème même du statut de la « vérité » et des conditions de connaissance du monde — thèmes déjà présents, justement, dans ce livre de 1979. A ce propos, le chapitre de Greimas ainsi que plusieurs autres laissent transparaître en filigrane une perspective sur laquelle il serait encore utile aujourd’hui de travailler (voir par exemple les remarques de Landowski sur le rapport entre apparence, être et identité profonde, pp. 114-15) : l’étude sémiotique des textes scientifiques pose le problème, non pas philosophique mais proprement sémiotique, des façons dont un discours, en proposant une représentation d’un certain état de choses, revendique son statut d’authenticité et une certaine capacité de correspondance avec le monde (ce qui est tout à fait différent de ce que nous pensons comme « effet de réalité » littéraire). En effet, les plus intéressants parmi les textes narratifs appartenant à la « classe Gamma » ne se limitent pas à dire qu’à un moment donné un Sujet parvient à la « vérité » mais racontent avant tout, et focalisent, le parcours qui conduit le Sujet au savoir, faisant ainsi apparaître la connaissance non pas comme un ensemble de contenus mais comme un processus, et un processus de nature éminemment narrative. En somme, ce qui, dans cette recherche fascinante datant de 1979, est le plus intéressant n’est pas le fait qu’« ici aussi sont valables les outils de l’analyse du récit » mais le fait qu’une connexion profonde et essentielle apparaît entre forme narrative et recherche scientifique. Cela ne fait que confirmer l’idée que la forme narrative n’est pas une manière particulière d’organiser des discours mais que c’est bel et bien la façon fondamentale dont les êtres humains interprètent leur expérience. En d’autres termes, il s’agit de notre système primaire de modélisation. Alors que ce qui semblait le plus important à l’époque était de retrouver les mêmes modèles dans de nouveaux domaines, aujourd’hui il nous semble beaucoup plus intéressant de voir comment l’élargissement de la sémiotique à de nouveaux domaines conduit au contraire à découvrir des phénomènes et des modèles d’architecture textuelle nouveaux, tout en restant cohérents avec ces principes théoriques de base qui se trouvent ainsi, en même temps, confirmés et enrichis. A l’époque — les plus âgés s’en souviendront —, on identifiait presque sémiotique et théorie du récit. Certes, cette vision trop simplificatrice est aujourd’hui dépassée. Mais il n’en reste pas moins quelque chose de non résolu dans l’idée que, pour des raisons apparemment jamais bien expliquées, le genre explicitement narratif, le « récit », a apporté une contribution exceptionnellement décisive à la formation du noyau théorique de la discipline. A cet égard, les études que rassemble ce livre nous viennent en aide : elles nous suggèrent que la forme narrative constitue la manière fondamentale dont nous connaissons le monde, que c’est elle qui structure la relation entre nous et notre savoir. A nous, maintenant, de faire avancer ce genre de réflexion. |
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______________ 1 On trouvera en annexe la liste des contributions qui suivent l’Avant-propos et l’Introduction cosignées par les deux organisateurs. 2 Les lecteurs italophones trouveront dans le présent numéro une toute récente traduction, par Gianfranco Marrone, de cette Introduction. (NdlR) 3 Cf. G. Ferraro, « Du début à la fin. Aventures du sens et de l’écriture dans les textes narratifs », Actes Sémiotiques, 123, 2020. 4 Voir sur ce point G. Ferraro, Semiotica 3.0, Rome, Aracne, 2019, chap. II. 5 A propos des architectures de classe Gamma, cf. G. Ferraro, « L’accidente e il sistema. Forme di narrazione dell’epidemia », Acta Semiotica, I, 1, 2021 ; id., Sémiotique 3.0, op. cit., pp. 112-137. Résumé : L’Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales de Greimas et Landowski, volume collectif publié il y a presque cinquante ans, est un livre injustement oublié. Il offre pourtant des réflexions d’un très grand intérêt pour aujourd’hui. Parmi elles, nous retenons surtout celles qui concernent le rapport entre dimension narrative et argumentation, l’omniprésence (qui ne va nullement de soi) de l’organisation narrative, la possibilité de distinguer des modèles d’architectures narratives non rattachables aux schémas classiques. Et surtout, cette relecture nous conduit à nous demander en quel sens et dans quelle mesure la forme narrative définit notre manière fondamentale de connaître le monde. Resumo : A Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales de Greimas e Landowski (trad. port., São Paulo, Global Editora, 1986, 288 p.), volume coletivo publicado há quase cinquenta anos, é um libro injustamente esquecido que, no intanto, oferece reflexões de grande interesse para hoje. Entre elas, retemos antes do mais as que concernem a relação entre dimensão narrativa e argumentação, a onipresença (que nada tem de óbvio) da organisação narrativa, a possibilidade de distinguir modelos de arquitetura narrativa distintos dos esquemas clássicos. E sobretudo, essa releitura nos leva à questão de saber em que medida a forma narrativa define nossa maneira fundamental de conhecer o mundo. Abstract : The Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales, collective volume published by Greimas and Landowski almost fifty years ago is an unjustly forgotten book. It offers indeed a lot of relevant reflexions for today. We underline those which concern the relationship between the narrative dimension and argumentation, the omnipresence (not in the least obvious) of the narrative organisation, the possibility of distinguishing models of narrative architecture non-conform to the classical schemas. And above all, this rereading leads us to asking ourselves in what measure the narrative form defines our fundamental manner of knowing the world. Riassunto : Un libro pubblicato quarantasei anni fa e ingiustamente dimenticato, l’Introduction à l’analyse du discours en sciences sociales di Greimas e Landowski, ci offre riflessioni di grande interesse attuale. Tra i temi che vengono in evidenza, c’è il rapporto tra dimensione narrativa e argomentativa, l’onnipresenza tutt’altro che ovvia dell’organizzazione narrativa, la possibilità di distinguere modelli di architetture narrative non riconducibili agli schemi classici. Soprattutto, ci possiamo chiedere se non sia proprio la forma narrativa a definire il nostro modo fondamentale di conoscere il mondo. Mots clefs : architectures narratives, argumentation, connaissance scientifique, narrativité. Plan : |
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Recebido em 18/04/2025. / Aceito em 15/06/2025. |