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Lectures critiques
Régimes de sens, Alain Perusset
Publié en ligne le 31 décembre 2024
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Voilà quelques mois, lors d’une brève entrevue à paraître, nous confiions à Kalevi Kull et Ekaterina Velmezova que Les interactions risquées constituent à nos yeux, à côté de Passions sans nom et de Pratiques sémiotiques, une des trois œuvres majeures de la sémiotique du XXIe siècle1. Dans cet échange, nous ne cachions pas notre inscription dans la tradition greimassienne, mais indépendamment de cet ancrage nous estimons que cet opuscule d’Eric Landowski reste une contribution essentielle à la sémiotique contemporaine en remplissant deux missions fondamentales en tant que texte scientifique, et plus encore sémiotique : il est accessible et transforme notre regard sur le monde. Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée d’œuvres telles que les Mythologies de Roland Barthes et Kant et l’ornithorynque d’Umberto Eco. Dans ce livre de quelques cent pages, Landowski nous fait accéder, avec méthode, pédagogie et acuité, à certains arcanes du sens qui jusqu’alors étaient insoupçonnés ou tout du moins imparfaitement conceptualisés. Le « modèle interactionnel » qui y est développé est un appareil théorique qui entend présenter de façon synoptique l’ensemble des régimes d’interaction dont il est possible de faire l’expérience au quotidien, et qui par suite manifestent différents régimes de sens. |
1 E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005 (par la suite, « IR » et numéros de pages dans le texte) ; id., Passions sans nom. Essais de socio-sémiotique III, Paris, P.U.F., 2004 (par la suite, « PSN » et numéros de pages dans le texte). J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008. |
Du point de vue de la méthode, Landowski a éprouvé l’heuristique de son modèle dans nombre d’articles parus au cours des deux dernières décennies tandis qu’en parallèle toute une équipe d’autres sémioticiens faisait un usage fréquent dudit modèle2. Dernièrement, Landowski a lui-même cherché à compléter et enrichir cette œuvre avec deux articles rédigés à cet effet3. Ce sont ces articles, avec les commentaires, précisions et ajouts qui s’y trouvent, qui nous ont convaincu d’écrire le présent texte dont le projet germait cependant depuis quelque temps déjà, notre ambition étant d’améliorer encore l’heuristique et la praticité de ce modèle qui célèbre aujourd’hui vingt ans d’existence. En effet, malgré les nombreuses gloses du modèle par Landowski et nos pairs, il nous semble que quelques points méritent d’être davantage approfondis et problématisés — en particulier le versant proprement pratique des régimes d’interaction (infra §1), le principe du régime de l’accident (§2), l’application des régimes d’interaction au cas particulier des usagers du métro4 (3.1), le rapport entre les régimes de sens et la sémiotique du goût (3.2), la structure même du carré sémiotique rendant compte des relations entre ces régimes (3.3), enfin, certains choix terminologiques (3.4). |
2 Voir les travaux de J.-P. Petitimbert, Fr. Sedda, P. Demuru, G. Grignaffini, P. Cervelli, T. Padoan, G. Ceriani, C. Addis, P. Jevsejevas, A.C. de Oliveira, Y. Fechine, A. Bueno, M. Bogo, J. Ciaco, C. Alfeld, R. Alves, R. Neiva, M. Scóz, A. Perusset, et bien autres. 3 « Complexifications interactionnelles », Acta Semiotica, I, 2, 2021, et « Le modèle interactionnel, version 2024 », Acta Semiotica, IV, 7, 2024 (par la suite, « M24 » et numéros de pages dans le texte). 4 En référence à l’analyse bien connue de Jean-Marie Floch. |
Cette contribution entend donc apporter une nouvelle pierre à l’édifice de la socio-sémiotique de Landowski. Elle est en ce sens complémentaire de la présentation écrite par Franciscu Sedda, vingt ans après l’avant-propos originel de Jacques Fontanille5, à l’occasion de la récente réédition en ligne (et en libre accès) des Interactions risquées dans les Actes Sémiotiques6. Cependant, notre texte s’en distingue en ce qu’il ne vise pas à faire le bilan de la fortune de ce livre ou à le resituer et le relégitimer. Il s’agit plutôt d’une lecture critique du modèle interactionnel destinée à renforcer son potentiel d’analyse et à augmenter le plaisir de sa pratique ; soit, pour reprendre les termes de Sedda : une application mécanique — programmée ! — du modèle peut donner des résultats maniéristes qui disent peu de la réalité qu’ils explorent et offrent encore moins à la validation et à l’implémentation du modèle en soi. Cependant, dans ce travail extensif [d’application du modèle interactionnel], il peut aussi se développer une variation dans la répétition, un ajustement continu du modèle et avec le modèle : une application réitérée et néanmoins sensible et expérimentale, capable de générer une satisfaction intellectuelle et des avancées théoriques non négligeables. La répétabilité de l’épreuve ayant une telle valeur scientifique, la réutilisation de l’outil sémiotique peut renforcer sa puissance d’observation. D’ailleurs, Landowski lui-même nous a enseigné quel plaisir et quelle valeur cognitive peuvent découler de l’habitude, de la familiarité avec une pratique (y compris une pratique analytique) à laquelle on tient et qu’on finit par incorporer.7 |
5 J. Fontanille, « Avant-propos » à IR, 2005, pp. 1-5. 6 Fr. Sedda, « Relire LIR », Actes Sémiotiques, 131, 2024. (De ce texte on trouvera dans le présent volume une version mise à jour par l’auteur, en anglais : « Re-reading Les Interactions risquées : potentialities and folds of a semiotic classic, twenty years after », Acta Semiotica, IV, 8, 2924. Ndlr). 7 Art. cit., p. 206. |
Même si cela peut tomber sous le sens, rappelons que le modèle interactionnel a été conçu comme visant à rendre compte, de la façon la plus synthétique possible, de l’ensemble des interactions pouvant survenir dans le monde de la vie humaine, bien que Landowski ait souvent décrit aussi d’autres types de relations et d’interactions, par exemple entre phénomènes naturels, substances chimiques ou rôles thématiques. Etant donné qu’il s’est agi de formaliser une catégorie (celle des interactions), il est apparu évident à notre auteur « greimassien » d’utiliser le carré sémiotique pour discriminer, interdéfinir et illustrer ces variétés d’interaction. Et comme toute catégorie est un continuum8, il s’est également avéré pertinent pour lui d’arrondir les angles dudit carré (cf. PSN, pp. 267-268) pour indiquer qu’un type d’interaction peut devenir autre, et ainsi de suite, de façon processuelle et cyclique : |
8 Cf. Cl. Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006. A. Perusset, « Éléments de sémiotique catégorielle », Actes Sémiotiques, 126, 2022 ; id., « How post-structural semiotics models categories », Signata, 14, 2023. |
Figure 1. Les régimes d’interaction et de sens, En résumé, ce sont quatre régimes d’interaction que l’auteur a identifiés, interdéfinis et décrits, à commencer par celui qui peut apparaître le plus évident et qui, historiquement, a été celui que les sémioticiens ont érigé en syntaxe interactantielle « canonique » : la manipulation. 1.1. Le régime de la manipulation En vertu de la logique catégorielle dans laquelle nous nous trouvons, ce régime est appelé à subsumer toutes les sortes d’interactions de type manipulatoire possibles et imaginables (tout comme le font les autres régimes dans leur ordre propre). Ce que Landowski a reconnu comme élément commun à toutes les interactions de ce type est qu’elles naissent de l’intentionnalité propre aux actants « manipulateur » et « manipulé » qu’elles mettent en relation. Autrement dit, l’intentionnalité étant le propre du vivant, et pouvant de ce fait être purement instinctive9, c’est une réflexivité ou une volonté (un désir, conscient ou non) qui fonde ce régime, avec des actants (des « sujets ») sinon nécessairement humains du moins anthropomorphes10. |
9 Cf. H. Bergson, La conscience et la vie, Paris, P.U.F., 2011. 10 Cf. G. Grignaffini, « Appunti per una sociosemiotica del giardinaggio », Acta Semiotica, I, 1, 2021. |
En termes de situation pratique, face à cet actant de référence (par défaut un individu, mais des groupes d’individus sont aussi envisageables), on a une altérité qui peut consister en tout type de réalité : un autre individu ou groupe d’individus, un objet11 ou un ensemble d’objets12, mais aussi, le cas échéant un ou plusieurs dispositifs, un espace ou plus généralement un environnement, enfin, plus abstraitement, le monde, voire, nous semble-t-il aussi, une idée. Dans ce cadre, Landowski envisage des situations où l’actant de référence pense, analyse, réfléchit, soupèse, mais aussi négocie, voire lutte, au sens propre comme figuré, l’idée étant de faire avec le monde, pour mieux le comprendre, le maîtriser et in fine en tirer profit. Aussi, sous ce régime, y a-t-il d’une certaine manière toujours une stratégie à l’œuvre, au service d’une quête de pouvoir (d’une domination), qui tantôt peut aller de soi, tantôt être complexe, tantôt être mise en place facilement, tantôt se heurter à des résistances. Dans Les interactions risquées, Landowski a d’ailleurs envisagé de qualifier ce régime comme celui de la « stratégie » (IR, p. 72). 1.2. Le régime de l’ajustement Le régime de l’ajustement a sans doute été celui le plus glosé. Déjà dans Passions sans nom, ce régime (qui n’était pas encore nommé) bénéficiait d’une attention particulière avec la problématisation du concept d’union (PSN, pp. 57-69). L’idée est ici de reconnaître et surtout de conceptualiser le fait qu’il peut y avoir des interactions où l’autre n’est pas traité comme un objet de valeur (réifié et objectivé comme lieu d’investissement des valeurs propres à l’actant référent), mais apprécié et valorisé comme un alter ego, pour ses qualités intrinsèques, notamment sémio-esthésiques. Si une intentionnalité intervient certes aussi dans ce genre de situation, elle ne ressort guère d’une volonté ou d’un projet prémédité, mais bien plutôt d’une affinité de l’ordre de la sensibilité face à l’autre et d’une sorte de fidélité de l’actant référent à sa propre nature. Sous ce régime, rien en effet de spécifique n’est visé, encore moins anticipé. C’est seulement l’ajustement à l’autre, au fil de l’interaction, qui détermine l’orientation — le sens — de la pratique. Sous ce régime, c’est effectivement une union qui se fait jour, un « sentir » réciproque où chaque interactant se découvre lui-même à la faveur de l’interaction en cours. Comme l’explique Landowski, un « accomplissement mutuel » (PSN, pp. 136, 174, 258) advient — une osmose dirions-nous —, parce que précisément aucun des interactants ne prend le dessus sur l’autre. 1.3. Le régime de la programmation Lorsqu’on en vient aux deux autres régimes, la programmation et l’accident, on se rend compte — et Landowski le soulignait déjà dans Les interactions risquées — qu’on n’a pas affaire à de véritables interactions mais plutôt à des interactions de surface : à ce que l’auteur appelle des « coïncidences » (IR, pp. 86-91), étant entendu que le principe d’une interaction serait de reposer sur une intention — peu importe qu’elle soit fixée dès avant l’interaction (régime de la manipulation) ou qu’elle naisse de la rencontre même (régime de l’ajustement). En tout état de cause, on a surtout là problématisée une opposition entre interactions coïncidentes et interactions pratiques, le terme d’interaction devant continuer à surplomber l’ensemble de ces configurations. Pour circonscrire le régime de la programmation, Landowski recourt à de nombreux exemples : il se réfère tantôt aux rôles prototypiques (dits thématiques) des contes (les rois se comportent comme des rois), tantôt à des régularités par exemple profesionnelles ou sociales (d’un gendarme, on attend qu’il agisse en tant que gendarme, indépendamment de ses opinions personnelles). Mais il indique aussi que ce régime, en tant que fondé sur un principe général de régularité, vaut pour décrire des causalités physiques, comme lorsqu’on procède à des mélanges de substances chimiques et qu’il va de soi que le résultat sera celui attendu. |
11 Cf. J.-M. Floch, « Le couteau du bricoleur », Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995. 12 Le feu, l’eau, chez Greimas : voir « La soupe au pistou », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5,1979. |
En revanche, il nous semble que l’auteur s’attarde moins sur des situations qui vaudraient pourtant aussi comme véritables interactions pratiques, bien qu’il les évoque lorsqu’il parle des « conditionnements socio-culturels, faisant l’objet d’apprentissage et s’exprimant dans des pratiques routinières » (IR, p. 19). Sans doute vaudrait-il la peine de préciser comment (si on s’en tient au niveau de pertinence de l’activité humaine) un tel régime se manifesterait plus concrètement. Nous retenons l’idée que sous le régime de la programmation l’actant de référence agit sans penser13. En ce sens, c’est un régime diamétralement opposé à celui de la manipulation, qui repose au contraire sur l’énergie du désir ou de la volonté. A l’échelle humaine, les interactions « programmées » sont principalement celles qu’on réalise sans réfléchir, donc en premier lieu des énonciations corporelles (marcher, tourner la tête, se tenir debout), voire des activités plus complexes, fruits de l’habitude, comme fermer à clé la porte de chez soi (jusqu’à se demander ensuite si on l’a bien fermée). Ce sont les interactions de ce type, vues comme des « opérations » (M24, pp. 115-118) — mais qui, à notre sens, seraient davantage à considérer comme des automatismes — qui, sur le plan quotidien, relèveraient spécifiquement du régime de la programmation. D’où la figure de « l’actif pur », défini comme celui « qui n’arrête pas un instant d’exécuter ses programmes, toujours les mêmes, sans jamais se demander pourquoi » (IR, pp. 35-36). |
13 Cf. E. Landowski, « Opérer sans savoir », in Avoir prise, donner prise, Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009. |
2.1. Une rencontre qui fait désordre L’intéressant avec les interactions programmatiques est qu’on ne les « voit » pas lorsqu’on en fait l’expérience. On les effectue sans s’en rendre compte. Cette spécificité les rapproche des interactions relevant du régime de l’accident. En effet, Landowski soutient de façon plus ou moins métaphorique que ces régimes d’interactions ne sont pas dirigées de l’intérieur mais de l’extérieur, par un « actant tiers » : soit par un « programmateur » pour le régime du même nom (la causalité physique, la contrainte sociale, le poids de l’habitude), soit par un « actant joker » (comme l’aléa ou le hasard) pour le régime de l’accident (IR, pp. 267-268). D’où, pour reprendre le terme de Greimas, un « éblouissement »14 face à l’interactant du régime de l’accident, toujours et partout susceptible de survenir d’une manière que rien ne présageait. L’accident, que nous ne voyons pas venir, nous « transporte » tout au long de sa durée, plus ou moins brève. |
14 A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987. |
De plus, contrairement aux interactions programmatiques, bien huilées et se réalisant sans heurts ni anicroches, les coïncidences du régime de l’accident se révèlent tout à fait détonantes, ne serait-ce parce qu’elles sont inattendues et qu’elles brisent la continuité du quotidien15. Dans un exposé datant de 2014, Landowski avait d’ailleurs bien identifié les « types d’univers » respectivement instaurés par ces divers régimes : un Cosmos pour la programmation et un Chaos pour l’accident, et, complémentairement, un Logos pour la manipulation et l’Oikos pour un ajustement16. En définitive, c’est un désordre que le régime de l’accident instaure. A grande échelle, au niveau « macro », ce désordre peut typiquement être une catastrophe naturelle. Au niveau « micro » (à l’échelle des interactions humaines), il se traduit, sur le plan vécu, par une perte de repère et de sens. Lorsqu’un accident survient (qu’on fasse tomber une assiette ou qu’on se fasse renverser par une voiture), on perd, l’espace d’un instant, tout contrôle sur le cours des événements. Cette perte de contrôle est en soi une perte de sens dans la mesure au moins où elle amène à se demander a posteriori comment et surtout pourquoi cet événement « accidentel » s’est produit. Etait-il prévisible ? évitable ? Dans De l’Imperfection, Greimas analyse plusieurs situations relevant, avant le lettre, de ce régime. Il les qualifie d’imparfaites précisément parce qu’elles souffrent — du point de vue de la doxa ou de l’habitude — d’un déficit de sens. Cependant, de telles situations résultent parfois non pas tant d’accidents à proprement parler que de contextes où des phénomènes « hors norme » surviennent de façon en fait plus ou moins attendue. Il est effectivement possible qu’un individu cherche à se trouver dans une situation de type accident, autrement dit, que l’imprévu soit espéré, désiré ou visé. Ce n’est donc pas sans raison que Landowski place le régime de l’accident (avec celui de l’ajustement) dans la « constellation de l’aventure ». Dans son étude des usagers du métro, Floch présente justement un tel cas de figure avec l’archétype du « flâneur » : |
15 Cf. Fr. Sedda, « Intersezione di linguaggi, esplosione di mondi. Una rima fondativa fra l’ultimo Lotman e il primo Greimas », E/C, 2008. P. Demuru, « Between Accidents and Explosions », Bakhtiniana, 15, 1, 2020. K. Nastopka, « La nécessité et l’accident selon Greimas et Lotman », in T. Migliore (éd.), Incidenti ed esplosioni, Rome, Aracne, 2010. 16 E. Landowski, colloque Metamind’2014, The Order in Destruction and the Chaos of Order, Riga, septembre 2014. Cf. aussi J.-P. Petitimbert, « Entre l’ordre et le chaos », Nouveaux Actes Sémiotiques, 116, 2013. |
Ce que cherche à vivre le flâneur, c’est l’émotion ; ce sont ces situations de surgissement (...) de l’inattendu. Le flâneur est amateur du bizarre et de tous ces moments où le sens apparaît sans qu’il soit encore structuré, sans qu’on puisse d’emblée projeter sur lui une quelconque grille de lecture ; il veut être étonné, surpris (…) [il] se plaît à sentir le monde le posséder, et sa compétence se perdre17. |
17 J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, Paris, P.U.F., 1990, p. 34. |
L’association de la figure du flâneur avec le régime de l’accident nous signale aussi que la topique de la création de sens n’est pas uniquement affaire d’ajustements. Les nombreux articles publiés par Landowski sur les interactions de type ajustement pourraient laisser penser que seule la syntaxe de l’ajustement peut être créatrice de sens nouveaux ; et l’association du non-sens aux interactions de type accident peut aussi conduire à penser l’ajustement comme seul régime créateur de sens. Pourtant, il n’en est rien : l’accident est aussi l’ouverture possible sur de nouvelles formes de sens. Dans son article de 2024, Landowski note d’ailleurs explicitement que le non-sens (lié à l’accident) ne se referme pas nécessairement sur un « insensé » indépassable mais peut donner accès à un « outre-sens », autrement dit, à un sens que nous ne sommes encore capable ni d’interpréter ni de comprendre : [Sous le régime de l’accident, on ne peut] exclure l’éventualité ou bien de l’émergence de quelque « outre-sens » par delà le non-sens (comme le postulent la théorie lotmanienne de l’« explosion » et celle, greimassiennne, de l’« éblouissement »), ou bien de la révélation (elle-même fortuite, peut-être bien, ou pour le moins imprévisible) de quelque clef d’interprétation d’ordre mythique ou religieux, restauratrice d’un sens possible. Mais ce serait déjà passer à des formes de croyance en une figure du Destinateur, autrement dit, de nouveau, au régime de la manipulation. (M24, p. 114). Tout est correct dans ce qui est décrit ici. Notamment, le fait qu’un non-sens qui viendrait à révéler un sens nouveau perdrait sa valeur absurde pour devenir une ressource sémiotique positive. C’est pour cela qu’il faut reconnaître que tout ce qui nous paraît insensé reste potentiellement vecteur d’un outre-sens auquel on ne parvient pas encore à accéder18. Mais la discussion que nous amorçons ici risque d’être trop généralisante. Pour ce qui concerne l’étude d’une interaction de type accident à l’échelle humaine, tenons-nous en plutôt à l’exemple de Floch précité. |
18 Cf. G. Ceriani, Inversioni. Il senso dell’insensato, Milan, Mimesis, 2024, et ici même la rubrique Bonnes feuilles. (Ndlr). |
Avec la figure du flâneur, Floch décrit l’expérience in vivo du non-sens. Quel enseignement tirer de cette description et de cette expérience ? Même si le flâneur « se rend disponible », il ne parvient pas à se connecter avec son environnement. Là réside structurellement, semble-t-il, la différence entre le régime de l’accident et celui de l’ajustement. « S’ajuster » ne requiert pas seulement une « disponibilité » (M24, pp. 108-110) mais suppose aussi une interconnexion, une « union » qui débouche sur un accomplissement mutuel entre les interactants. Si bien que les surprises vécues, les bizarreries et les désordres perçus par le flâneur s’expliqueraient par l’incapacité des parties prenantes à entrer sémio-esthésiquement en relation. L’interaction de type accident serait donc une rencontre qui certes adviendrait matériellement, mais qui, sémiotiquement — en termes de production de sens nouveau — ne produirait encore rien, au moins dans un premier temps. Pour le sujet de ladite expérience, la rencontre semble en outre être vécue en dehors de toute temporalité, comme un moment suspendu où il peut avoir l’impression d’halluciner (ou halluciner réellement), où il se sent happé, absorbé par la situation (Greimas parle de « fusion »19), à la fois fasciné et dérouté par quelque chose qui lui paraît pour ainsi dire « surnaturel » (le terme est aussi de Greimas), parce qu’il saisit qu’il accède à une « réalité cachée »20, parce qu’il pressent qu’il est sur le point de voir ou de manquer de voir ce que cache le paraître de la quotidienneté. |
19 Voir surtout le chapitre « L’odeur du jasmin ». 20 De l’Imperfection, op. cit., p. 41. |
2.2. En deçà du non-sens, l’outre-sens Greimas envisage ce genre d’expériences comme autant de « moments d’innocence »21, (expression empruntée à Michel Tournier22) lorsqu’il étudie comment Robinson croit apercevoir une autre île à l’horizon : est-elle réelle ? est-ce un mirage ? Pour qualifier ces perceptions hors du temps et du réel, Greimas convoque aussi le concept de guizzo (autre emprunt littéraire, cette fois-ci à Italo Calvino) qui « désign[e] le frétillement du petit poisson sautant dans l’eau, comme un éclair argenté et brillant, réunissant en un instantané l’éclat de la lumière et l’humidité de l’eau »23. La métaphore illustre parfaitement l’idée que sous le régime de l’accident on peut en venir à sentir, pressentir ou, dans le meilleur des cas, découvrir une nouvelle facette du réel, qui, étant nouvelle, ne peut que dérouter tant qu’elle n’est pas stabilisée perceptivement (« iconisée », dirait Jean-François Bordron24), puis conceptualisée (réélaborée cognitivement). |
21 Ibid., pp. 14, 16. 22 Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967, pp. 92-95. 23 Palomar, Turin, Einaudi, 1983, pp. 12-13. 24 J.-F. Bordron, L’iconicité et ses images, Paris, P.U.F., 2011. |
L’idée de guizzo est généralement thématisée en sémiotique à partir du postulat qu’on ne peut pas percevoir l’être, mais tout au plus un paraître, étant donné que notre perception et notre cognition médiatisent le monde physique en le filtrant et le traitant25. D’où, moyennant les événements imprévisibles propres au régime de l’accident, une sorte de « fracture »26 qui laisse entrevoir de nouvelles esquisses de l’objet-monde. C’est ce que décrivent tour à tour Bordron (« il ne peut y avoir pour un objet qu’une esquisse possible sauf à imaginer une perception éternellement sidérée »27), Eco (« il est toujours possible d’identifier au cours de l’expérience d’autres caractères de l’objet »28) et enfin Greimas en conclusion de ses analyses : L’apparition d’une autre île, l’envahissement du parc dans le salon de musique, la mutation de la vue du sein en « vision » surnaturelle, le resplendissement de l’obscurité en toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, la mise à mort du lecteur signifient, chacun à sa manière, la transformation fondamentale de la relation entre le sujet et l’objet, l’établissement instantané d’un nouvel « état de choses ». Simple dérèglement de la perception — dira le bon sens — (...) ou dispositif génétique particulier, amenant certains à voir les choses autrement. Il ne s’agit pas pour nous de statuer sur des causalités, mais de décrire un phénomène à effets étranges, retentissants.29 |
25 Cf. J. Fontanille, Corps et sens, Paris, P.U.F., 2011 ; W. Beividas, « La sémioception et le pulsionnel en sémiotique », Actes Sémiotiques, 119, 2016 ; A. Perusset, Sémiotique des formes de vie, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2020. 26 De l’Imperfection, p. 72. 27 « Le statut sémiotique du monde naturel et la question de l’objet », Nouveaux Actes Sémiotiques, 110, 2007. 28 Kant et l’ornithorynque, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 121. 29 De l’Imperfection, p. 76. |
En poursuivant la lecture de Greimas, on peut aussi postuler que le non-sens et l’outre-sens sont autant de facettes du Sens, cette fois-ci dans son acception platonicienne : le non-sens étant le Sens tel que conçu par la doxa (un sens idéalisé, inaccessible), l’outre-sens, une facette nouvellement saisie de ce Sens qui, par son caractère indicible et l’éblouissement qu’il provoque, ne pourrait qu’être imparfaitement formalisé : Quelque chose arrive soudain, on ne sait pas quoi : ni beau, ni bon, ni vrai, mais tout cela à la fois. Même pas : autre chose. Cognitivement insaisissable, cette fracture dans la vie est susceptible, après coup, de toutes les interprétations : on croit y retrouver l’attente insoupçonnée qui l’avait précédée, on croit y reconnaître la madeleine renvoyant aux sources immémoriales de l’être ; elle fait naître l’espoir d’une vie vraie, d’une fusion totale du sujet et de l’objet. En même temps que la saveur de l’éternité, elle laisse l’arrière-goût de l’imperfection.30 |
30 De l’Imperfection, pp. 72-73. |
2.3. Le maintenant et l’après de l’accident Compte tenu des observations qui précèdent, il nous semble important de distinguer plusieurs aspects du régime de l’accident. Premièrement, son « mode d’efficience », comme aurait dit Claude Zilberberg31 : les interactions de type accident peuvent soit survenir (comme l’envisage principalement Landowski et comme le suggère le terme même d’accident), soit parvenir (comme le décrit Floch avec son flâneur ou comme on peut se l’imaginer lorsqu’on se rend au musée pour faire l’expérience d’œuvres d’art qui pourraient nous plonger dans ce régime). Deuxièmement, il y a sa durée, très brève (l’accident peut se produire en une fraction de seconde) ou plus ou moins longue (la flânerie dans le métro, la contemplation d’un tableau). Troisièmement, sa valeur, qui peut être soit banale (lorsqu’on découvre le montant inattendu d’une facture à payer), soit extraordinaire, parce que mémorable ou traumatique (suite à un grave accident ou une rencontre malencontreuse). Quatrièmement, il y a aussi sa phorie : bien qu’on ait tendance à envisager les interactions se rapportant à ce régime comme négatives, elles peuvent aussi être positives, tel l’émerveillement devant une présence mystérieuse et insondable. |
31 La structure tensive, Liège, PULg, 2012, p. 39. |
Enfin, il y a la question de la réaction qui fait suite à l’expérience. Landowski en est venu à parler d’assentiment32, terme qui depuis a souvent aussi servi à désigner ce régime, et qui dès le départ nous a paru plus approprié que celui d’accident, ce dernier renvoyant, comme on le comprend désormais et comme l’a aussi relevé Jacques Fontanille33, à un type d’interaction trop particularisant (fondé sur le mode du survenir, d’une durée brève, avec une phorie négative). En parlant d’assentiment, Landowski a donc cherché à introduire un concept plus neutre pour souligner le fait que la rencontre (la coïncidence) de type accident, n’étant ni voulue ni prévue (et son résultat encore moins assuré), ne peut qu’obliger l’actant référent sinon à « accepter » du moins à prendre acte, d’une part, de l’expérience qui lui a été imposée, d’autre part du fait qu’il se trouve dans un nouvel état de choses une fois celle-ci achevée. Néanmoins, dans la version de 2024, Landowski souligne qu’on peut aussi faire autrement que se résigner suite au vécu d’une telle interaction : en lieu et place de l’assentiment, il y a aussi la possibilité de la révolte. (…) nous avons presque dès le départ désigné le régime de l’« accident » comme étant aussi celui de l’« assentiment ». La première dénomination souligne le côté imprévisible et imparable de ce qui survient ; la seconde exprime le point de vue subjectif de qui se résigne devant l’inéluctable, l’incertitude du sort, le risque du non sens. Cependant, face à ce qui, selon une expression de Youri Lotman, « ressemble, du point de vue humain, à un arbitraire inexplicable », l’acquiescement, l’« assentiment », n’est assurément pas la seule attitude possible. Le refus et son corollaire, la révolte, sont tout autant à prévoir : révolte morale, en silence, devant l’absurde, ou révolte éclatante, en acte, non pas contre « l’injustice du sort » en général ou les mystères insondables de la Providence, mais [par exemple, ajouterions-nous] contre les abus de pouvoir de quelque instance non pas transcendante mais bien terrestre exerçant une forme de puissance absolue. Notre interprétation initiale du régime de l’accident, qui privilégiait l’idée d’assentiment à l’inévitable et y associait une logique de la « soumission », appelait donc son complémentaire fondé, à l’opposé, sur le refus de l’inéluctable, quand bien même un tel refus serait voué à l’échec et donc désespéré. Soulignons par conséquent l’ambivalence de ce régime, celui de l’accident-révolte autant que de l’accident-assentiment. (M24, p. 115). Par rapport à ces réactions suscitées par les interactions de type accident, il nous semble que Landowski thématise en fait deux moments qu’on ne doit pas opposer. En effet, suite à un accident, avant toute révolte ou insoumission, il y a d’abord un nouvel état de choses dont on ne peut (« raisonnablement ») que reconnaître la « factualité », auquel on ne peut, en ce sens, qu’« assentir ». Après quoi, dans un second temps, on peut toujours se révolter, ou à l’inverse se faire à l’idée de ce nouvel état de choses. Quoi qu’il en soit, la catastrophe qui est advenue s’est produite sans qu’on ait eu son mot à dire ; et si, après coup, l’insoumission se ramène à un « refus de l’inéluctable », il est fort probable qu’elle soit à son tour inéluctablement « vouée à l’échec et [donc] désespérée » (M24, p. 115) — sauf à passer du régime de l’accident à celui de la manipulation, c’est-à-dire à substituer à la soumission devant quelque « fatalité » cette forme particulière d’insoumission qu’est la résistance à un pouvoir mondain. 2.4. Le vertige comme état d’âme, Deux questions restent en suspens. La première est de savoir ce qui véritablement est éprouvé au moment de l’interaction de type accident, si ce n’est pas ni la révolte ni un assentiment ; la seconde est de savoir s’il n’y aurait pas un terme moins particularisant que celui d’accident — ou d’assentiment — pour qualifier ce régime, point que nous développerons en conclusion. |
32 Cf. « Assentiment », in D. Ablali (éd.), Vocabulaire des études sémiotiques, Paris, Champion, 2009. 33 Dans « Un dialogue imaginaire entre Claude Zilberberg et Eric Landowski », Actes Sémiotiques, 123, 2020, p. 3. |
Greimas a évoqué plusieurs ressentis liés à ce régime, comme l’éblouissement, qu’on a déjà discuté. Pour sa part, Fontanille, qui s’est intéressé à diverses œuvres littéraires relevant du courant absurde, signale comme manifestations somatiques surgissant de ce régime la « nausée » ou des « réactions schizoïdes » : « le corps propre fait l’expérience sensible des imperfections de la cohérence et de la congruence »34. |
34 J. Fontanille, Formes de vie, Liège, PULg, 2015, pp.45, 47. |
Ces topiques de l’éblouissement et de la nausée s’expliquent par deux types de configurations : soit lorsqu’on fait l’expérience d’un trop plein de sens soit lorsqu’au contraire c’est une vacuité de sens qu’on saisit. Dans les deux cas, on peut en tout cas dire que c’est un vertige qui se manifeste. Le terme de vertige paraît en effet convenir pour décrire ces manifestations somatiques qui peuvent aussi bien marquer une interaction vide que pleine de sens : on se sent défaillir devant le vide ; on est étourdi lorsqu’on a l’attention sollicitée de toute part. Ce terme permet en outre de désigner l’état de déséquilibre, d’incertitude ou de confusion provoqué par cette confrontation avec l’infini, l’inconnu ou l’incongru. Par ailleurs, Sartre a aussi longuement réfléchi au vertige comme manifestation de l’angoisse existentielle, où l’individu se trouve face à sa totale liberté et aux possibilités infinies qui s’offrent à lui35. C’est dire que, dans cette acception, le vertige n’est pas la peur de tomber, mais plutôt la conscience de pouvoir sauter volontairement, d’assumer la volonté de voir ce qu’on n’a pas encore vu, de vivre ce qu’on n’a pas encore osé vivre, et de savoir que ce choix qu’on peut décider de faire — ou qu’on est sur le point de faire — ne pourra être assumé que par soi-même bien qu’on puisse en même temps se sentir happé par cette liberté infinie qu’on ressent face à un monde qui se révèle bien plus complexe et mystérieux qu’on ne le pensait, devant cette perte de repères où les certitudes vacillent. |
35 J.-P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard,1943. |
En définitive, cette topique de la liberté nous paraît caractériser le principe des interactions de type accident, et s’il fallait reformuler la disposition des flâneurs de Floch, nous serions enclin à dire que ce sont des usagers qui, « face aux différents spectacles insolites »36 des stations de métro, savent se libérer de tout apprentissage (régime de la programmation), de toute grille de lecture (régime de la manipulation), enfin de tout goût personnel (régime de l’ajustement). |
36 Sémiotique, marketing..., op. cit., p. 34. |
3. Les régimes d’interaction, dans la pratique 3.1. Quels voyageurs pour quels régimes ? A présent que nous avons davantage éclairé le régime de l’accident, il nous semble valoir la peine de reprendre l’analyse des usagers du métro de Floch pour lever quelques doutes sur les régimes d’interaction qui y sont associés. Le premier commentaire se rapportera à la figure du somnambule que nous avons déjà envisagée ailleurs comme une figure relevant du régime de la programmation au sens où on peut estimer qu’un somnambule ne pense pas mais agit sur un mode automatique37. Rappelons ce qu’écrit Floch : |
37 A. Perusset, « La valeur critique, une valeur géniale ! », Actes du Congrès 2019 de l’Association Française de Sémiotique, 2021 ; J. Fontanille et A. Perusset, « Les formes de vie entre pratiques et cultures, styles et idéaux de vie », Estudos semióticos, 17, II, 2021. |
[Pour les somnambules] ces trajets quotidiens représentent l’instance neutre à partir de laquelle certains peuvent greffer d’autres pratiques signifiantes : lire, tricoter. Somnambule n’est pas ici à prendre dans un sens péjoratif ou pathologique ; les somnambules ne sont pas non plus des zombies, des morts vivants. On a choisi ce terme parce qu’il évoque un état d’automatisme, mais aussi une réelle activité, de type onirique. De fait, ces voyageurs marchent ou s’assoient automatiquement, mais en même temps ils rêvent, ils lisent ou écoutent de la musique.38 |
38 Sémiotique, marketing..., p. 33. |
Le terme d’automatisme, répété deux fois, nous enjoint à première vue de faire des somnambules l’archétype des voyageurs assujettis au régime de la programmation. Néanmoins, en sémiotique comme en linguistique, on sait que les mots sont avant tout des étiquettes qui peuvent être interprétées de diverses façons. En l’occurrence, si Floch admet que l’activité des somnambules peut « évoquer un état d’automatisme », il insiste aussi sur le fait que ceux-ci ne sont pas pour autant des « morts vivants » puisqu’ils réalisent en parallèle une « réelle activité, de type onirique », comme rêver, lire ou tricoter. Que faut-il comprendre par là ? A notre sens que les somnambules savourent leur parcours dans les couloirs du métro, en étant dans leur « bulle » : ils sont conscients et éveillés, non pas sur un mode de « lecture », mais de « saisie » (cf. PSN, pp. 94-96). Autrement dit, il semble qu’ils opèrent une sélection — non pas consciente et volontaire mais intuitive — des éléments pertinents et plaisants au sein de leur entour : à l’arrière-plan, il y a les couloirs du métro, et au premier plan leur objet d’interaction direct (le livre qu’ils lisent, la musique qu’ils écoutent). En ce sens, c’est un mode d’interaction sensible plutôt qu’automatique que les somnambules déploient, ce qui nous invite à les associer finalement au régime de l’ajustement. En effet, sensiblement, ces voyageurs en viennent à s’ajuster (aucun mot ne convient mieux) à ce qui, dans l’espace souterrain de la ville, donne goût à leur expérience. Pour le reste, les « pros » et les « arpenteurs », il est aisé de discerner les régimes d’interaction qui leur correspondent dans le texte de Floch : Si l’on estime que nous avons tous commencé par être des sujets parcourants, des arpenteurs, dans la mesure où il a bien fallu un jour apprendre à se déplacer et à se repérer dans le métro, l’enchaînement réalisé par le pro doit être conçu comme une entreprise de désémantisation, d’abstraction et de formalisation. Ce sont des suites entières de faits et de gestes qui deviennent alors des unités indécomposables et comme sténographiées.39 |
39 Ibid., pp. 33-34. |
Cette maîtrise des pros pourrait de prime abord être associée à une interaction de type manipulation, avec un environnement réduit à une pure fonction instrumentale. Mais la description est plus radicale que cela, en ce sens que la domination n’est pas visée, mais déjà actée. Les pros ont déjà assimilé et incorporé l’environnement, raison pour laquelle il n’est plus que formalité et insignifiance, pour ne pas dire nécessité, donc propre à un régime de programmation. A l’inverse, les arpenteurs sont des voyageurs ambitieux qui parcourent, apprennent, s’informent et questionnent, des individus qui cherchent à comprendre comment les stations de métro fonctionnent, à y saisir des opportunités pour mieux s’y mouvoir. 3.2. Régimes de sens et sémiotique du goût Chaque régime d’interaction instaure une relation particulière par rapport au sens, ce que Landowski n’a pas manqué de problématiser dès Les interactions risquées en introduisant parallèlement au concept de « régimes d’interaction » » celui de « régimes de sens » (ou de « signifiance » ; cf. M24, p. 106). Avec le régime de l’accident, on a, au moins en apparence, la manifestation d’un non-sens (l’insensé, l’absurde) ; avec celui de la programmation, c’est le vécu d’une insignifiance ; avec la manipulation, les choses « ont une signification » ; avec le régime de l’ajustement, on a une expérience qui « fait sens ». Si on peut comprendre qu’une interaction programmatique soit insignifiante dans la mesure où on n’en prend qu’à peine, ou pas du tout, conscience, et que le monde de la manipulation soit nécessairement un monde de significations (un univers du logos, rappelions-nous plus haut) parce qu’il suppose des sujets capables de « lire », de comprendre et d’évaluer, il nous paraît plus complexe d’approcher la question du sens soulevée par le régime de l’ajustement. En effet, si le régime de l’accident peut le cas échéant déboucher sur un « outre-sens », en quoi le sens du régime de l’ajustement s’en distingue-t-il fondamentalement ? En révisant les nombreuses études conduites par Landowski sur le sens de l’ajustement, il nous semble que deux éléments le caractérisent : le plaisir et la saveur. |
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Ce constat n’a rien d’étonnant car, comme le souligne l’auteur, ce sens advient lorsque l’actant de référence se rend disponible à l’autre, lorsqu’il ressent une affinité avec cette altérité, qu’il s’agisse d’un individu, d’un objet, d’un dispositif ou d’un environnement. Bien que l’auteur ait aussi fait une place à l’idée d’ajustement polémique (cf. la stratégie à la Sun Tsu (IR, p. 48, 50), les arts martiaux, certaines danses40) ainsi qu’à celle de contagion de la peur ou du dégoût, il nous semble avoir privilégié les sensations associées au plaisir. Dans l’ajustement, on laisse ses « compétences sémio-esthésiques » (PSN, p. 247) guider le sens de l’expérience en fonction des qualités matérielles et sensibles des corps avec lesquels on entre en interaction ; il y a donc bien un phénomène d’attraction à l’œuvre, qu’il tienne, comme souvent, du corps à corps, ou, comme parfois aussi, du tête à tête (PSN, p. 172 ; M24, pp. 110-111). |
40 Cf. C. Addis et D. Sparti, « Estetiche dell’aggiustamento. Spazio, movimento, corpi », Acta Semiotica, II, 3, 2022. |
La « sémiotique du goût » que l’auteur a conçue parallèlement à l’élaboration des Interactions risquées et de Passions sans nom (dont le dernier chapitre porte sur « Le goût des gens, le goût des autres ») est une sémiotique qui, nous semble-t-il, se focalise sur ce régime de l’ajustement et ses variations associées à la façon dont on en vient à « savourer » l’autre (PSN, ch. 7), que ce soit sur le plan somatique ou dans un rapport intellectuel41. Les autres régimes d’interaction, par contre, s’avèrent ne pas être des régimes du goût. Celui de la manipulation ne manifeste pas des goûts mais des besoins, des manques, des ambitions ; celui de la programmation implique des habitudes, des croyances ou des automatismes ; celui de l’accident mobilise des formes de réactions psychosomatiques (la fuite, le malaise, la résistance...) face à l’inconnu ou à l’inconcevable. |
41 Cf. E. Landowski, « L’épreuve de l’autre », Sign Systems Studies, 34, 2, 2008, p. 330 sq. |
Pour faire comprendre mieux notre position, rappelons que le régime de l’ajustement, comme les autres régimes, reste une catégorie et qu’à ce titre il est possible d’y déceler des variétés d’interaction. Lorsque Landowski identifie et décrit, notamment dans Pour une sémiotique du goût42, divers styles de vie, nous pensons qu’il caractérise des types d’individus et des formes de vie tous régis par un principe d’ajustement. Et si les styles en question paraissent aussi se rapporter aux autres régimes d’interaction, c’est parce que les régimes d’interaction (et de sens) présentent une dimension heuristique qui fait qu’ils peuvent être répliqués dans toute catégorisation fondée sur des principes relationnels. C’est d’ailleurs ce qu’envisage Landowski en indiquant que les formes du goût peuvent être tantôt de type apolliniens (du côté de la manipulation ou de la programmation) tantôt de type dionysiaques (du côté de l’ajustement ou de l’accident). Il aurait ainsi suffi que l’auteur ajoute, dans le carré sémiotique des styles de vie, les régimes d’interaction et de sens associés pour qu’on saisisse l’holistique de ce modèle interactionnel, soit les équivalences suivantes : — le « chien placide » manifeste le goût d’être programmé : il aime suivre ce qu’on lui dit. Il est serviable (goût de l’emprise) ; — le « caméléon simulateur » manifeste le goût de manipuler : il aime faire les choses comme il l’entend. Il est ambitieux (goût de l’entreprise) ; — l’« ours glouton » manifeste le goût de s’ajuster : il s’en remet à sa sensibilité et à l’instant présent. Il est voluptueux (goût du lâcher-prise) ; — le « chat rêveur » manifeste le goût d’être bousculé (d’être « accidenté ») : il aime la découverte du nouveau. Il est curieux (goût de la surprise). |
42 Actes Sémiotiques, 122, 2019. |
3.3. Prises de risque et de conscience Un schéma tensif nous aidera à illustrer comment ces formes de goût s’inscrivent dans l’économie générale des régimes d’interaction. Cependant, avant de figurer cette concaténation il importe de se demander de quelle façon un tel schéma devrait être construit et structuré. Conformément aux enseignements de Claude Zilberberg, il faut nous demander quel régime (de sens, d’interaction ou de goût) vaut comme contraire (ou « surcontraire », selon la terminologie zilberberguienne43) atone et lequel comme tonique ; de même pour les subcontraires (ou « sous-contraires »). Car, comme nous l’avons rappelé dans « Éléments de sémiotique catégorielle »44, un carré sémiotique (bien fait) manifeste toujours une certaine structure tensive. Le modèle interactionnel pose comme contraires les régimes de la programmation et de l’accident, et comme subcontraires ceux de la manipulation et de l’ajustement. L’ensemble des arguments avancés jusqu’à présent ne laisse que peu de doute sur le fait que le régime de la programmation se caractérise par une forte atonie, à l’inverse de celui de l’accident qui est extrêmement tonique. |
43 Cf. Cl. Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, op. cit. 44 Art. cit. |
Concernant les subcontraires, le doute subsiste quant à savoir lequel est tonique et lequel atone. Le modèle suggère que c’est le régime de l’ajustement qui tend vers la tonicité et celui de la manipulation vers l’atonie : premièrement parce que, comme nous l’avons explicité dans l’article précité, la tonicité dans le carré sémiotique est aussi affaire de position : un des côtés (une des « déixis ») regroupe toujours les termes toniques, l’autre les termes atones. La seconde raison est théorique : lorsque Landowski a construit son carré, il a initialement retenu comme critère de pertinence, pour discriminer les régimes, celui du risque (cf. IR, p. 72) : le régime de la programmation offre de la « sécurité » (contraire atone), celui de la manipulation, un « risque limité » (subcontraire atone), celui de l’ajustement, de l’« insécurité » (subcontraire tonique), celui de l’accident, un « risque pur » (contraire tonique). Or, comme également rappelé dans notre article, on peut organiser une catégorie de diverses façons en fonction du critère qu’on retient, à l’exclusion d’autres possibles, pour en distinguer les termes. Dans le cas présent, la question est de savoir si /le risque encouru en cours d’interaction/ est le critère (la « classe sémantique », dirait François Rastier45) le plus déterminant pour discriminer les régimes d’interaction (et de sens). Pour notre part, nous dirions qu’un autre critère mériterait aussi d’être considéré, celui de /la cohésion entre l’actant référent et l’altérité avec laquelle il interagit/. |
45 F. Rastier, Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987. |
Dans Pratiques sémiotiques, Fontanille évoque cette cohésion syntagmatique lorsqu’il observe que la relation entre un individu et son acte peut prendre diverses formes, toutes fondées sur un principe d’« inhérence », sur l’idée qu’on peut assumer plus ou moins une responsabilité vis-à-vis de ses actes46. Sur la base de ses commentaires et en rapport à la relation d’un actant référent avec une altérité, nous pouvons associer aux régimes d’interaction les formes de cohésion suivantes, toutes également liées à des formes de conscience : |
46 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, op. cit., pp. 247-248. |
— l’inhérence comme principe de cohésion fondateur du régime de la programmation : sous ce régime, l’actant référent et l’autre avec lequel il est en relation sont, pour ainsi dire, indissociables. Les deux parties se trouvent assimilées l’une à l’autre dans une relation d’emprise réciproque, où chacune exerce à la fois une domination et une soumission. L’une est indispensable à l’autre pour fonctionner47. Quant au niveau de conscience de l’actant référent, pour reprendre la terminologie de Zilberberg, il est « nul » : les actions s’exécutent et les choses existent sans qu’il soit besoin d’y penser ou même d’en prendre conscience ; |
47 Cf. Avoir prise, donner prise, op. cit. |
— l’adhérence comme forme de cohésion fondatrice du régime de l’ajustement : l’actant et l’altérité se rendent disponibles l’un à l’autre. Ils épousent les qualités sémio-esthésiques l’un de l’autre, et ce faisant construisent la relation — mieux, c’est leur relation qui construit le sens de leur interaction. Sous ce régime, on peut en principe reconnaître un niveau de conscience relativement faible à l’actant de référence : il est conscient qu’une interaction est à l’œuvre, sans pour autant qu’il ait a exercer un véritable effort ou travail de réflexion pour gérer cette relation (encore que s’ajuster à l’autre requière une attention constante et une sensibilité en éveil) ; — la déshérence comme forme de cohésion fondatrice du régime de la manipulation : il n’y a plus de cohésion entre l’actant référent et l’altérité, ou du moins la cohésion n’est plus aussi organique qu’elle l’était sous le régime de l’ajustement. Une conscience forte de la part de l’actant référent distend le lien éthique et esthétique entretenu avec l’altérité ; celui qui se reconnaît comme sujet autonome tend à réifier l’autre, à le réduire à un objet (de valeur, de désir). Pourtant, il n’en subsiste pas moins une relation entre les deux parties, l’altérité étant supposée pouvoir toujours être comprise, saisie, manipulée, à la limite dominée ; — l’exhérence comme forme de cohésion fondatrice du régime de l’accident : l’actant et l’altérité ont une relation si distendue qu’elle en vient à ne plus exister (cohésion « nulle » selon Zilberberg). Inversement, le niveau de conscience est maximal, parce que l’actant référent éprouve à quel point l’altérité est insaisissable. Les réactions somatiques, dont le vertige, sont autant de manifestations de cette pleine conscience qui doit gérer les débordements de sens de l’altérité qui se trouve face à elle, ceci afin de restaurer une cohésion, aussi minime soit-elle, et retrouver une certaine paix intérieure, en tout cas un équilibre. D’un point de vue structural, cette focale sur le critère de la cohésion donne à voir que le continuum catégoriel est doublement inversé par rapport au modèle interactionnel. Chez Landowski, la gradation tensive va d’une programmation très sûre (atonie) au risque pur de l’accident (tonicité) ; elle est ici inverse avec un accident sans cohésion (atonie) et une programmation cohésive à l’extrême (tonicité). Et alors que chez Landowski la manipulation est complémentaire de la programmation, et l’ajustement de l’accident, ici c’est l’accident qui est complémentaire de la manipulation, et la programmation de l’ajustement. Enfin, on voit apparaître un troisième critère, celui de la « conscience », qui est inversement proportionnel à celui de la « cohésion ». Le tableau ci-dessous rend compte de la façon dont les classes sémantiques altèrent la valeur de chaque régime, ce qui implique des variations dans leur répartition au sein d’un carré sémiotique. Tableau 1. La sémantique des critères associés aux régimes d’interaction. Si Landowski a retenu dès le départ, avec le risque, un critère qui fonctionne parfaitement, il nous semble aussi intéressant, dans une perspective d’ouverture théorique, de questionner la pertinence du critère du niveau de conscience, qui se calque sur celui de la cohésion. Pourquoi privilégier ce critère du niveau de conscience ? Avant tout, parce qu’il s’agit d’un critère qui s’inscrit dans la corporéité de l’actant référent en rapport à la relation qu’il entretient avec l’altérité qui lui fait face, et qui par suite touche directement la production de sens. Nous pourrions qualifier ces niveaux de conscience comme suit : i) l’inconscience, niveau de conscience que l’actant référent n’a pas conscience d’exercer (programmation) ; ii) la conscience écologique, niveau de conscience d’un actant qui agit comme il le sent, sur le mode intuitif, instinctif, sensible, de l’attraction, de l’affinité et du plaisir, à l’endroit de certains éléments de son environnement (ajustement) ; iii) la conscience réflexive, niveau de conscience que le naturalisme reconnaît à l’espèce humaine, soit une conscience tournée vers soi et ses intérêts (manipulation) ; enfin iv) la conscience mystique, niveau de conscience (aveugle ou clairvoyant) auquel on accède lorsque le monde dévoile un nouvel univers de sens, sur le mode de l’être et non plus du paraître (accident). Un autre avantage de ce critère de la conscience est qu’il offre une gradation conforme à d’autres catégories associées, permettant une mise en réseau avec d’autres topiques sémiotiques, comme celles des états d’âme (1re ligne du schéma ci-dessous, entre parenthèses : vertige, jouissance, etc.), des formes de vie48 (2e ligne), des régimes d’altérité49 (2e ligne, entre parenthèses), des dynamiques de l’engagement ou formes de prise (3e ligne), enfin des modalités de l’agir (3e ligne, entre parenthèses). Le schéma tensif ci-dessous, fondé sur le critère du niveau de conscience, illustre comment ces associations font système : |
48 Cf. M. Colas-Blaise, « Forme de vie et formes de vie », Actes Sémiotiques, 115,2012. 49 E. Landowski, Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997 ; « Pour une grammaire de l’altérité », Acta Semiotica, III, 5, 2023. |
Figure 2. Schéma tensif des régimes d’interaction (selon le niveau de conscience). Nous avons commencé en présentant synthétiquement les régimes d’interaction. A cette occasion, nous avons fait remarquer que bien que ces régimes aient été modélisés d’abord pour rendre compte de pratiques humaines, ils se sont révélés aptes à schématiser aussi d’autres types d’interactions ou de relations. Les termes de programmation, manipulation, ajustement et accident valent pour qualifier des interactions de toute nature, à tout niveau. Suite à nos commentaires introductifs et à l’étude de cas des usagers du métro, il nous semble néanmoins possible de spécifier ces régimes en termes de régimes pratiques, afin d’expliciter les ressources sémiotiques qui sous-tendent nos actions et nos activités. Au fil du texte, nous avons évoqué des termes qui, dans ce cadre pratique, auraient leur pertinence : l’automatisme relativement au régime de la programmation, la stratégie eu égard au régime de la manipulation, enfin le goût pour ce qui est du régime de l’ajustement. Resterait à identifier la ressource sémiotique propre au régime de l’accident. La notion de résilience pourrait être idoine. Ce terme désigne un concept non seulement psychologique (la capacité d’un individu à résister à un traumatisme) mais aussi physique, concernant l’énergie absorbée par un corps lors d’une déformation. Et résilience paraît convenir d’autant plus, comme quatrième terme, qu’il renvoie aux commentaires formulés par Landowski sur la révolte (M24, p. 115), à la nuance près que la résilience est moins une révolte qu’une résistance psycho-physiologique se déployant in vivo sous le régime de l’accident. Enfin, en en revenant à la terminologie des régimes d’interaction, il nous paraîtrait aussi judicieux, comme annoncé, de réfléchir à la pertinence des termes mêmes d’accident et d’assentiment. Nous l’avons problématisé en cours d’analyse : ces termes ne rendent compte que de facettes ou de situations particulières d’un régime plus holistique. On peut penser au concept d’événement, au sens où, comme le soutient Fontanille lorsqu’il fait dialoguer Landowski et Zilberberg, un accident est d’abord « un événement non souhaité, aléatoire et fortuit, [bref] un cas particulier d’événement »50. Mais ce concept reste trop générique car il englobe aussi le régime de l’ajustement. Par suite, si nous voulions homologuer les propositions de Landowski et celles de Zilberberg pour parvenir à mettre au jour un terme idoine, il nous faudrait commencer par admettre que l’« événement » embrasse l’ajustement et l’accident, et l’« exercice » (terme proposé par Zilberberg comme l’opposé de l’événement51), la manipulation et la programmation. Soit le système suivant : |
50 J. Fontanille, « Un dialogue imaginaire... », art. cit., p. 3. 51 Cl. Zilberberg, La structure tensive, op. cit., p. 61. |
Tableau 2. Une sémantique des régimes d’interaction. Ce tableau synoptique aide à saisir le terme qui, peut-être, conviendrait mieux que ceux d’accident ou d’assentiment. Au juste, qu’est-ce qu’un événement qu’on endure ? Certes, c’est un coup du sort, mais ce qu’on ressent dans sa chair n’est pas le sort en soi, ni l’aléa, c’est le coup qu’il nous inflige. Dans Passions sans nom (et plus généralement dans la sémiotique greimassienne), un terme qui revient souvent nous paraît bien désigner cette expérience qui nous heurte, nous « accidente », nous éprouve : justement, l’épreuve. Du point de vue de l’expérience, c’est bien une épreuve que nous donne à vivre ce régime de l’accident. Toutefois, il est aussi vrai que ce terme ne peut valoir que si on considère des interactions impliquant des êtres humains ou des êtres vivants (comme d’ailleurs le terme d’assentiment). Pour décrire des interactions de ce genre qui impliqueraient uniquement des matérialités inorganiques (pensons aux catastrophes naturelles), il ne conviendrait guère (pas plus que celui de manipulation). Néanmoins, ce qui reste valide dans les deux cas, c’est le fait que ce sera toujours un individu humain qui évaluera cette interaction et la rapportera à tel ou tel régime. A cet égard, ce qui pourrait dès lors peut-être aussi systématiquement se manifester est une adversité. L’adversité comme événement qu’on endure et qui tout du long de son vécu nous décontenance et nous oblige à faire preuve de résilience. |
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Au terme de cet article, un dernier point incontournable nous semble encore devoir être abordé, celui de la valeur spécifique de « l’autre » sous chaque régime — point que, de façon coïncidente, il a aussi paru crucial à Sedda d’aborder dans sa présentation de la réédition des Interactions risquées52. Sous le régime de la programmation, l’autre apparaît valoir comme fonction (IR, p. 26): les choses sont comme cela, l’altérité fonctionne ainsi, immuablement, rien ne peut y être changé, et il n’y a d’ailleurs rien à changer puisque « tout roule », pour ainsi dire. Sous le régime de la manipulation, l’autre ne remplit plus une fonction mais en vient à assumer un rôle, voire divers rôles, dans le cadre de stratégies définies en fonction de certains besoins et objectifs pratiques — donc rôle au sens non pas de « rôle thématique » (ce qui vaudrait comme synonyme de fonction) mais de « rôle stratégique », une position circonstanciée qu’on attribue à l’autre à partir de ses compétences modales, de son affordance pourrait-on dire aussi. Avec les régimes de l’ajustement et de l’accident, les choses se compliquent quelque peu. Pour reprendre un exemple de Passions sans nom, on sait que la danse (lorsqu’elle est maîtrisée) est une pratique typique du régime de l’ajustement. Dans cette pratique, comment le partenaire est-il, ou doit-il être vu et traité ? Assume-t-il une pure fonction de partenaire, car pour danser, il faut être deux ? A-t-il un rôle à jouer pour l’actant référent, par exemple celui consistant à le mettre en valeur pour que le public sache qu’il sait bien danser ? Non, sous le régime de l’ajustement, l’autre ne peut être ainsi objectivé. La seule valeur que l’autre peut, ou devrait, avoir sous ce régime, c’est celui d’une saveur. L’idée de saveur rejoint les arguments développés dans « Saveur de l’autre » (PSN , pp. 139-158), où l’auteur analyse la façon dont on en vient à saisir l’autre sous ce régime d’union-ajustement : « pour voir l’autre [comme autre] (et même pour le “savoir”, au sens étymologique du terme : sapere : “goûter”, “savourer”), la première condition est de laisser de côté les schémas de lecture préétablis » (PSN, p. 47). |
52 Fr. Sedda, « Relire LIR », art. cit., pp. 214-215. |
De la sorte, lorsque Landowski souligne que les interactions d’ajustement ont ceci de caractéristique qu’elles « font sens », il faut, nous semble-t-il, comprendre qu’elles ont (aussi) ceci de particulier qu’elles ont « du goût ». Elles donnent à saisir un sens qui n’a pas tant une forme, qui demeure une substance, précisément informe, informalisable, voire, socialement informelle, ce qui explique d’une part leur statut d’occurrence, d’autre part l’inévitable exigence d’ajustement en cours d’action, et enfin l’impossibilité de recourir à des ressources sémiotiques autres que la sensibilité, ce qui confirmerait que ce sens ne peut ici s’analyser que d’un point de vue thymique et phorique (plaisir, intensité...), aucunement cognitif ; Zilberberg parlerait d’« accent de sens »53. Par ce caractère foncièrement intime de l’expérience, l’idée est donc de souligner que l’autre, en tant que saveur, ne peut être saisi que comme un flux et qu’à ce titre il ne peut s’apprécier que « dans un champ sensoriel interne », exactement comme le sens physiologique du même nom, que Fontanille a glosé dans Corps et sens54. |
53 Op. cit., p. 58. 54 Cf. pp. 66-67. |
Enfin, quand on arrive au quatrième régime — l’accident —, voilà que l’autre s’avère encore plus mystérieux, du fait que sa particularité est de ne pouvoir être saisi. Il pourrait ainsi demeurer un mystère, il pourrait même être une énigme ou n’être qu’une présence (« présence de l’autre » !), mais, en s’appuyant sur la littérature sémiotique, on découvre que cet autre pourrait plus formellement être un propos. Expliquons-nous : dans ses Prolégomènes, Louis Hjelmslev explique que toute réalité, avant qu’on en fasse l’analyse, est un mening55. Ce terme danois a été traduit, dans l’édition française, par matière, notion qui en soi est conforme et commune (employée, par exemple, par Bordron et Fontanille), mais qui en comparaison du terme danois perd en signifiance, du fait que mening signifie aussi « sens ». C’est ce que fait remarquer Sémir Badir : |
55 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1971. |
La matière nous plonge dans le sensible ; le sens allègue un ordre opposé au sensible, de l’ordre de l’intelligible. Telle est l’opposition que le concept hjelmslevien [de mening] doit suspendre : il renvoie indifféremment au sensible comme à l’intelligible, à l’expression comme au contenu.56 |
56 S. Badir, Épistémologie sémiotique, Paris, Champion, 2014, p. 146. |
Badir observe, de plus, que le terme de purport, retenu dans la traduction anglaise, est beaucoup plus fidèle : Purport, pour autant que la langue française permette d’approcher sa signification, c’est (...) ce dont il est question. Il y a dans purport une notion d’apparaître, de manifestation ou de phénomène, sans appel à aucune coordonnée relative à l’espace-temps ou à la personne. Il y a aussi une idée de questionnement, d’intérêt porté à ce qui se laisse apparaître, à ce qui est manifesté. On retrouve ainsi dans purport cet état où le sensible de l’apparaître et l’intelligible du questionnement porté à son endroit sont encore étroitement liés. (...) Le purport est un fond depuis lequel ne se détache encore nulle forme mais qui est cela même qui tend à se détacher de quelque formation possible, cela qui fait question pour des formes en devenir.57 |
57 Op. cit., p. 148. |
Et de préciser son propos en reprenant justement le terme de « propos » : Le propos est ce qui est avéré et qui renvoie néanmoins à quelque chose d’autre qu’à cet apparaître asserté. Même lorsqu’il est situé dans un espace-temps ou assigné à une personne — le propos de ce livre ou le propos du ministre — rien de précis ni de défini n’est dit encore, et on peut en appeler autant à un ordre intelligible (son propos est ignoble) qu’à un ordre sensible (son propos est émaillé d’anglicismes).58 |
58 Ibid. |
Ces observations nous permettent d’avaliser le quatrième et dernier terme de la catégorie de l’altérité59 au sein du modèle interactionnel que nous reproduisons une dernière fois ci-dessous en inversant à dessein les subcontraires, conformément à la structure tensive des niveaux de conscience : Figure 3. Régimes d’interaction (1re ligne), valeurs de l’autre (2e ligne), |
59 On notera que Sedda propose une catégorisation tout à fait analogue avec les termes d’« objet » (pour la fonction), de « valeur » (pour le rôle), de « valence » (pour la saveur) et de « présence » (pour le propos). Cf. « Relire LIR », art. cit., pp. 214-216. |
Le coup de force (ou de génie) du modèle interactionnel est l’heuristique qu’il propose. Nous l’avons suffisamment évoqué, et Landowski y est aussi longuement revenu : ce modèle peut servir à conceptualiser des réalités innombrables : des régimes de sens, des niveaux de conscience, des types d’univers, mais aussi des régimes d’espace, de temporalité ou de vérité (cf. M24, pp. 129-130). Cette heuristique est telle qu’elle nous interroge aussi sur la possibilité de reconnaître derrière les termes classiques du carré sémiotique (termes A, B, non-A, non-B) des fondamentaux sémantiques. |
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Cette idée ne nous paraît pas fantaisiste (Sedda la pressent aussi60), puisqu’on a vu chez Zilberberg des développements qui vont dans ce sens lorsqu’il montre que tout système de signification (toute catégorie) articule quatre termes bien spécifiques : un premier terme ayant valeur de surcontraire atone ; un deuxième, de sous-contraire atone ; un troisième, de sous-contraire tonique ; et un dernier, de surcontraire tonique. Désormais, avec le modèle interactionnel, on est tenté de faire un pas supplémentaire en postulant que ces termes ont en germe un régime d’interaction et de sens propre, ce qui reviendrait à reconnaître plus généralement que le carré sémiotique de n’importe quelle réalité pourrait toujours être élaboré ou analysé sous ce prisme interactionnel : le terme A (surcontraire atone) aurait une dimension programmatique-insignifiante ; non-B (subcontraire atone) une dimension sensible-sensée ; non-A (subcontraire tonique) une dimension réflexive-signifiante ; enfin, B (contraire tonique) une dimension accidentelle-insensée. Néanmoins, si l’homologation est tentante, de même que les rapprochements entre les approches de Landowski et Zilberberg, il nous semble nécessaire de prendre au moins une précaution, en avançant pour l’instant que seuls les carrés sémiotiques rendant compte de relations (quelles qu’elles soient) semblent présenter ce « proto-sémantisme sémio-interactionnel ». Pour le reste des carrés sémiotiques (mais y a-t-il des carrés sémiotiques qui ne rendent pas compte de relations ?), il serait plus sage d’écarter cette hypothèse, qui mériterait dans tous les cas d’être approfondie et testée davantage. Pour ce qui nous concerne, nous avons pu vérifier sa pertinence à l’occasion de deux études récentes, encore non publiées, l’une portant sur les stratégies de marques, l’autre sur les régimes sociaux du formel, de l’informel, du légal et de l’illégal. Dans cette seconde étude, nous avons reconnu au formel (terme A) une inflexibilité toute programmatique, avec une insignifiance propre à toutes les démarches y relatives ; à l’informel (terme non-B), une souplesse toute pertinente avec un sens qui se crée et se renouvelle à chaque fois qu’il y a besoin de s’ajuster à la conjoncture ; au légal (terme non-A), un espace d’opportunités balisées, signifiantes, où les normes servent autant à réguler qu’à manipuler le champ des possibles ; enfin, à l’illégal (terme B), une ouverture à toute activité que la doxa considérerait au mieux comme accidentelle, au pire comme dangereuse, dans tous les cas insensée, voire absurde. |
60 Ibid., p. 214 : « (...) le modèle de Landowski découle d’une relecture du carré sémiotique, donc de la partie la plus abstraite et, si on permet la plaisanterie, la plus “immanente” du parcours ; pourtant, l’objectif semble viser directement une réévaluation de la concrétude des vécus, des interactions en cours, allant presque jusqu’à déboucher, pour tenter une seconde provocation, dans une pleine “manifestation”. Cette exacerbation sous forme de court-circuit nous sert à souligner la profondeur potentielle du modèle des régimes d’interaction et de sens, et donc à examiner attentivement l’impact qu’il peut avoir sur l’ensemble de l’appareil conceptuel standard ». |
Références Addis, Critina, et Davide Sparti, « Estetiche dell’aggiustamento. Spazio, movimento, corpi nel tango argentino e nel contact improvisation », Acta Semiotica, II, 3, 2022. Badir, Sémir, Épistémologie sémiotique, Paris, Honoré Champion, 2014. Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. Beividas, Waldir, « La sémioception et le pulsionnel en sémiotique », Actes Sémiotiques, 119, 2016. Bergson, Henri, La conscience et la vie, Paris, P.U.F., 2011. Bordron, Jean-François, « Le statut sémiotique du monde naturel et la question de l’objet », Nouveaux Actes Sémiotiques, 110, 2007. — L’iconicité et ses images, Paris, P.U.F., 2011. Calvino, Italo, Palomar, Turin, Einaudi, 1983. Ceriani, Giulia, Inversioni. Il senso dell’insensato, Milan, Mimesis, 2024. Colas-Blaise, Marine, « Forme de vie et formes de vie », Actes Sémiotiques, 115, 2012. Demuru, Paolo, « Between Accidents and Explosions », Bakhtiniana, 15, 1, 2020. Eco, Umberto, Kant et l’ornithorynque, Paris, Le Livre de Poche, 2001. Floch, Jean-Marie, Sémiotique, marketing et communication, Paris, P.U.F., 1990. — Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995. Fontanille, Jacques, « Avant-propos » à Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005. — Pratiques sémiotiques, P.U.F., 2008. — Corps et sens, Paris, P.U.F., 2011. — Formes de vie, Liège, PULg, 2015. — « Un dialogue imaginaire entre Claude Zilberberg et Eric Landowski autour de l’événement de l’aléa et de l’accident », Actes Sémiotiques, 123, 2020. — et Alain Perusset, « Les formes de vie entre pratiques et cultures, styles et idéaux de vie », Estudos semióticos, 17, II, 2001. Greimas, Algirdas J., « La soupe au pistou. Construction d’un objet de valeur », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5,1979 (rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983). — De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987. Grignaffini, Giorgio, « Appunti per una sociosemiotica del giardinaggio », Acta Semiotica, I, 1, 2021. Hjelmslev, Louis, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1971. Landowski, Eric, Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997. — Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004. — Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005 (rééd. en ligne, Actes Sémiotiques, 131, 2024). — « L’épreuve de l’autre”, Sign Systems Studies, 34, 2, 2008. — « Avoir prise, donner prise », Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009. — « Assentiment », in D. Ablali (éd.), Vocabulaire des études sémiotiques, Paris, Champion, 2009. — Pour une sémiotique du goût, São Paulo, Centro de Pesquisas Sociossemióticas, 2013. — « Ni cosmos ni chaos – pour une écologie du sens », Colloque Metamind, Riga, 2014. — « Complexifications interactionnelles », Acta Semiotica, I, 2, 2021. — « Le modèle interactionnel, version 2024 », Acta Semiotica, IV, 7, 2024. Nastopka, Kestutis, « La nécessité et l’accident selon Greimas et Lotman », in T. Migliore (éd.), Incidenti ed esplosioni, Rome, Aracne, 2010. Perusset, Alain, Sémiotique des formes de vie. Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2020. — « La valeur critique, une valeur géniale ! », Actes du Congrès 2019 de l’A.F.S., 2021. — « Éléments de sémiotique catégorielle », Actes Sémiotiques, 126, 2022. — « How Post-structural Semiotics Models Categories », Signata, 14, 2023. Petitimbert, Jean-Paul, « Entre l’ordre et le chaos », Nouveaux Actes Sémiotiques, 116, 2013. Rastier, François, Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987. Sartre, Jean-Paul, L´Être et le néant, Paris, Gallimard,1943. Sedda, Franciscu, « Intersezione di linguaggi, esplosione di mondi », E/C, 2008. — « Relire LIR », Actes Sémiotiques, 131, 2024 (tr. angl., « Re-reading Les Interactions risquées : potentialities and folds of a semiotic classic, twenty years after », Acta Semiotica, IV, 8, 2924). Tournier, Michel, Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967. Zilberberg, Claude, Éléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006. — La structure tensive, Liège, PULg, 2012. |
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______________ 1 E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005 (par la suite, « IR » et numéros de pages dans le texte) ; id., Passions sans nom. Essais de socio-sémiotique III, Paris, P.U.F., 2004 (par la suite, « PSN » et numéros de pages dans le texte). J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008. 2 Voir les travaux de J.-P. Petitimbert, Fr. Sedda, P. Demuru, G. Grignaffini, P. Cervelli, T. Padoan, G. Ceriani, C. Addis, P. Jevsejevas, A.C. de Oliveira, Y. Fechine, A. Bueno, M. Bogo, J. Ciaco, C. Alfeld, R. Alves, R. Neiva, M. Scóz, A. Perusset, et bien autres. 3 « Complexifications interactionnelles », Acta Semiotica, I, 2, 2021, et « Le modèle interactionnel, version 2024 », Acta Semiotica, IV, 7, 2024 (par la suite, « M24 » et numéros de pages dans le texte). 4 En référence à l’analyse bien connue de Jean-Marie Floch. 5 J. Fontanille, « Avant-propos » à IR, 2005, pp. 1-5. 6 Fr. Sedda, « Relire LIR », Actes Sémiotiques, 131, 2024. (De ce texte on trouvera dans le présent volume une version mise à jour par l’auteur, en anglais : « Re-reading Les Interactions risquées : potentialities and folds of a semiotic classic, twenty years after », Acta Semiotica, IV, 8, 2924. Ndlr). 7 Art. cit., p. 206. 8 Cf. Cl. Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006. A. Perusset, « Éléments de sémiotique catégorielle », Actes Sémiotiques, 126, 2022 ; id., « How post-structural semiotics models categories », Signata, 14, 2023. 9 Cf. H. Bergson, La conscience et la vie, Paris, P.U.F., 2011. 10 Cf. G. Grignaffini, « Appunti per una sociosemiotica del giardinaggio », Acta Semiotica, I, 1, 2021. 11 Cf. J.-M. Floch, « Le couteau du bricoleur », Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995. 12 Le feu, l’eau, chez Greimas : voir « La soupe au pistou », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5,1979. 13 Cf. E. Landowski, « Opérer sans savoir », in Avoir prise, donner prise, Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009. 14 A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987. 15 Cf. Fr. Sedda, « Intersezione di linguaggi, esplosione di mondi. Una rima fondativa fra l’ultimo Lotman e il primo Greimas », E/C, 2008. P. Demuru, « Between Accidents and Explosions », Bakhtiniana, 15, 1, 2020. K. Nastopka, « La nécessité et l’accident selon Greimas et Lotman », in T. Migliore (éd.), Incidenti ed esplosioni, Rome, Aracne, 2010. 16 E. Landowski, colloque Metamind’2014, The Order in Destruction and the Chaos of Order, Riga, septembre 2014. Cf. aussi J.-P. Petitimbert, « Entre l’ordre et le chaos », Nouveaux Actes Sémiotiques, 116, 2013. 17 J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, Paris, P.U.F., 1990, p. 34. 18 Cf. G. Ceriani, Inversioni. Il senso dell’insensato, Milan, Mimesis, 2024, et ici même la rubrique Bonnes feuilles. (Ndlr). 19 Voir surtout le chapitre « L’odeur du jasmin ». 20 De l’Imperfection, op. cit., p. 41. 21 Ibid., pp. 14, 16. 22 Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967, pp. 92-95. 23 Palomar, Turin, Einaudi, 1983, pp. 12-13. 24 J.-F. Bordron, L’iconicité et ses images, Paris, P.U.F., 2011. 25 Cf. J. Fontanille, Corps et sens, Paris, P.U.F., 2011 ; W. Beividas, « La sémioception et le pulsionnel en sémiotique », Actes Sémiotiques, 119, 2016 ; A. Perusset, Sémiotique des formes de vie, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2020. 26 De l’Imperfection, p. 72. 27 « Le statut sémiotique du monde naturel et la question de l’objet », Nouveaux Actes Sémiotiques, 110, 2007. 28 Kant et l’ornithorynque, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 121. 29 De l’Imperfection, p. 76. 30 De l’Imperfection, pp. 72-73. 31 La structure tensive, Liège, PULg, 2012, p. 39. 32 Cf. « Assentiment », in D. Ablali (éd.), Vocabulaire des études sémiotiques, Paris, Champion, 2009. 33 Dans « Un dialogue imaginaire entre Claude Zilberberg et Eric Landowski », Actes Sémiotiques, 123, 2020, p. 3. 34 J. Fontanille, Formes de vie, Liège, PULg, 2015, pp.45, 47. 35 J.-P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard,1943. 36 Sémiotique, marketing..., op. cit., p. 34. 37 A. Perusset, « La valeur critique, une valeur géniale ! », Actes du Congrès 2019 de l’Association Française de Sémiotique, 2021 ; J. Fontanille et A. Perusset, « Les formes de vie entre pratiques et cultures, styles et idéaux de vie », Estudos semióticos, 17, II, 2021. 38 Sémiotique, marketing..., p. 33. 39 Ibid., pp. 33-34. 40 Cf. C. Addis et D. Sparti, « Estetiche dell’aggiustamento. Spazio, movimento, corpi », Acta Semiotica, II, 3, 2022. 41 Cf. E. Landowski, « L’épreuve de l’autre », Sign Systems Studies, 34, 2, 2008, p. 330 sq. 42 Actes Sémiotiques, 122, 2019. 43 Cf. Cl. Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, op. cit. 44 Art. cit. 45 F. Rastier, Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987. 46 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, op. cit., pp. 247-248. 47 Cf. Avoir prise, donner prise, op. cit. 48 Cf. M. Colas-Blaise, « Forme de vie et formes de vie », Actes Sémiotiques, 115,2012. 49 E. Landowski, Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997 ; « Pour une grammaire de l’altérité », Acta Semiotica, III, 5, 2023. 50 J. Fontanille, « Un dialogue imaginaire... », art. cit., p. 3. 51 Cl. Zilberberg, La structure tensive, op. cit., p. 61. 52 Fr. Sedda, « Relire LIR », art. cit., pp. 214-215. 53 Op. cit., p. 58. 54 Cf. pp. 66-67. 55 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1971. 56 S. Badir, Épistémologie sémiotique, Paris, Champion, 2014, p. 146. 57 Op. cit., p. 148. 58 Ibid. 59 On notera que Sedda propose une catégorisation tout à fait analogue avec les termes d’« objet » (pour la fonction), de « valeur » (pour le rôle), de « valence » (pour la saveur) et de « présence » (pour le propos). Cf. « Relire LIR », art. cit., pp. 214-216. 60 Ibid., p. 214 : « (...) le modèle de Landowski découle d’une relecture du carré sémiotique, donc de la partie la plus abstraite et, si on permet la plaisanterie, la plus “immanente” du parcours ; pourtant, l’objectif semble viser directement une réévaluation de la concrétude des vécus, des interactions en cours, allant presque jusqu’à déboucher, pour tenter une seconde provocation, dans une pleine “manifestation”. Cette exacerbation sous forme de court-circuit nous sert à souligner la profondeur potentielle du modèle des régimes d’interaction et de sens, et donc à examiner attentivement l’impact qu’il peut avoir sur l’ensemble de l’appareil conceptuel standard ». Résumé : Dans Les Interactions risquées, Eric Landowski développe sous le nom de « modèle interactionnel », un cadre conceptuel présentant et théorisant les régimes d’interaction susceptibles d’être vécus en cours d’expérience, au quotidien. Depuis la parution de l’ouvrage, en 2005, l’auteur a éprouvé l’heuristique de son modèle dans de nombreux articles, tandis que d’autres sémioticiens en ont fait un usage fréquent. Certaines dimensions de cette théorie restent cependant ouvertes à la discussion et à l’exploration. C’est précisément ce que nous nous proposons d’entreprendre dans cet article, en vue de renforcer la pertinence pratique du modèle. Dans cette contribution, nous problématiserons les ressources sémiotiques proprement humaines sous-jacentes aux régimes d’interaction, le rapport entre les régimes d’interaction et la sémiotique du goût, la structure du carré sémiotique modélisant ces relations, enfin et surtout les différentes facettes du régime de l’accident et certains choix terminologiques, en invitant notamment à intégrer, dans cet appareil conceptuel, des termes complémentaires tels que la résilience, le vertige ou encore l’épreuve. Resumo : Em Interacões arriscadas, Eric Landowski desenvolve sob o nome de “modelo interacional” um quadro conceitual que apresenta e teoriza os regimes de interação suscetíveis de ser vividos no decorrer da experiência quotidiana. Desde a publicação do livro, em 2005, o autor testou o valor heurístico de seu modelo em numerosos artigos, enquanto outros semioticistas o utilizaram frequentemente. Algumas dimensões desta teoria permanecem, porém, abertas à discussão e à exploração. É precisamente isso que pretendemos empreender aqui, com o proposito de fortalecer a pertinência prática do modelo. Problematizaremos os recursos semióticos propriamente humanos subjacentes aos regimes de interação, a relação entre esses regimes e a semiótica do gosto, a estructura do quadrado semiótico que modeliza estas relações, enfim e sobretudo as diferentes facetas do regime do acidente, assim como certas escolhas terminológicas, propondo em particular integrar, no aparelho conceitual, alguns termos complementares, como resiliência, vertigo ou prova. Abstract : In Les Interactions risquées, Eric Landowski develops his “interactional model”, a conceptual framework that presents and theorizes the regimes of interaction that can be experienced in everyday life. Since the publication of the book in 2005, the author has tested the heuristic value of this model in numerous articles, while other semioticians have made frequent use of it. However, some aspects of this theory remain open to discussion and further exploration. This is what we aim to undertake in this article, with the goal of enhancing the practical relevance of the model. In this contribution, we will critically examine the specifically human semiotic resources underlying the regimes of interaction, the relationship between the regimes of interaction and the semiotics of taste, the structure of the semiotic square modeling these relationships, and, above all, the various facets of the regime of accident. We will also address certain terminological choices, notably inviting the integration of complementary terms into this conceptual framework, such as resilience, vertigo, and challenge. Mots clefs : accident, ajustement, interactions, pratiques, programmation, manipulation, régimes, sens. Auteurs cités : Sémir Badir, Jean-Marie Floch, Jacques Fontanille, Algirdas J. Greimas, Louis Hjelmslev, Eric Landowski, Franciscu Sedda, Claude Zilberberg. Plan : 1. Le régime de la manipulation 3. Le régime de la programmation 1. Une rencontre qui fait désordre 2. En deçà du non-sens, l’outre-sens 3. Le maintenant et l’après de l’accident 4. Le vertige comme état d’âme, la liberté comme modalité de l’agir 3. Les régimes d’interaction, dans la pratique 1. Quels voyageurs pour quels régimes ? 2. Régimes de sens et sémiotique du goût |
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Recebido em 13/08/2024. / Aceito em 10/12/2024. |