Débat : Actualité sémiotique de l’actualité ?

Suivre l’actualité, ce n’est pas
faire l’actualité, à moins que...

Olivier Chantraine
Université de Lille*

 

Publié en ligne le 31 décembre 2024
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2024n8.70091
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Une expression étrange

* Groupement des Équipes de Recherche Interdisciplinaire en Communication (GERIICO).

L’expression « suivre  l’actualité », bien que très courante est, comme le remarque Eric Landowski dans son invitation à la présente discussion, quelque peu étrange. Elle peut se révéler plus heuristique pour une approche socio-sémiotique de la pratique de l’actualité que les méthodes qui commencent par définir les « sujets d’actualité » en eux-mêmes, comme si « l’actualité » était un ensemble de propriétés inhérentes à certains événements ou textes, et non un aspect de la pratique des acteurs sociaux1.

1 Pour une interrogation de l’actualité sous l’a priori de l’ontologie des « sujets d’actualité », voir P. Bourgne, « Ontologie des sujets d’actualité », Communication, 39, 2, 2022 (http://journals.openedition.org/comm unication/15834).

Les mots constitutifs de cette expression ont en effet des connotations contraires : « l’actualité » semble ressortir de la performance, tandis que « suivre » semble le lot d’acteurs secondaires, sans initiative, « à la remorque ». Cette opposition reflète le partage des rôles entre deux types de protagonistes de l’actualité : ceux qui la « suivent » d’une part, et ceux qui la « font » ou la « vivent », d’autre part.

Il semble y avoir d’un côté la performance des uns et de l’autre une tâche seconde d’enregistrement, besogneuse et répétitive à laquelle sont assignés ceux qui s’efforcent de se tenir à jour, de ne rien manquer, mais ne sont pas dans l’arène. Les premiers, acteurs légitimes, ou prétendant à la légitimité, s’emploient à leur agenda, à « faire l’actualité », faire le « buzz », faire des « coups » et ont donc besoin de déléguer le « suivi » aux seconds, assistants, machines, ou assistants assistés par des machines.

Par exemple, avant sa conférence de presse, Monsieur le Préfet ou Monsieur le Procureur fait rédiger une note de synthèse, sur la base d’une revue de presse ou des rapports de ses subordonnés... Pour le public, il sera pourtant seul auteur crédité des propos qu’il énoncera, les petites mains restant anonymes et invisibles. Ou même un enseignant-chercheur s’abonnera à la « veille » de sa discipline en choisissant, selon le degré de synchronisation qu’il souhaite avec « l’actualité de la recherche », s’il la veut hebdomadaire, bimensuelle ou mensuelle... Elle lui sera servie par un programme informatique dûment incrémenté en données d’actualité, références de publications, appel à publication, appel à participation...

S’il y a « actualité », elle partage donc, au premier plan, de manière inégalitaire les rôles de ceux qui la font et de ceux qui la suivent et suggère l’imposture des uns comme des autres : ceux qui agissent le font peut-être plus pour se poser en acteurs de l’actualité que pour transformer le réel, et ceux qui les suivent cherchent peut-être à vivre leurs actes par procuration.

 

Pourtant ceux qui « suivent » l’actualité ne sont pas complètement en dehors du « faire » : ils ne la suivent pas « pour rien » mais bien en vue d’une contribution « éclairée », « informée », à la production de l’actualité collective dont ils participeront, et d’autre part s’ils suivent l’actualité de tel ou tel domaine, ce « suivi » est souvent le premier pas d’un processus qui fabrique « des actualités » qui, si les conditions en sont réunies, seront peut-être, à leur tour « l’actualité ».

En arrière-plan, donc, le suivi de l’actualité, par des publics diversifiés, est en fait partie intégrante de la production des actualités et du processus de leur actualisation qui en fait, ici ou là, pour tel ou tel fragment du public, « l’actualité ».

Prenons quelques exemples :

— Les électeurs suivent l’actualité politique pour voter « bien informés et sous le régime de l’esprit critique », en étant au courant des enjeux de l’élection à laquelle ils sont convoqués. Ils peuvent ainsi contribuer à la survenue d’événements électoraux susceptibles de renouveler l’actualité politique...

— Les parieurs suivent l’actualité sportive pour miser sur un club de foot ou sur un cheval en prenant suffisamment en compte les résultats disséqués par la presse sportive pour ne pas ruiner leur foyer fiscal. Leurs calculs résulteront in fine dans l’embauche ou la « revente » de telle ou telle star du ballon rond qui fera la Une...

— Les lecteurs de romans suivent l’actualité littéraire pour acheter ou éviter les lauréats des prix littéraires. Il en résultera l’émergence de « best-sellers ».

— Les cinéphiles suivent l’actualité cinématographique pour choisir le film et la salle de cinéma de ce soir... On clamera ensuite les succès du « box-office ».

Les activités cumulées de tous ces « suiveurs » — « fans », « amateurs », « érudits », « spécialistes », « électeurs » — sont la matière première de l’iceberg d’où émergent les actualités politique, sportive, théâtrale, cinématographique, philatélique, etc.

 

Le partage des rôles évoqué ci-dessus est donc moins clair et tranché qu’à première vue. L’ordre, la syntaxe, des suiveurs et des suivis pourrait bien être complexe... L’actualité est inséparablement le produit de ceux qui semblent seulement la suivre et de ceux qui croient ou veulent faire croire qu’ils la font.

Elle est le résultat de la coopération des uns et des autres, d’autant plus que « les actualités » disponibles sur le marché ne s’actualisent, ne deviennent « l’actualité » que pour un public, à la condition de rencontrer ce public et que celui-ci « suive », c’est-à-dire embraye, s’approprie ces actualités comme son actualité. Si bien que ceux qui font l’actualité ne peuvent la faire que pour et avec ceux qui la suivent, et que ceux qui « suivent » l’actualité sont en fait ceux qui peuvent l’actualiser, sans lesquels elle n’existera pas, ne sera pas actuelle.

 

Dans le monde industriel et commerçant d’aujourd’hui, l’actualisation des actualités en « actualité » n’est pas dans la relation duelle de face à face entre l’acteur et le public, elle est très généralement médiatisée.

Chaque individu a, de manière locale, circonstancielle, et partielle, accès aux faits dont il est acteur et/ou témoin dans son présent, concurremment aux actualités médiatisées sur tous supports qu’il s’approprie ou qui font intrusion dans ce même présent.

De même, les publics peuvent être acteurs et/ou témoins de l’actualité, dans le cadre d’événements vécus collectivement dans un présent partagé, soit à leur initiative, comme des meetings, manifestations, concerts, ou célébrations collectives soit par l’irruption de forces extérieures, au moins à première vue, à leur volonté, comme des catastrophes environnementales ou des attentats. Ou ils — les publics — peuvent aussi, et c’est la forme prévalente du vécu de l’actualité à l’ère des industries médiatiques, être abondamment fournis en actualités, en quasi temps réel ou en différé, et souvent sous un régime de répétition, par les médias, vastes complexes de production et distribution sur d’innombrables canaux et supports.

La transformation de la performance, du fait, de l’événement, de la situation, en actualités dont les publics pourront, ou non, faire leur actualité est le travail de ces « médias », qu’une concurrence impitoyable oppose sur le marché des actualités. Sur ce marché, l’actualisation des actualités en actualité perçue et vécue par tel ou tel public est la condition de la rentabilité, donc de la pérennité du système.

 

C’est donc dans le commerce des actualités que naît l’actualité, et l’existence de l’actualité dans le champ médiatique est inséparable de la marchandisation des actualités. Leur condition d’existence sur ce marché est leur aliénation, au sens économique et donc aussi symbolique du terme. Les « actualités » ne sont jamais de la matière première brute, elles sont toujours fabriquées, transformées, reproduites et multipliées2.

2 Ces dimensions de fabrication, de reproductibilité et dissémination font ressortir les « actualités » du même domaine que les œuvres d’art dont Walter Benjamin décrit les états selon les fonctions et les lieux d’exposition ou d’efficience.

Produites, diffusées, consommées pour leur valeur d’échange, elles souffrent d’une suspicion de carence de valeur d’usage : ces actualités valent-elles vraiment d’être mon actualité ? Chacun sait qu’on peut zapper longtemps entre les chaînes de son autoradio avant de trouver enfin ce dont on acceptera de faire son actualité tout le long d’un trajet routier et qu’on sort souvent du point relais de sa gare sans avoir acheté autre chose que des tickets de métro.

 

Enfin, les actualités sont inséparablement du registre physique et du registre langagier. Un exploit sportif est sans doute le fait de celui qui a sauté, couru, nagé, combattu... Mais celui-ci a d’abord été entraîné, financé et mis en scène par d’autres qui l’ont « sélectionné », « identifié comme pépite », qui ont « cru en lui ». Il y a donc eu d’abord un projet, un récit par anticipation, sans lequel le « fait d’actualité » ne se serait jamais produit, n’aurait jamais été « produit », c’est-à-dire ici financé. Il y a eu des entrepreneurs ou des responsables politiques qui ont défini ce qu’il faudra raconter. Et qui souvent l’ont raconté par anticipation, notamment pour convaincre les financeurs. Le fait d’aujourd’hui est le produit du récit d’anticipation d’hier.

 

Étant autant fait de discours qu’événement spatio-temporel3, le fait d’actualité peut aussi échouer à faire l’actualité lorsque d’autres discours réussissent mieux à s’actualiser pour le public. Le contexte de référence de l’actualité est en effet d’une part le contexte spatio-temporel des actions physiques, d’autre part le contexte textuel des discours et récits. Dans chacun de ces contextes il y a concurrence pour « faire l’actualité » : il faut capter l’audience, le public.

Ainsi, pour beaucoup, l’inauguration, en décembre 2024, de la cathédrale parisienne restaurée, malgré cinq années d’intenses efforts de narration épique, sera pour beaucoup moins « d’actualité » que le « chaos politique » créé par la dissolution du Parlement et l’échec qui s’en est suivi du gouvernement Barnier. D’autant que, malicieusement, le Pape aura préféré faire l’actualité religieuse par un voyage en Corse pour célébrer... la piété populaire, faisant apparaître l’actualité du Président français comme relevant moins de l’actualité religieuse que de cette actualité patrimoniale et cérémonielle dont il a fait une marque de son quinquennat.

Le couple actualités / actualité

On voit qu’il y a bien des questions à se poser en sémioticien quant à l’actualité : quel rapport unit l’actualité, d’un côté, qualité de ce qui est ou peut être actuel, à, d’un autre côté, « les actualités ». Qu’est-ce qui distingue « l’actualité », des « actualités » ?

Actualité comme Publicité sont des noms de qualité et en tant que tels ne connaissent pas sans altération profonde la variation singulier / pluriel. La marque du pluriel altère ces substantifs, en fait les « aliène ». Les rend tout à fait autres, et même souvent les fait entrer dans le champ du péjoratif.

En théorie, la publicité est un principe fondateur de l’espace public. Les « publicités » sont au contraire les parasites qui encombrent cet espace public avec du discours affranchi des principes de vérité, de sincérité et de désintéressement.

La publicité, qualité universelle de ce qui est public, n’a, a priori, rien à voir avec « la pub », qui est le système marchand qui produit les « publicités ». De sorte qu’il apparaît que « la pub » est le système d’aliénation marchande de la publicité, et un facteur majeur de sa désagrégation, ce qui se manifeste par le rapport de quasi contradiction entre les adjectifs « public » et « publicitaire ».

Dans le monde empirique, les deux pourtant cohabitent dans le même espace, s’entremêlent, et souvent sont indistinctes voire inséparables. Au point que Jean-Luc Godard a pu suggérer qu’à la télévision les publicités étaient préférables aux actualités ou aux fictions, pour la raison que « la pub, au moins, on savait que c’était de la pub »... De sorte que ses mensonges, sa rhétorique fallacieuse, ses syllogismes faux ou ses arguments d’autorité ne pouvaient nous décevoir, ne trompant pas notre attente... et ne faisant in fine aucun tort à la vérité, puisqu’elle ne les concerne aucunement.

De même « l’actualité » est une qualité de certains énoncés ou événements, de certaines situations, de certaines performances qui permet au public de les percevoir comme un vécu et un réel dont il participe, qu’il reconnaît comme étant un élément dynamique de son propre vécu et réel. Au point qu’une « marée noire » peut conduire les spectateurs et lecteurs des actualités à en faire leur propre actualité pour chausser leurs bottes et aller nettoyer, sous les intempéries, rochers, oiseaux et goémons, ou, à, moindre frais, condamner à l’infamie les géants pétroliers, les armateurs et le gouvernement dans une conversation définitive au bistrot du coin.

Ainsi « les actualités » semblent bien proches des « publicités », par ceci qu’elles sont comme elles des produits commerciaux occupant des « tranches » de l’espace public sans garantie d’une énonciation conforme aux règles de la communication publique, qu’elles sont fabriquées alors qu’elles n’assument pas leur part de fiction et que leur éthique semble plus de l’ordre de l’influence que de l’argumentation et du débat.

Lorsqu’on ressort, grâce à l’INA, des « actualités » de la guerre 40-45 ou même des « trente glorieuses », ou des guerres coloniales d’Algérie et d’Indochine, le décalage historique rend très perceptible la dimension propagandiste que nous ne percevons pas toujours aussi clairement dans le flux des actualités contemporaines. Ainsi la réception, sous forme de citation à fins de contextualisation, de ces actualités « d’hier » éveille la suspicion sur celles d’aujourd’hui, nous faisant prendre conscience que les évidences et les présupposés d’aujourd’hui ne seront visibles et audibles qu’avec le décalage de point de vue de demain.

Pourtant « l’actu » n’est pas encore aussi discréditée que « la pub »... Et on veut croire que toutes les « news » ne sont pas « fake news », pour la raison historique qu’il est encore vraisemblable que persiste ici ou là un peu d’éthique journalistique et surtout parce que « l’actu » est en dernier ressort entre les mains du public qui peut choisir ou non de l’« actualiser ».

 

Nous allons chercher à explorer ces propositions autour de quelques exemples « d’actualités » en mal d’actualité.

3 Pour une discussion des traditions de la phénoménologie herméneutique et du pragmatisme, voir Louis Quéré, « Entre fait et sens, la dualité de l’événement », Réseaux, 139, 2006.

Ainsi, le cliché de Martin Thomas paru dans Le Monde du 20 mars 2024, première image énigmatique proposée par Eric Landowski dans sa contribution et ouverture du présent débat4 veut le montrer : les « vacanciers » ne devraient pas faire leur propre actualité, mais plutôt « suivre l’actualité ».

L’état de vacances dispense d’agenda — d’injonction à faire — et assigne à la disponibilité à l’actualité et aux actualités. Affranchis de l’agitation du quotidien, les inactifs par loisir sont — enfin ? — libres de vivre ce qui est vraiment actuel, ce dont il s’agit vraiment, ici les calamités liées au « changement climatique ».

Ils auraient donc dû, les vacanciers figurants de la photo du 2 février 2024 à Viña del Mar au Chili, revêtir une tenue de protection et se mettre à disposition des pompiers, ou, au moins, s’installer devant un poste de télévision et suivre les exploits des soldats du feu. Il seraient ainsi « au cœur de l’actualité », bien à jour, concernés, impliqués.

Au lieu de quoi les vacanciers figurant sur ce cliché d’actualité font, futilement, leur propre actualité, match sans doute mémorable, pour eux et potentiellement leurs proches, de Beach Ball dont la photo, l’instantané, aurait dû aller dans un album photo familial plutôt qu’illustrer un lointain journal français, ou documenter le débat d’une revue de sémiotique.

Leur actualité, à ces « vacanciers », c’est ce qu’ils font — jouer —, et pendant ce temps ils ne suivent pas l’actualité dont le photographe, ou en tout cas le rédacteur de la « légende », attendrait qu’elle fasse l’objet de leur attention passive et docile, de leur souci ou, mieux, de leurs actions exemplaires.

4 Voir p. 22 du présent numéro d’Acta Semiotica.

Encore que : la photographie n’a pas de bande son, aussi ne savons-nous ni si un poste de radio, entre deux serviettes ou objets gonflables, ne diffuse pas dans le même temps les nouvelles du front pyrique... ni si les intrépides (plutôt qu’insouciants) vacanciers ne sont pas venus — non pas en indifférents, ou en ignorants — pratiquer leur sport « moyen »5 malgré tout.

5 « Moyen » comme Pierre Bourdieu dit « Un art moyen ». (Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965).

Leurs ébats, n’étant pas des exploits de la saga sportive médiatique, n’auraient pas dû accéder à la photographie professionnelle ni être rendus publics. Cependant les figurants du cliché sont peut-être l’image détournée d’acteurs d’un geste ultime : pratiquer une dernière fois les jeux de plage, tant que les incendies n’ont pas rendu les lieux impraticables.

La légende les catégorise — « vacanciers » — et ne nomme pas leur plage, la situant seulement par sa proximité d’incendie d’une forêt qui, elle, est nommée, ce toponyme servant en même temps quasi de titre à l’incendie lui-même. Peut-être sont-ils là parce qu’ils ont « suivi l’actualité » le matin même et donc décidé de saisir leur dernière chance... Ce qui reviendrait à l’avoir rattrapée, voire dépassée, doublée, notre fameuse actualité, pour aller poser leur propre pratique là où le destin s’apprête à l’interdire, tant qu’il en est encore temps.

Tant que la plage est encore de sable, pas encore de cendres...

 

La photo publiée par Le Monde, au statut iconique solide, dûment déposée à l’Associated Press se rapproche d’un pastiche, par la photographie professionnelle légitime, du cliché qui devrait être rangé dans l’album familial des protagonistes d’un match mémorable, pour un cercle privé, bravant le destin par un geste ironique de fin du monde ou naïvement climato sceptique.

Il devrait s’agir d’un cliché relevant de l’art moyen de la photographie. Impossible de savoir si un tel cliché amateur pris en contre-plongée par un photographe rampant dans le sable n’est pas conservé dans « l’album » d’un ou plusieurs des téléphones portables des usagers de cette plage. Il serait certainement quasi-identique par la configuration de ses pixels à son double professionnel dûment déposé en agence, l’ironie résultant du fossé d’interprétation entre la leçon du photographe professionnel et le récit des photographes amateurs. Impossible d’autre part de savoir si les figurants de la photographie publiée ont connaissance de cette publication où ils figurent en qualité de mauvais exemples... On aimerait pourtant que soit débattu leur « droit à l’image »...

 

On voit par cet exemple qu’il y a actualité et actualité selon qu’il s’agit de vécu ordinaire ou de publication médiatique.

Les « vacanciers » vivent leur actualité, le photographe amateur la documente afin de pouvoir la revivre en cercle privé, le journaliste photographe, lui, produit de « l’actu » brute dont une agence, ici l’Associated Press, et ses clients, ici le quotidien français Le Monde, font ensuite une nouvelle actu publiée.

Dans le cas étudié, l’actu fabriquée le 2 février a été ensuite déposée à l’Associated Press, en attente d’un journal-client qui saura y reconnaître une potentialité d’actualité. Elle est finalement produite, actualisée et trouve sa place et son sens dans le fil d’actualité du 20 mars, que le lecteur du Monde peut suivre, ou non, selon les critères de sa pratique de suivi de l’actualité. Elle peut par exemple retenir l’attention d’un sémioticien en quête d’un bon exemple pour un exercice de pensée de l’actualité.

 

Puisque nous sommes « sur » l’actualité du 20 mars 2024, jetons un coup d’œil sur ce que Le Monde nous offrait ce jour-là sur d’autres pages.

Le jour même de la publication de ce cliché, si on consulte les archives du journal, d’autres sportifs et sportives s’ébattent sur la planète sans faire l’objet de « rapprochements » ironiques par la morale journalistique avec « la maison qui brûle alors que nous regardons ailleurs », comme Jacques Chirac l’avait dit en 2002, à Johannesburg.

A titre d’exemples, ces deux extraits :

Ligue des champions féminine : le PSG fait un pas vers les demi-finales en s’imposant en Suède face à Häcken.
Les Parisiennes ont gagné 2-1 à Göteborg, mercredi soir, et poursuivent leur rêve d’un premier sacre européen après deux finales perdues.

Une photo fort dynamique illustre cette dernière « actu », mettant en scène la confrontation de deux footballeuses dans un moment sportif esthétique et significatif. Là où sur la photo de sport de plage le « ciel » était fait de nuage noir, on ne voit pas vraiment le ciel, puisque l’horizon est bouché par les tribunes d’un stade, rempli par un « public ».

 

Un parcours en diagonale de l’édition du Monde de ce 20 mars 2024 fait apparaître clairement que l’actualité, pour ce journal pas plus que pour les vacanciers de Viña del Mar, n’est principalement celle des incendies au Chili, en Californie, en France ou ailleurs mais plutôt principalement celle d’un événement en préparation : « Les Jeux Olympiques » de Paris. C’est que — chacun à sa place ! — les « Parisiennes » du PSG et les organisateurs des JO de Paris sont, eux, légitimes, habilités à « faire l’actualité » tandis que les sportifs amateurs auraient plutôt dû rester dans l’invisibilité de la leur.

 

C’est aussi que l’actualité, s’il nous faut la « suivre », est souvent dans l’anticipation, et donc encore plus en avance, comme ces JO qui font l’événement dès le 20 mars alors qu’il n’auront lieu qu’en juillet...

Le match « d’aujourd’hui » (i.e. le 20 mars 2024) des footballeuses parisiennes n’est interprété que par des événements potentiels du futur : elles « se sont rapprochées des demies-finales » et « poursuivent leur rêve d’un sacre européen ». L’actualité de ce match ne réside donc pas en lui-même mais dans des possibles au futur.

La réalisation effective d’un rêve concurrent le 25 mai 2024, où la finale réelle opposera les équipes féminines de Lyon et de Barcelone, n’aura pas d’effet rétroactif sur l’actualité du 20 mars. Cette « actualité » n’était donc pas dans un rapport au réel, mais bien de l’ordre de l’imaginaire.

 

On voit que si l’actualité est la qualité de ce qui est « actuel », cet « actuel » ne doit pas être confondu avec le « présent », ni avec le « réel ».

Elle n’est pas nécessairement dans le présent, elle peut nous faire vibrer aujourd’hui à ce qui se produira demain, dans quelques mois, ou surtout peut-être demain et peut-être dans quelques mois. Elle peut même être vécue pleinement dans le rêve d’aujourd’hui alors qu’elle ne se produira finalement pas demain. La probabilité de sa non-réalisation est sans effet sur son actualité vécue ici et maintenant.

« La France » fera-t-elle moisson de médailles ? Le ministre de l’Intérieur sera-t-il victorieux de la menace terroriste ? Le gouvernement Barnier sera-t-il censuré en décembre ? L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche aggravera-t-elle les massacres en Palestine et au Liban ? Mettra-t-elle fin à la guerre en Ukraine ?

Toutes ces questions d’actualité, matière première de l’actualité qu’il nous faudrait suivre ne sont ni d’ici, ni de maintenant, ni réelles. Elles sont en attente d’actualisation par le lecteur, l’auditeur, le spectateur, qui peut, par devoir ou par plaisir, par raison ou par passion, décider de les préférer, pour un temps plus ou moins long, à sa propre actualité, ou à l’actualité qu’il partage au présent avec d’autres.

 

Je peux poser mon roman pour écouter France-Info ou éteindre France-Info pour me concentrer de préférence sur l’actualité de mon roman. Je peux éteindre mon smartphone, pourvoyeur de « nouvelles », pour devenir le spectateur d’un spectacle théâtral dont je partagerai l’actualité pendant quelques minutes ou des heures avec des acteurs et les autres spectateurs. Et ensuite débattre, au café, de l’actualité — aujourd’hui — d’une comédie d’il y a quelques siècles... Je pourrai même la comparer avec son actualité d’hier, ou son actualité à l’époque de sa première création.

En conclusion

J’ai voulu ici esquisser une problématique dans le sillage de la question mise en débat : « Suivre l’actualité — pourquoi ? Sens et insignifiance d’une pratique ».

Pour cela, j’ai interrogé les mots mis habituellement sur cette pratique et introduit le doute quant à la répartition des rôles sociaux attribués aux uns et aux autres par cette gigantesque pratique collective et ces innombrables pratiques individuelles : « suivre l’actualité ». J’ai suggéré que l’autorité et la responsabilité ne sont peut-être pas où on les voit dans un premier temps et que « suivre l’actualité » n’était peut-être pas séparé de « faire l’actualité ». De même, je propose de considérer que production, diffusion et réception de l’actualité sont une seule et même pratique interactive, une co-construction de l’industrie des médias avec ses publics. Même si les industries médiatiques semblent en position de dicter leur agenda, de définir « ce dont il s’agit », d’imposer leurs actualités, le contrepouvoir des publics est incontournable, en ceci que ce n’est que par la réception, et l’interprétation, que les actualités peuvent s’actualiser et donc devenir « l’actualité». L’analyse sémiotique conduit ainsi à mettre au premier plan le public de l’actualité, et l’incontournable question éthique qui se pose à lui : quelle « actualité » choisit-il d’actualiser ? et de vivre ?

 

Bibliographie

Benjamin, Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), trad. Paris, Payot (coll. Petite Bibliothèque Payot), 2013.

Bourdieu, Pierre, « La science et l’actualité », Actes de la recherche en sciences sociales, 61, 1986.

Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris Minuit, 1965.

Bourgne, Patrick, « Ontologie des sujets d’actualité », Communication, 39, 2, 2022 (http://journals.openedition.org/communication/15834).

Chantraine, Olivier, Approche socio-sémiotique d’un espace public fragmenté, Mémoire d’HDR en Sciences de lInformation et de la Communication, Université Paris Nord, 1997.

Landowski, Eric, « Suivre l’actualité, pourquoi ? Sens et insignifiance d’une pratique », Acta Semiotica, IV, 8, 2024.

Quéré, Louis, « Entre fait et sens, la dualité de l’événement », Réseaux, 139, 2006.

 

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* Groupement des Équipes de Recherche Interdisciplinaire en Communication (GERIICO).

1 Pour une interrogation de l’actualité sous l’a priori de l’ontologie des « sujets d’actualité », voir P. Bourgne, « Ontologie des sujets d’actualité », Communication, 39, 2, 2022 (http://journals.openedition.org/comm unication/15834).

2 Ces dimensions de fabrication, de reproductibilité et dissémination font ressortir les « actualités » du même domaine que les œuvres d’art dont Walter Benjamin décrit les états selon les fonctions et les lieux d’exposition ou d’efficience.

3 Pour une discussion des traditions de la phénoménologie herméneutique et du pragmatisme, voir Louis Quéré, « Entre fait et sens, la dualité de l’événement », Réseaux, 139, 2006.

4 Voir p. 22 du présent numéro d’Acta Semiotica.

5 « Moyen » comme Pierre Bourdieu dit « Un art moyen ». (Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965).


Résumé : L’analyse langagière et empirique des pratiques du public et des industries médiatiques invite à considérer « l’actualité », non comme une propriété de certains événements ou leur narration par les médias, mais comme un aspect de la production du vécu en coopération entre « récepteurs » et « producteurs ». La hiérarchie des destinateurs et des destinataires, des acteurs et des spectateurs, des auteurs et des lecteurs ne répartit qu’en apparence les rôles de ceux qui font et de ceux qui suivent l’actualité. La question de l’éthique de l’actualité est donc autant une question pour les publics que pour les producteurs.


Resumo : A análise discursiva e empírica das práticas do público e das industrias midiáticas convida a considerar a “atualidade”, não como uma propriedade de certos eventos ou de sua narração pela mídia, mas como um aspecto da produção do vivido em cooperação entre « receptores » e « produtores ». A hierarchia dos destinadores e destinatários, dos atores e espectadores, dos autores e leitores distribui apenas em aparência os papeis daqueles que “fazem” e daqueles que “seguem” a atualidade. A questão da ética da atualidade é, portanto, uma questão tanto para os públicos quanto para os produtores.


Abstract : The words and practices of audiences and medias show that actuality is not a characteristic inherent to events or narratives but rather an aspect of the making of experience in cooperation by receivers and producers. Hierarchy of authors and listeners, actors and spectators does not part roles between those who do or lead and those who consume or follow. So ethics of actuality is a concern altogether for professionals of the media and for lay audiences.


Mots clefs : actualité, actualités, industries médiatiques, publics, éthique.


Auteurs cités : Walter Benjamin, Pierre Bourdieu, Louis Quéré.


Plan :

Une expression étrange

Le couple actualités / actualité

En conclusion

 

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Recebido em 11/11/2024. / Aceito em 10/12/2024.