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Débat : Actualité sémiotique de l’actualité ?
Suivre l’actualité, pourquoi ? Eric Landowski
Publié en ligne le 31 décembre 2024
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Chaque chose en son temps, disait-on autrefois. De bonne heure, avant le travail, Monsieur Tout-le-Monde, et quelquefois Madame, écoutaient brièvement le bulletin d’information matinal. Ensuite, durant la journée, chacun vaquait à ses occupations. Et le soir venu, pour se mettre vraiment au courant des nouvelles du vaste monde, on allumait de nouveau la TSF (la radio) : c’était le moment attendu du « journal parlé » au grand complet. Ou bien, quand la télévision eut fait son apparition, une fois la journée terminée, on s’installait devant le poste pour le rituel du « journal de 20 heures », souvent à table et en famille. Et ceux qui préféraient faire bande à part se plongaient dans la lecture de leur quotidien du soir. Mais tout cela date d’avant le déluge. Aujourd’hui, le temps de s’informer n’est plus un temps de vacance après le labeur. C’est au long de la journée entière, tout en faisant ce qu’on a à faire, qu’on se tient informé en regardant de temps à autre son portable. Au lieu d’apprendre après coup ce qui a pu arriver depuis la veille ici ou là, on suit sur le moment même ce qui est en train de se passer aux quatre coins du monde. Et par la même occasion, on jette un coup d’œil sur ce que les « amis » ont posté de neuf sur les réseaux sociaux. Autant de manières d’aller en permanence aux nouvelles. On vit donc simultanément au moins deux vies : non seulement la sienne, celle de ses proches ainsi que d’amis et connaissances « virtuels », mais aussi celle d’inconnus ou de célébrités qu’on est invité à suivre, à entendre et à voir en continu, par écrans interposés. Ce sont là comme deux dimensions d’un même présent qui se dédouble. En français, chacune a son nom. Le présent vécu entre soi, le train-train des affaires courantes parmi les siens ou avec les collègues, à la maison, au travail, dans son quartier, tout ce qui nous occupe au jour le jour, on l’appelle le quotidien. Et ce qui pendant ce temps-là a lieu ailleurs, ce qui se passe comme événements ou ce qui se pose comme problèmes loin de chez soi mais dont on a connaissance grâce aux médias, c’est ce qu’on appelle l’actualité. Rendre compte sémiotiquement de ces deux dimensions du présent ne devrait pas soulever de trop grandes difficultés pour qui se contenterait de les envisager séparément (quitte à en préciser les définitions, comme nous le ferons ci-après au fur et à mesure). L’analyse du quotidien relève de la sémiotique des pratiques. Celle des micro-récits composant « l’actualité » ressortit à l’analyse du discours narratif. Ces exercices nous sont familiers l’un et l’autre. Mais ce qui va principalement nous intéresser ici est d’un autre ordre : ce sont les relations qui se tissent, en termes de signification, entre le présent rapporté de l’actualité et le présent vécu du quotidien. Que ces deux présents soient étroitement imbriqués ne fait aucun doute. Non seulement ce qui est communément considéré comme d’actualité n’est souvent rien d’autre que le quotidien de quelques-uns, circonstanciellement focalisé par les médias, mais surtout la pratique consistant à suivre l’actualité — à aller aux nouvelles en se branchant incessamment sur un canal d’information — fait désormais partie des routines du quotidien. Si cette pratique est devenue une habitude des plus compulsives chez tant de nos contemporains, c’est, il faut le supposer, parce que suivre l’actualité a pour eux, dans le cadre même de leur quotidien, une raison d’être, un sens. Lequel ? Nous ne pouvons pas nous contenter, à titre de réponse, de ce qui, a priori, sémiotiquement parlant, apparaît comme le présupposé évident de toute quête d’information : tout simplement la volonté de savoir, le désir de comprendre, exigence cognitive première, antérieure à toute forme de justification imaginable sur d’autres plans. Certes, si « suivre l’actualité » a un sens, c’est sans doute bien, en partie, celui-là, peut-être même celui-là avant tout, au moins dans certains cas. Mais ce n’est certainement pas le seul. Et ce n’est certainement pas le même sens pour tous. De plus, pour chacun, le sens de cette pratique varie probablement selon les circonstances. Quel éventail de significations y a-t-il donc lieu de prévoir ? Pour le savoir, le moyen le plus simple, la solution apparemment de bon sens, serait de le demander aux intéressés. Il suffirait d’en interviewer un nombre suffisant pour constituer un « échantillon représentatif », comme disent les psycho-sociologues. Malheureusement, outre les biais inhérents à ce type de procédure qui présuppose que les personnes qu’on interroge savent exactement ce qu’elles font, pourquoi elles le font et sont disposées à en faire part au premier enquêteur venu, il se trouve que nous n’avons ni la compétence ni les ressources pratiques que demanderait une enquête de ce genre. Et, plus décisif encore, aucun sémioticien, du moins d’obédience structurale, ne saurait prétendre percer l’intimité des consciences. Notre épistémologie l’exclut par principe. Nous n’allons donc entreprendre ni de recueillir des confidences ni de sonder les motivations secrètes ou, a fortiori, inconscientes, des sujets. En revanche, une réflexion strictement sémiotique sur les tenants et aboutissants de cette pratique — suivre l’actualité, comme on dit vulgairement, « au » quotidien —, sur ses conditions d’exercice, sur les dispositifs qui l’encadrent, sur ce qu’elle présuppose et ce qu’elle implique, devrait permettre de cerner, du dehors, la diversité des significations qu’elle peut recouvrir pour ceux qui s’y adonnent. A ce qu’on raconte, l’attention portée à l’actualité — la lecture quotidienne du journal — était pour Kant le substitut de la prière (dont dépend, dit-on, l’assurance d’obtenir son « pain quotidien »). Aujourd’hui, pour les innombrables adeptes de la consultation du portable, appareil miraculeux qui permet de suivre l’actualité mieux que jamais, puisqu’« en temps réel », quelles peuvent être les configurations contextuelles susceptibles de justifier cette pratique en lui donnant un sens, quel qu’il soit ? A titre d’entrée en matière, examinons la photo ci-dessous, parue en grand format à la première page du supplément hebdomadaire « Science et médecine » du journal Le Monde le 20 mars 2024. Cliché de Martin Thomas (AP). Le Monde, 20 mars 2024. Sous un ciel obscurci par la fumée d’incendies en train d’anéantir une forêt toute proche, un couple joue tranquillement à la balle à proximité d’autres amateurs de farniente en petite tenue au bord de la mer. Alors que ce qui est rapporté par les médias au titre de l’actualité se passe d’ordinaire dans un ailleurs lointain, ici, l’actualité, sous la forme d’un de ses thèmes majeurs — le dérèglement climatique — vient littéralement, du haut du ciel, se superposer au quotidien terrestre de M. et Mme Tout-le-monde. L’image figurativise ainsi la convergence des deux présents dans un même ici-maintenant : le drame global de l’actualité environnementale rejoint l’espace-temps d’un quotidien sans souci, celui de l’entre-soi, et le menace au plus près. Ce qui fait de cette image un document à proprement parler d’actualité est évidemment à saisir au second degré. La nouvelle pertinente qui nous est rapportée n’est pas que là-bas, très loin, au Chili, la planète brûle (tout comme au Canada, en Australie, au Brésil, en Sibérie, en Afrique de l’Ouest et sur le pourtour de la Méditerranée, bref sur tous les continents), information déjà largement répertoriée. C’est le fait que ce désastre ne fasse « ni chaud ni froid » à ces braves gens qui, bien qu’ils en soient les témoins immédiats, poursuivent sereinement leur jeu de plage. Même l’actualité la plus brûlante, au sens propre du terme, ne saurait perturber leur train-train quotidien. La catastrophe est à deux pas mais on préfère ne pas la voir. « Pendant le désastre, la fête continue », serait-on tenté de dire en détournant à peine la formule commerciale bien connue : « Pendant les travaux, le magasin reste ouvert ». L’image qui suit illustre le même rapport, transposé sur l’axe horizontal : Cliché de Christophe Petit Tesson (EPA/MAXPPP). Le Monde, 27 mars 2024. Cinq soldats armés de mitraillettes, vus de dos, avancent droit vers une petite foule de touristes marchant en sens inverse. Ici, l’actualité — cette fois celle du risque terroriste — ne tombe plus du ciel. Évoquée sous les traits explicites de ces militaires censés intervenir à la moindre alerte, elle vient frontalement à la rencontre d’un quotidien quant à lui en tout point comparable à celui des vacanciers de l’image précédente : à présent celui de visiteurs dont rien ne saurait compromettre le programme touristique. En vertu de quoi on se photographie gentiment, avec épouse et progéniture, devant la Tour Eiffel comme si de rien n’était. Pourtant, ces soldats en armes sur fond de Tour Eiffel auraient offert un motif à immortaliser moins rebattu que la petite famille. Mais cette perspective-là — qui est celle du reporter-photographe — n’aurait pu que difficilement être adoptée par le photographe amateur accroupi à droite des soldats étant donné qu’elle fait apparaître ce que précisément un visiteur standard préfère ne pas voir, à savoir la collision possible entre sa quotidienneté de touriste programmé et une actualité qui, grosse de risques d’accidents, pourrait devenir tragique. Quoi qu’il en soit, nuées au ciel ou patrouille de soldats, dans les deux cas les signes de l’actualité sont bien là, flagrants, et même menaçants (dans le premier cas) ou pour le moins inquiétants (dans le second), mais c’est comme si on ne les voyait pas. C’est là une des manières possibles, et qui n’est sans doute pas la moins répandue, de gérer la relation entre les deux présents : face à ce que l’actualité peut comporter de problématique ou même de dramatique, ne pas vouloir voir sinon même vouloir-ne-pas-voir, ou plus généralement ne pas vouloir savoir sinon même vouloir-ne-pas-savoir : autrement dit, l’indifférence, le détachement voire la dénégation comme expédients pour préserver la continuité de son quotidien en toute sérénité. Assimilable à l’expérience personnelle de chacun au jour le jour, le quotidien se déroule avant tout sur le plan pragmatique. C’est le présent de la vie ordinaire avec ses activités de travail ou de loisir, ses nécessités, ses urgences et les satisfactions ou les ennuis qui s’ensuivent. Le sujet en est à la fois l’acteur et le témoin direct, sans relais interposé, sans médiation. Se passant généralement ailleurs, loin de soi, l’actualité relève au contraire du plan cognitif. 2.1. Appréhensible versus connaissable Certes, ce qui est considéré comme d’actualité peut occasionnellement se traduire (les deux scènes ci-dessus le montrent) sous la forme de manifestations patentes interférant assez directement avec le cours ordinaire du quotidien pour que chacun soit à même d’en prendre immédiatement connaissance (à condition bien sûr de ne pas préférer les ignorer). L’expérience quotidienne apporte en ce cas une sorte de validation empirique de la pertinence du discours de l’actualité. Et il arrive aussi que ce que quelqu’un est en train de vivre « au quotidien » se trouve, pour une raison ou une autre, et qu’il le veuille ou non, placé sous le feu des médias et soit de ce fait, à un second degré, recatégorisé comme étant « d’actualité », auquel cas, de nouveau, les deux plans se rejoignent. Mais en règle générale ce qui est posé comme d’actualité n’est accessible que moyennant un saut qualitatif, un « débrayage-embrayage » spatio-temporel tel que le sujet se détache de son propre espace-temps pour se projeter dans celui « des autres » (de certains autres, au gré des circonstances), dans un ailleurs et un alter-présent qui ne lui sont rendus connaissables que par le truchement de tiers jouant le rôle d’informateurs. Car tandis qu’on vit nécessairement son propre quotidien, on ne fait jamais le plus souvent qu’entendre éventuellement parler de l’actualité et, le cas échéant, la « suivre ». C’est dire que l’actualité n’est pas, en tant que telle, une donnée de l’expérience. Sauf exception, elle n’est pas immédiatement appréhensible. Mais elle est connaissable. Et si elle l’est, c’est en tant que représentation alternative du présent, construite et diffusée principalement par le discours des médias. 2.2. L’« importance » et l’« intérêt » Recouvrant ce qui, à un moment donné et dans une aire socio-culturelle déterminée, est jugé particulièrement notable parmi l’ensemble de ce qui est en train de se passer, la matière de l’actualité résulte d’un filtrage qui ne retient du flux de la vie sociale, ou de phénomènes susceptibles de le perturber, qu’un très petit nombre de faits ou de problèmes. Est d’actualité « ce qui se passe actuellement d’important », pourrait-on dire, à condition de préciser aussitôt : non pas d’important dans l’absolu ou au premier degré (c’est-à-dire dans un monde réel considéré comme un donné référentiel que le discours de l’information ne ferait que constater et reproduire) mais d’« important » au regard de tiers informateurs, et en premier lieu des divers médias en fonction de critères qui leurs sont propres. De fait, ce n’est pas parce que quelque chose « est d’actualité » que les médias en parlent ; à l’inverse, c’est parce qu’ils en parlent qu’un fait, un problème, un état de choses ou un processus en cours s’impose, sans même qu’il soit besoin de le déclarer, comme étant « d’actualité ». Les critères de ce tri ne sont que très rarement explicités. La déontologie des journalistes (leur « éthique » professionnelle) est plus diserte à propos de ce qui ne doit pas être montré qu’au sujet de ce qui doit l’être ou mérite de l’être au titre de l’actualité. A quoi l’« importance » d’un fait, ou son « intérêt », tiennent-ils donc ? Ce sont assurément là des notions extrêmement vagues. Tout au plus peut-on supposer que d’une manière générale le degré d’« importance » médiatiquement attribué à un fait, une décision, un problème dépend de la plus ou moins grande ampleur de son impact sur son contexte présent et avenir, et que l’« intérêt » d’une nouvelle tient avant tout (comme le nom l’indique) à la nouveauté (qualité elle-même toute relative), donc au caractère plus ou moins inattendu de ce qu’elle fait connaître. Le scoop qui « fait le tour du monde » en représente la forme achevée. Par suite, le discours de l’actualité, dans la mesure où il privilégie l’inédit, l’étonnant, le surprenant, l’imprévu, le « sensationnel » (sans toutefois s’y réduire, on le verra), tend à apparaître — pour peu qu’il concerne des sphères proches du vécu des sujets — tantôt comme promesse de changement, tantôt comme menace de rupture par rapport à la continuité du quotidien. En mettant en scène ou en décrivant ce qui arrive de censément important dans un ailleurs en général situé hors d’atteinte du récepteur, le discours médiatique constructeur de l’actualité remplit par définition une fonction d’« information » : il fait savoir aux auditeurs-spectateurs « ce qui se passe ». Et en être informé peut le cas échéant, en fonction de la teneur de chaque information et de la sphère d’activité de chaque récepteur, être profitable. Mais avant d’apporter des éléments de connaissance éventuellement utiles à ceci ou cela en particulier, le discours de l’actualité remplit une fonction sociale plus élémentaire. Non seulement il fournit à jet continu des thèmes de discussion inédits ou renouvelle les données concernant des débats en cours mais, ce faisant, il fait même davantage : il fixe implicitement ce qu’il faut savoir, ce dont on doit pouvoir montrer qu’on est informé si, plutôt que de passer pour un sauvage, on veut paraître « à la page » et « de son temps » en participant à ce que nous appellerons la Conversation Générale. Nous désignons par là un régime d’échanges dialogiques semi-programmés fondés sur l’exploitation de répertoires de sujets convenus formant un vaste stock thématique en constante évolution, dont la connaissance et la maîtrise permettent, moyennant quelques variations, de tenir son rang de locuteur en tout lieu de parole dans la société, depuis le Café du Commerce jusqu’aux salons les plus huppés. Pour ceux, apparemment nombreux, qui voient dans une telle participation au discours (on n’ose pas dire au papotage) ambiant une condition nécessaire (sinon suffisante) de leur reconnaissance et de leur intégration sociales, suivre l’actualité trouve là un sens — en tout cas une raison d’être —, quand bien même se tenir informé ne leur servirait à rien d’autre. De ce point de vue, le statut du sujet qui suit l’actualité tend à se ramener à celui d’un enregistreur de on-dit à retenir pour les rediffuser. A elle seule, leur rediffusion — le fait que de proche en proche ces on-dit soient repris par « tout le monde » — leur confère une sorte de valeur de vérité consensuelle. C’est ainsi que se forme « l’opinion publique » (et même que la langue se transforme moyennant la propagation, par simple mimétisme, de vocables, d’expressions, de tournures et d’intonations récurrentes sur la scène médiatique). Chaque locuteur servant de garant au suivant, les stéréotypes les plus plats, les on-dit les plus incertains, en passant de main en main comme au jeu du furet, deviennent articles de foi largement sinon unanimement partagés. Pourtant, en tout cela, n’ayant sous les yeux que ce qu’on a choisi de lui montrer, ne pouvant connaître du vaste monde que ce qu’on en dit ici ou là, chacun des participants à cette grande conversation dépend des tiers-médiateurs que sont les journalistes, et aujourd’hui de plus en plus des rumeurs en circulation sur les réseaux sociaux, ou, aussi bien, des diffuseurs de fausses nouvelles sur les mêmes réseaux. 2.4. De l’émotionnel à l’existentiel Mais à côté de critères de pertinence à caractère objectivant, relatifs à la valeur informationnelle intrinsèque d’une nouvelle (à son « intérêt » ou à son « importance »), d’autres critères de sélection ne manquent certainement pas d’intervenir pour déteminer ce qui est présenté comme d’actualité. On peut en particulier supposer que l’impact prévisible d’une nouvelle sur le plan émotionnel joue un rôle important. Les concepteurs de l’actualité, les professionnels qui en délimitent au jour le jour le contenu connaissent en effet mieux que personne les répercussions qu’une information peut avoir sur l’expérience vécue « au quotidien » par les récepteurs. Quand nous sont racontés telle guerre en cours, telle opération vengeresse à visée expropriatrice et à tournure génocidaire, ou tel désastre lié à l’évolution climatique, et que, de plus, on nous montre en images les effets qui en résultent pour les populations, on ne fait pas que nous informer. La présentation du quotidien tragique enduré par autrui affecte en profondeur le nôtre par contagion thymique ou, comme on dit, par « empathie ». Le présent rapporté devient alors partie intégrante du présent vécu, du quotidien même des récepteurs. Cela s’explique, ou du moins se comprend : si, comme le montrent de nombreuses enquêtes, l’actualité revêt aujourd’hui un caractère assez anxiogène pour perturber gravement le moral et même le psychisme d’une partie appréciable de la population, c’est que ce qu’elle donne à voir, qu’il sagisse de la souffrance d’autrui ou des périls qui menacent à terme rien moins que le genre humain, n’est pas un spectacle que tout le monde soit capable d’observer froidement, à distance, ou d’effacer de son champ de vision. Suivre l’actualité revêt dans ces conditions, pour certains, un sens quasi existentiel. Baudelaire, paraît-il, en était si profondément affecté qu’à la différence de Kant il prenait soin de s’en préserver. L’actualité — du moins ce qui est présenté comme d’une actualité « brûlante » — couvre bien sûr en premier lieu des événements qui, sur le moment, frappent par leur caractère irruptif et qui, par la suite, « feront date », tels le 22 février 2022 (invasion de l’Ukraine) ou le 27 octobre 2023 (invasion terrestre de Gaza). Mais les discontinuités majeures de ce genre sont par définition exceptionnelles. Elles ne sauraient à elles seules nourrir durablement une information en continu vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le discours de l’actualité ne s’y réduit donc pas. D’abord, si l’actualité se démarque du quotidien, si elle peut même le tenir momentanément en suspens en détournant l’attention vers ce qu’elle focalise de singulier, de ponctuel, d’imprévu, elle en partage pourtant certains aspects du fait qu’elle intégre également de nombreuses circonstances parfaitement prévues et des épisodes à caractère récurrent. L’actualité, ce sont en effet aussi les rendez-vous électoraux qui rythment la vie politique à échéances variables mais institutionnellement encadrées sinon programmées, ou les conférences internationales fixées à échéance convenue et régulière, ou encore, par exemple, les grandes rencontres sportives, et même les fêtes annuelles qui reviennent selon un rythme immuable. Vue sous cet angle, l’actualité ne dépend plus du regard sélectif porté par une quelconque instance à même de décider de la valeur informationnelle attribuable au récit de telle ou telle des vicissitudes du temps présent. Son contenu se trouve fixé d’avance par le calendrier de chacun des champs d’activité considérés. Suivre l’actualité prend dans ces conditions un sens tout différent par rapport au contexte précédent, où elle débouchait sur l’incertitude du lendemain. A une actualité anxiogène sémiotiquement régie par le régime de sens dit de l’accident (parce que faite ou bien d’imprévisible ou bien de menaces imparables) s’oppose ainsi une actualité programmée, foncièrement rassurante en raison de la récurrence de ses épisodes : une sorte de quotidien étalé sur la longue durée, comme si le train-train de la vie personnelle se reproduisait à grande échelle sous la forme d’une actualité de portée collective non moins routinière. « Tout va bien ! la semaine prochaine, c’est de nouveau le Mondial qui commence... et dans un mois le Tour de France ! », ou même « Patience ! dans trois ans, enfin les présidentielles ! ». L’actualité a donc, comme nous, son agenda et elle nous fixe pour ainsi dire rendez-vous. Lorsque son contenu attendu est vu comme euphorique, on se réjouit par avance de ce qu’elle sera demain. On l’attend, on l’anticipe, on s’y prépare. Suivre l’actualité sous sa forme récurrente, c’est donc se donner de petites ou grandes raisons de vivre — de vivre d’attente et d’espoir. Et en même temps, plus profondément, c’est se donner comme l’assurance que le Temps ne va pas s’arrêter, qu’il ne s’arrêtera jamais ! Mais surtout — autre raison pour laquelle le discours de l’actualité ne se réduit pas à une suite de « scoops » —, autant que du récit de ce qui survient ponctuellement, il tire sa matière de la description (et, dans une mesure variable, de l’analyse) des états de choses et des états d’âme collectifs qui résultent de « ce qui se passe » et qui, vécus dans la durée par les populations affectées, font leur quotidien à elles. Y compris à propos de la guerre — une suite de coups et de contrecoups ponctuels, presque à la manière d’une partie d’échecs —, la chronique événementielle, le relevé des succès et des revers militaires enregistrés au jour le jour, ne constitue qu’une partie de ce qui est rapporté. Cet aspect événementiel disparaît même complètement certains jours, laissant alors toute la place à des reportages plus descriptifs que narratifs faisant état de ce que les combattants souffrent « au quotidien » (l’enfer des tranchées) ou de ce que la vie est en train de devenir à l’arrière (le calvaire des civils sous les bombes) : à côté de l’événement qui fait sensation, l’actualité, c’est aussi le quotidien — le quotidien des autres envisagé dans sa « durativité ». Rien n’est donc en soi d’actualité mais tout peut en devenir le thème, non seulement l’accident qui transforme un état de choses mais aussi cet état de choses lui-même. Et n’importe qui peut en devenir un jour le protagoniste. Ce qui en relève ne tient qu’au regard projeté tantôt sur l’événement (tel phénomène naturel, telle décision ou action humaine) qui rompt une continuité, tantôt sur le quotidien de personnes ou de collectivités que les circonstances (un acte jugé notable de leur part, un accident dont ils sont victimes, une crise qui les implique) placent momentanément sous les projecteurs médiatiques. Chez les historiens, avec l’Ecole des Annales, l’histoire événementielle a laissé place, comme on sait, à une approche explicative fondée sur l’analyse des grandes évolutions structurelles (économiques, technologiques, culturelles, institutionnelles), autrement dit sur ce qui détermine le quotidien des populations. Dans les médias, qui jouent à leur manière le rôle d’historiens du présent, on retrouve, au titre de l’actualité, ces deux modes d’écriture de l’histoire, mais juxtaposés et non pas successifs. En même temps que du point de vue de la temporalité, l’actualité et le quotidien entretiennent des relations complexes aussi sur le plan spatial. Pour presque tout le monde, l’espace du quotidien se restreint à un cercle assez limité de proches, de collaborateurs, de voisins, de connaissances et d’amis. Pour quelques-uns, par contre, en raison de l’ampleur de leur champ d’action ou de la nature des responsabilités qu’ils exercent, il s’étend bien plus largement. A chacun son réseau de relations et son champ d’action, son Umwelt, petit ou grand. La routine quotidienne du patron d’une grande entreprise ou d’un ministre implique évidemment un réseau de relations diversifié et étendu qui dépasse de beaucoup le cercle étroit des familiers. Néanmoins, tant que leurs activités quotidiennes ne sont pas placées, pour une quelconque raison, sous les projecteurs des médias, elles n’entrent pas à proprement parler dans le champ de l’actualité mais restent de l’ordre du quotidien professionnel, bien qu’élargi à la mesure de la sphère d’activité d’un « grand de ce monde ». La distinction n’oppose donc pas un quotidien qui serait par nature purement privé à une actualité intrinsèquement d’ordre public. Il n’y a pas de rapport biunivoque entre les termes des catégories /quotidien versus actualité/ et /privé versus public/. Pour certains, prendre des décisions qui concernent la sphère publique et qui, à ce titre, feront l’actualité, fait partie de la routine même du quotidien — de leur quotidien professionnel. Inversement, le quotidien de quiconque, y compris le plus intime, peut soudain se trouver exposé sur la scène publique et du même coup devenir d’actualité pour un large auditoire. Bien que ni l’actualité ni le quotidien n’aient par conséquent de contenu prédélimité, ils comportent l’un et l’autre quelques grandes rubriques à l’intérieur desquelles on peut regrouper les thématiques qu’ils recouvrent respectivement. 4.1. Des registres différenciés Pour ce qui est du quotidien, il s’agit d’un découpage informel qui varie en fonction du statut social et des dispositions de chacun mais qui, en règle générale, superpose ou juxtapose au minimum, d’un côté des activités professionnelles, de l’autre des affaires domestiques (entretien du foyer, vie sentimentale, gestion de la progéniture), ce à quoi peuvent s’ajouter des activités telles que le militantisme politique, la pratique d’un culte ou la participation à la vie associative, occupations qui font aussi partie du quotidien personnel mais se distinguent des précédentes du fait qu’elles impliquent une attitude d’engagement dépassant les intérêts et soucis d’ordre strictement privé, sans pour autant relever nécessairement de la sphère publique : une forme de privé collectif, ou communautaire. Les registres de l’actualité font l’objet de classements davantage formalisés. Eux aussi sont variables, en fonction de l’envergure de chaque média. Un modeste journal local peut se limiter à trois ou quatre rubriques du genre Sport, Vie locale (inaugurations, promotions, décès, mariages et faits divers), Informations pratiques, plus une section Politique comparativement succincte. Ce qui, dans un contexte informationnel de ce genre, est présenté comme l’actualité se ramène pour l’essentiel à une forme de consécration médiatique du quotidien local. D’où, pour les lecteurs du cru, la possibilité de s’y reconnaître à peu près comme devant une photo de famille ou un miroir. En contrepartie, recouvert par le présent de l’entre-soi, le temps de l’espace-monde est presque oblitéré : à cette échelle, le local ne s’oppose pas au global, il s’y substitue. Tout en élargissant considérablement le champ du regard, les grands organes d’information en ordonnent hiérarchiquement les composantes. Dans un journal dit « de référence » tel que Le Monde, l’actualité touche aujourd’hui, si on peut dire, à tout, en partant du plus global et du plus vital — à savoir ce qui concerne les conditions de l’habitabilité de la Terre (c’est la rubrique « Planète ») — pour passer ensuite au niveau des contingences et nécessités de la vie des nations (rubriques France, Economie, Société) et des relations qu’elles entretiennent (Géopolitique, International), puis — troisième niveau — descendre de là jusqu’à ce qui est censé toucher plus directement le quotidien des lecteurs, ou du moins de certains d’entre eux (Culture, Loisirs, Sport, Mode, et même Mangeaille). Mais ce n’est pas tout. Les pages de publicité — souvent des pages entières — font elles aussi pleinement partie de cet ensemble, et on voit bien à quel titre. Sans se présenter comme telles, elles entrent dans le registre des informations d’ordre « culturel », dernier des niveaux mentionnés ci-dessus. C’est là le registre sans doute le plus directement lié à la quotidienneté du plus grand nombre de récepteurs, à un quotidien que ces pages visent à mettre au goût du jour et, en ce sens, à rendre lui-même « d’actualité ». Car en indiquant ce qui constitue le chic dernier cri, le « must » en matière de consommation, les annonces publicitaires tendent, plus directement que les rubriques rédactionnelles, à peser sur le quotidien des lecteurs ou des internautes. Non pas en leur faisant savoir « ce qu’il faut savoir » de ce monde ou « ce qu’il faut en penser » mais en leur notifiant ce qu’il faut faire — ce qu’il faut acheter — pour se tenir ou au moins se montrer « en phase » avec « ce qui se fait » à l’heure actuelle, c’est-à-dire, ni plus ni moins, pour exister, socialement parlant. Parmi ces divers registres et les thèmes particuliers qu’ils recouvrent, quelques-uns sont à l’évidence plus massivement prégnants que d’autres. C’est le sport qui semble constituer aujourd’hui, globalement et sur la longue durée, le chapitre de l’actualité populairement le plus suivi et le plus intensément vécu. Quelles que soient les autres thématiques momentanément dominantes, par delà les modes passagères et en dépit de toutes les crises possibles, l’actualité sportive réémerge toujours, comme une sorte de musique de fond, au point d’envahir épisodiquement tout le quotidien, collectif autant qu’individuel. Lors des grands championnats, il n’est plus question que de ça, on change officiellement les horaires de travail pour permettre à tout le monde non pas seulement d’assister mais bien de « participer » à la fête, toute la ville est bloquée, etc. Et du coup les rapports habituels s’inversent. L’actualité — l’actualité sportive — devient le vécu, et c’est elle qui, pour un temps, redonne un sens — plus qu’un sens, une âme — au quotidien de la collectivité en transformant imaginairement la masse de ceux qui ne sont ordinairement que des récepteurs d’informations en parties prenantes à une épopée d’envergure internationale ou même mondiale. Cela n’est cependant qu’éphémère et relatif car, même en ces circonstances d’exception, l’éventail de ce qui entre dans l’actualité reste assez ouvert pour laisser à tous la possibilité au moins théorique de choisir : dans une certaine mesure, à chacun son actualité en fonction de ses centres d’intérêt ou de ses goûts. Match de ceci ou festival de cela, crise ministérielle ou putsch ici ou là, concert « à ne pas manquer » ou attentat quelque part la veille, mariage princier ou scandale financier, grève des transports ou cataclysme à l’autre bout du monde : du plus badin au plus dramatique, ce qui polarise l’attention de l’un laisse son voisin indifférent. Et pourtant, à chaque moment un thème plus que les autres capte massivement l’attention. D’un jour, d’une semaine ou d’une saison à l’autre, une question, un problème, un « sujet » apparaît, fait florès — « tout le monde en parle » : emballement éphémère étant donné qu’à l’ère médiatique il est dans l’ordre des choses qu’une information ne s’impose qu’en en chassant une autre. L’actualité hier « à la une » aura bientôt disparu, en apparence oubliée. Il y a pourtant de fortes chances pour que tôt ou tard, sous une forme à peine différente, elle réapparaisse. A constater de tels va-et-vient thématiques, le contenu de ce qui fait actualité et détermine l’alternance des thèmes successifs de la Conversation Générale semble n’être qu’affaire de mode. Pour le récepteur en tout cas, suivre l’actualité, c’est bien — exactement comme en matière de mode — suivre le mouvement. C’est se tenir de jour en jour au moins sommairement « au courant », non pas tant de « ce qui se passe » que de « ce dont on parle », et par conséquent « s’intéresser » tour à tour à un peu de tout en fonction de ce qui est momentanément à l’ordre du jour. S’il est certes permis d’avoir ses domaines de prédilection, l’exclusivité, par contre, est exclue sous peine de s’exclure du groupe social. Quelqu’un qui ne s’intéresserait une fois pour toutes qu’à la politique internationale ou environnementale en ignorant tout de la « politique politicienne » locale, ou pire, de l’actualité sportive ou musicale, ou même technologique (les « miracles de l’IA »), serait impardonnable et socialement sanctionné d’une manière ou d’une autre. En ce sens, que ce soit spontanément ou sous l’effet d’une contrainte sociale diffuse, suivre l’actualité consiste sans nul doute, pour une partie des aficionados, à épouser les variations d’une des formes les plus prégnantes de la mode en général (et apparemment la moins étudiée) : celles de la mode conversationnelle. De tout cela ressortent schématiquement deux manières distinctes de pratiquer l’écoute de « l’actualité ». Du simple fait que cette notion d’apparence unitaire entremêle en réalité une multitude de fils narratifs hétéroclites, elle autorise d’abord une écoute linéaire (ou syntagmatique) consistant à suivre docilement les fluctuations de l’information générale en passant sans cesse du coq à l’âne en raison à la fois de l’hétérogénéité des rubriques qui se succèdent à l’intérieur d’un même journal d’information (qu’il soit imprimé, télévisuel ou autre) et du caractère imprévisible sinon aléatoire de la succession des thèmes qui, d’heure en heure — d’une émission à la suivante — ou d’un jour à l’autre, s’avèrent dominants. Mais elle permet aussi une écoute sélective (ou paradigmatique). C’est celle pratiquée par une autre classe de récepteurs, probablement aussi nombreux, et qui, au lieu de s’intéresser à l’Actualité tout court, en bloc, envisagée comme un tout englobant indistinctement tous les registres, s’en tiennent à l’un ou l’autre des champs qu’elle recouvre, comme s’il valait pour le tout et se suffisait à lui-même — par exemple (et typiquement) à « l’actualité sportive » ou, le cas échéant, scientifique, économique, littéraire, ou même, plus utilitairement, à la seule chronique boursière, ou encore, météorologique. Cependant, à côté de cette Actualité avec un grand A — celle d’intérêt censément général, en principe celle de tous et pour tous —, il existe aussi une actualité petit a, pour soi, qui se caractérise différemment. Bien qu’elle aussi se démarque du quotidien, elle reste cantonnée dans la sphère de l’intime ou du tout proche. Un examen important à préparer, une maladie qui se déclare ou des fiançailles qui s’annoncent parmi les proches, un pot en prévision pour saluer l’arrivée ou le départ d’un collègue, une grosse dette à régler : autant de circonstances d’envergure limitée mais qui, sur le plan personnel, familial ou professionnel, rompent le cours habituel des occupations, concentrent momentanément l’attention, les efforts, les espoirs ou les inquiétudes et, en ce sens, déterminent ce qui, pour les personnes concernées, est le plus « d’actualité », au point même que l’urgence qui s’y attache peut fort bien faire temporairement oublier du tout au tout l’autre actualité, l’Actualité A-majuscule, qui ne s’est pas arrêtée pour autant. En tout état de cause, s’informer de l’actualité (grand A), c’est interrompre par intermittence le cours de ses propres affaires pour apprendre ce qu’il en est d’autres affaires également en cours mais qui, à titre personnel, ne concernent pas, sauf exception, l’individu qui en prend connaissance — en tout cas pas directement, pas immédiatement (même si elles peuvent évidemment l’intéresser et même le passionner, cognitivement, et aussi, parfois, l’affecter, émotionnellement, ou, dans le cas fréquent de témoignages filmés, l’impressionner, esthésiquement). De fait, ces affaires « des autres » qui nous sont rapportées, nous pourrions très bien mener notre petite vie au jour le jour en les ignorant. C’est d’ailleurs ce que font nombre de personnes atteintes d’« illectronisme », et notamment, rien qu’en France, des centaines de milliers de ruraux survivant héroïquement à l’ancienne. Pour eux, la scène de l’actualité est si lointaine, tellement hors de portée qu’elle leur semble un monde presque irréel, quasi mythique — ce qui est également une manière d’en construire la signification. Loin des écrans, petits ou grands, une presse écrite spécialisée continue d’exploiter ce filon en traitant l’actualité — pour l’essentiel ramenée aux affaires de cœur d’un peuple de princesses et de vedettes de la chanson — sur le mode du conte de fées. Bien qu’il en aille tout différemment pour les familiers de l’internet, reste pour eux aussi une coupure entre deux sphères distinctes. Pour s’enquérir de l’actualité, il faut bien (à moins d’en être soi-même le héros, cas particulier plutôt rare) suspendre un moment l’attention qu’on porte à ses propres occupations. Et encore faut-il de plus, physiquement, prendre la peine de se « connecter ». Mais grâce au smartphone, rien n’est plus simple et c’est même pour ainsi dire toujours déjà fait. Médiateur entre mondes disjoints, cet appareil magique fait de l’actualité une scène accessible en permanence et, à peu de choses près, de partout. Saisir machinalement son portable à intervalles réguliers pour se brancher à son réseau d’information favori est même un geste si facile que passer d’une sphère à l’autre est devenu pour quelques-uns l’objet d’une addiction, et pour le plus grand nombre une habitude bien ancrée. 5.1. Une pratique désémantisée ? Or il se trouve que dans la plupart des cas une habitude qui s’installe tend à désémantiser la pratique qui en fait l’objet. Lorsqu’une activité finit, à force de répétition, par être accomplie machinalement, elle perd le sens qu’on lui attribuait initialement et elle change de finalité. On branche son portable, son ordinateur ou sa télévision sur une chaîne d’information « pour s’informer ». Cela va de soi et sans doute est-ce bien, au départ, ce dont il s’agit. Mais est-ce encore vraiment le cas lorsque le geste en question devient routinier ? Il y a au moins deux raisons d’en douter. En premier lieu, un geste effectué par habitude n’est jamais qu’à demi motivé ; et s’il n’est motivé qu’à demi, c’est parce qu’il est en même temps à demi programmé. On se connecte dans le but de se mettre au courant : geste motivé ; mais si on cherche à se mettre au courant, c’est parce que se connecter est devenu une habitude : geste programmé. Or il est clair que se connecter à intervalles réguliers parce que poussé par l’habitude de le faire, autrement dit parce que pragmatiquement programmé, ne peut pas avoir tout à fait la même signification que le faire parce que cognitivement motivé par un intérêt réfléchi, une curiosité assumée, une véritable intention d’en savoir davantage. Réduit à un automatisme, le geste perd de vue son objet et devient à proprement parler in-signifiant. En second lieu, il se pourrait que la consultation du portable ou de ses substituts, pour autant qu’elle reste malgré tout partiellement motivée, le soit, dans bien des cas, non pas tant, positivement, par la volonté d’apprendre ou de comprendre quelque chose que, négativement, par le besoin de combler un vide. Où et quand beaucoup de personnes « accrocs » aux médias écoutent-elles le plus fréquemment les nouvelles ? Les statistiques manquent mais il semble que pour nombre d’entre elles, c’est en premier lieu où et quand elles n’ont rien de mieux à faire, en particulier pendant l’exécution de tâches fastidieuses, à demi automatisées et ne présentant, en tout cas à leurs yeux, guère d’intérêt en elles-mêmes. Typiquement, ce sera en conduisant la voiture. Ou en faisant la cuisine. Et pourquoi ? Pour « s’occuper (se meubler) l’esprit » plutôt que de « perdre son temps ». (Variante masculine : pour moins se raser en se rasant). Peu importe le contenu puisqu’il s’agit tout au plus de penser à quelque chose plutôt qu’à rien du tout. Tout ce qui peut se présenter à l’écran ou sur les ondes est par conséquent bon à prendre. Se connecter, « s’informer », n’est alors rien de plus qu’un dérivatif ou un antidote, un moyen commode d’éviter (ou d’atténuer) l’ennui. Une musique « d’ambiance » pourrait presque aussi bien faire l’affaire. Bref, c’est le degré zéro du rapport à l’information. Il n’empêche que cela pourrait bien être, quantitativement, le régime dominant. Un peu plus en profondeur, dans un contexte social fragmenté à l’extrême, bureaucratisé, informatisé, « dématérialisé » chaque jour davantage, où les liens sociaux effectifs et gratifiants se font donc rares, le recours compulsif aux réseaux d’information peut être aussi un remède au vague à l’âme résultant non pas (ou pas seulement) d’un trop de platitude ou de monotonie mais du besoin d’au moins un semblant de présence en face de soi : l’écran, allumé en permanence, comme fantôme de l’autre ou comme simulacre du social. En pareil cas, mu par une impulsion d’ordre pathémique ou même, à la limite, somatique, il ne s’agit plus tant de s’informer que de chercher l’ersatz d’une présence tout en introduisant un peu d’inattendu dans sa propre routine. Ou bien, se connecter peut encore répondre au besoin de se libérer d’une forme de présence des autres devenue au contraire trop envahissante, de faire diversion face à l’urgence de problèmes professionnels ou d’embarras domestiques péniblement « stressants ». Suivre l’actualité : une échappatoire, au pire un simple passe-temps constamment offert et d’une certaine manière légitimé par le prétexte informationnel. Le statut de l’actualité en tant que sphère distincte du quotidien s’en trouve alors transformé. Il ne s’agit plus de se tenir informé dans l’espoir de comprendre son temps, ni même parce qu’on pense que d’une manière ou d’une autre son propre quotidien dépend de ce qui se passe loin de chez soi. L’actualité devient un monde autre, un espace à demi fictionnel qu’on regarde en toute gratuité et dont, à ce titre, on attend de l’inattendu, si possible du distrayant, mais surtout du « divertissant » en un sens quasi pascalien du terme. Autrement dit, on a là de nouveau deux façons différentes de regarder la scène de l’actualité et de lui donner — ou de ne pas vraiment lui donner — un sens : soit en y cherchant des éléments d’information susceptibles de nourrir sa réflexion et le cas échéant de retentir sur sa propre situation, soit en en usant comme d’un spectacle dont la teneur — rassurante ou menaçante, peu importe — permet d’oublier un moment ce qu’on est soi-même en train de vivre. Bien que foncièrement distinctes dans leur principe, ces deux attitudes ne sont pas mutuellement exclusives mais au contraire susceptibles de coexister, la première pouvant notamment servir de prétexte, peut-être même d’alibi à la seconde. Pourtant, si l’actualité est pour certains un spectacle, c’en est un bien différent des autres, notamment de ces formes classiques que sont le théâtre, le cinéma ou, un peu plus « dans le vent », les « séries ». Qu’elles se présentent comme fictives ou comme la reconstitution d’« histoires vraies », ce ne sont jamais là que des mises en scène d’intrigues préfabriqueés et jouées pour nous, autrement dit des simulacres. Rien de tel par contre dans le cas d’un match de boxe (à moins, bien sûr, qu’il ne soit truqué) ou lorsque deux candidats à une haute fonction politique viennent s’affronter en duel sur un plateau de télévison, spectacle d’actualité parmi les plus prisés à en juger d’après les chiffres d’audience. De tels spectacles ressembleraient plutôt, structurellement, à des combats de gladiateurs. Alors qu’au théâtre les comédiens ne se présentent que sous le couvert de rôles d’emprunt joués momentanément, les candidats en lice devant les téléspectateurs, comme les boxeurs sur le ring, exposent leur personne même. A la différence des acteurs, qui ne font jamais que semblant de mourir, ils courent, eux, le risque de mourir « pour de vrai », au moins professionnellement, en ce sens que c’est leur stature et leur statut personnels qu’ils mettent à chaque instant en jeu. Comme dans les anciens jeux du cirque, le spectacle ainsi offert au public est donc celui d’un moment de la vie même d’autrui et non celui d’un faire-semblant théâtral superposant deux plans, l’un joué, l’autre vécu. Il est vrai que les personnalités qui assument un rôle public et ont l’ambition de se placer toujours davantage au cœur de l’actualité en se faisant élire, ou même simplement applaudir par la foule, ne demandent probablement que ça : être exposées au regard du plus grand nombre le plus constamment possible et « sous toutes les coutures » (ou presque). Mais cette logique d’exposition, les médias d’aujourd’hui ne se bornent pas à l’appliquer à ceux qui savent en tirer stratégiquement parti. Ils ont au contraire de plus en plus couramment tendance à l’imposer indistinctement à tous, y compris aux personnes les moins disposées à monter sur la scène, à s’y afficher, à s’y exhiber. Toutes les figures que les projecteurs médiatiques saisissent in vivo au titre de l’actualité se trouvent ainsi placées à la même enseigne : célébrités ou personnes ordinaires, et qu’elles le souhaitent ou non, leur quotidien peut d’un jour à l’autre être offert en pâture au plus large public et leur personne même pour ainsi dire mise à nu. Un tel spectacle, suivi assidument, ne peut pas aller sans un tantinet de voyeurisme de la part de ceux qui y assistent. Ce n’est pas là un détail annexe. Au contraire, dès le moment où on admet que suivre l’actualité, c’est pour une large part suivre le quotidien des autres, il faut admettre aussi que ce facteur psychologique est présupposé par le système informationnel même et qu’il fait partie intégrante des conditions de son bon fonctionnement. La scène de l’actualité tiendrait-elle tellement en haleine un public aussi nombreux si elle ne comportait pas, entre autres aspects, cette dimension qui l’apparente à un gigantesque « reality show » ? A ceci près qu’en l’occurrence les protagonistes du spectacle n’ont pas tous choisi de se faire ainsi dévisager. Cela aussi fait partie de l’éventail des significations attachées à cette pratique — suivre l’actualité au quotidien —, une signification dont l’arrière-plan éthique ne manque pas de poser quelques questions. 5.3. Un problème d’esthétique ? Ces considérations relatives aux conditions dans lesquelles des personnes de tous bords sont érigées en protagonistes de l’actualité, et en tant que telles exposées au regard collectif, amènent à distinguer pour finir deux types de scènes organisées très différemment les unes des autres sur le plan de l’expression. Les unes, les plus traditionnelles, se déroulent à l’intérieur de studios de télévision, de salles de conférences de presse, de halls de meeting, de stades, etc. Ayant pour caractéristique commune, et essentielle, de comporter une zone réservée à un public (« présentiel » ou virtuel), ce sont là autant d’espaces scéniques par construction. Viennent tour à tour s’y produire, à notre attention, des figures politiques plus ou moins connues, des têtes d’affiche du sport de compétition, des artistes, des experts en tel ou tel domaine et toutes sortes de personnalités en vogue, y compris bien sûr les journalistes-vedettes du « paysage audiovisuel ». N’existant comme tels les uns tant que les autres que dans la mesure où leurs talents se manifestent en public, ce sont tous, à des degrés divers, de véritables professionnels du spectacle. Et ce qu’ils nous donnent à voir comme performances s’inscrit dans le cadre de genres scénographiques familiers : le match, le débat, l’interview, l’allocution, etc. Le studio du « journal parlé », à partir duquel toutes les scènes relevant de ces divers genres peuvent être retransmises, a quant à lui le statut d’un espace méta-scénique. De ce premier type de scènes de toute évidence très largement suivies, abondamment commentées, à fort impact social, se démarquent des scènes qu’on peut caractériser, par comparaison, comme scénographiquement amorphes. Leurs protagonistes sont des gens anonymes, filmés en des lieux qui ne comportent ni dispositif de mise en scène ni zone aménagée pour un quelconque auditoire. Ce seront par exemple des groupes de manifestants harcelés par des pelotons de gendarmes en rase campagne. Ou des scènes de désolation après un ouragan ou un tremblement de terre. Ou des hommes, des femmes, des enfants errant parmi les ruines d’un camp de réfugiés qui vient d’être bombardé. Si troublantes soient-elles, on peut s’attendre à ce que de telles scènes filmées sur le vif soient regardées par beaucoup (manière, peut-être, de repousser ou de refouler ce qu’elles ont de perturbant) ou bien avec une certaine distance, comme des images à valeur tout au plus documentaire, ou bien même — le cynisme n’ayant parfois aucune limite — comme du « déjà vu ». Cela non pas nécessairement pour des raisons « de fond » (parce que la détresse d’autrui serait jugée moins « importante » ou moins « intéressante » qu’un débat politique ou qu’un match de football), mais plutôt, en premier lieu, en raison de la différence de format encadrant ce qui est montré dans l’un et l’autre type de cas. Il ne serait en effet guère étonnant, sémiotiquement parlant, qu’une capture brute du réel (des manifestants qui courent, des blessés qu’on emporte, etc.) ait moins d’écho qu’un spectacle structuré selon des principes rendus familiers par l’usage, et en particulier que des scènes tournées dans des espaces préformatés comme des dispositifs scéniques. Un document pris sur le vif peut certes susciter l’émotion et même bouleverser des spectateurs « sensibles », mais par rapport à un spectacle scénographiquement bien rôdé, du type de la rencontre sportive ou du débat politique, il se prête certainement moins bien à des échanges conversationnels de routine. Or le discours médiatique ne produit « l’actualité » en tant que représentation convenue du présent qu’à condition d’être répercuté, sur le plan quotidien, dans ce dialogue à mille voix que nous appelions plus haut la conversation générale. L’image crue, celle qui dérange et que beaucoup préfèreraient ne pas avoir vue est pratiquement exclue de ce dialogue. Cela revient à dire qu’un document d’actualité saisi sur le terrain n’aurait d’impact notable qu’à condition de faire l’objet de quelque élaboration formelle (effet de l’art sans doute, plutôt que du hasard, mais c’est une autre question) qui, sans lui ôter ce qu’il peut comporter d’esthésiquement impressionnant, le rende assimilable en l’articulant esthétiquement, telle la célèbre photographie du manifestant, place Tienanmen, seul face à la colonne de chars. Ce n’est là qu’une hypothèse, mais qui permettrait de comprendre que, tel quel, le spectacle des pires catastrophes laisse souvent « de marbre » une immense partie du public (et pas uniquement les vacanciers de Piña del Mar ou de la place du Trocadéro). |
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S’agissant de circonscrire les tenants et aboutissants non pas de l’actualité elle-même mais de la pratique qui consiste à la suivre « au quotidien », nous n’avons qu’à peine fait allusion de-ci de-là à ce qui nous apparaît comme étant aujourd’hui, substantiellement, le plus d’actualité. S’il fallait préciser ce qu’il en est, nous retiendrions les points suivants : destruction systématique des conditions d’habitabilité de la Terre, programmation numérique et contrôles tous azimuts, régimes autoritaires en expansion de toutes parts et (en terre appelée sainte !) terrorisme chronique d’Etat face au terrorisme ponctuel du pauvre. Autant dire que nous faisons partie de ceux que l’actualité du monde horrifie, accable, désespère. Mais pas plus que l’indifférence, le désespoir n’est une solution. Ce ne sont que deux formes de repli sur le quotidien. Que faire alors ? — Tenter de sortir du quotidien. Chercher à saisir les logiques sous-jacentes à ces dérives du temps présent. La réflexion et l’analyse sémiotiques sont là pour nous y aider1. Et, que ce soit en y croyant ou juste pour l’honneur, prendre position. Comme si nous avions le pouvoir de refaire l’actualité. |
1 Cf. Cl. Calame, « Pour une sémiotique écosocialiste des relations de l’homme avec son environnement », Acta Semiotica, III, 6, 2023 ; J.-P. Petitimbert, « Mehr Licht ! », Acta Semiotica, III, 5, 2023 ; A.C. de Oliveira (éd.), Por una Semiótica engajada, São Paulo, Estação das letras e cores e CPS, 2023 ; P.Aa. Brandt, « Qu’est-ce qu’un citoyen global ? », Acta Semiotica, II, 4, 2022 ; J. Fontanille, « La coopérative, alternative sémiotique et politique », Actes Sémiotiques, 122, 2019. |
Travaux cités Brandt, Per Aage, « Qu’est-ce qu’un citoyen global ? », Acta Semiotica, II, 4, 2022. Calame, Claude, « Pour une sémiotique écosocialiste des relations de l’homme avec son environnement », Acta Semiotica, III, 6, 2023. Fontanille, Jacques, « La coopérative, alternative sémiotique et politique », Actes Sémiotiques, 122, 2019. Oliveira, Ana C. de (éd.), Por una Semiótica engajada, São Paulo, Estação das letras e cores e CPS, 2023. Petitimbert, Jean-Paul, « Mehr Licht ! », Acta Semiotica, III, 5, 2023. |
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______________ 1 Cf. Cl. Calame, « Pour une sémiotique écosocialiste des relations de l’homme avec son environnement », Acta Semiotica, III, 6, 2023 ; J.-P. Petitimbert, « Mehr Licht ! », Acta Semiotica, III, 5, 2023 ; A.C. de Oliveira (éd.), Por una Semiótica engajada, São Paulo, Estação das letras e cores e CPS, 2023 ; P.Aa. Brandt, « Qu’est-ce qu’un citoyen global ? », Acta Semiotica, II, 4, 2022 ; J. Fontanille, « La coopérative, alternative sémiotique et politique », Actes Sémiotiques, 122, 2019. Résumé : L’article propose quelques pistes de réflexion sur les rapports de sens qui se tissent entre deux facettes du présent : entre le présent vécu de ce qu’on appelle le quotidien et le présent rapporté de l’actualité telle que construite par les médias. Aujourd’hui devenue obsessionnelle chez beaucoup, la pratique consistant à suivre l’actualité met ces deux présents en rapport direct. Quel genre d’hypothèses peut-on faire sur la diversité des significations susceptibles de s’y attacher ? Resumo : O artigo propõe algumas pistas de reflexão sobre as relações de sentido que se tecem entre duas facetas do presente : entre, por um lado, o dia a dia pessoalmente vívido, ou seja, o “quotidiano”, e, por outro, o presente da “atualidade”, tal como apresentada pela mídia. Que tipo de hipóteses é possível fazer relativamente à diversidade das significações associadas à pratica hoje tão difundida de constantemente “seguir a atualidade” no seu celular, em que as duas dimensões do presente parecem se fundir ? Abstract : The article proposes a few reflections concerning the relations between two facets of the present : on the one hand the lived present of daily personal affairs (le quotidien), on the other the present of world affairs as reported by the media (l’actualité). What kind of hypotheses is it possible to make concerning the diversity of significations that may correspond to the widespread habit of constantly following the news on one’s e-phone, which seems to directly connect to one another these two dimensions of the present ? Mots clefs : actualité, conversation, mode, présent, quotidien, spectacle. Auteurs cités : Per Aage Brandt, Claude Calame, Jacques Fontanille, Ana Cl. de Oliveira, Jean-Paul Petitimbert. Plan : 1. Appréhensible vs connaissable 2. L’« importance » et l’« intérêt » 4. De l’émotionnel à l’existentiel |
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Recebido em 28/08/2024. / Aceito em 10/10/2024. |