Débat : Actualité sémiotique de l’actualité ?

L’actualité : entre tension et interaction

Jean-Paul Petitimbert
Paris, ESCP, et CELSA
São Paulo, CPS (PUC-SP)

 

Publié en ligne le 31 décembre 2024
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2024n8.70094
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Introduction

Ce premier quart du XXIe siècle est fondamentalement marqué par le développement exponentiel des technologies numériques. Le digital, comme on dit, a envahi toutes les sphères de la société, du public au privé, des entreprises commerciales aux associations caritatives, de l’individuel au collectif, du religieux au profane...

Emportée et noyée, comme tant d’autres domaines, dans ce maelström technologique, l’actualité quant à elle, dans son traitement, comme sa couverture ou sa périodicité, n’a plus rien à voir avec ce qu’elle a pu être jusqu’à la fin du siècle dernier. A cette époque qui paraît bien lointaine et totalement archaïque à la jeune génération (dite digital native), sa diffusion était parfaitement encadrée à l’intérieur de structures stables qui donnaient au sujet des rendez-vous réguliers et laissaient au sémioticien le loisir et le temps de l’analyser finement1. La prolifération de l’information de tout poil, et surtout l’accélération du débit auquel elle est déversée dans ces nouveaux canaux de distribution, soi-disant « dématérialisés », par des émetteurs de plus en plus nombreux rend sa tâche nettement plus ardue.

1 Cf., entre autres, J.-M. Floch, « Le changement de formule d’un quotidien ; l’approche d’une double exigence : la modernité du discours et la fidélité du lectorat », in Médias, expériences, recherches actuelles, applications, IREP, 1985 ; E. Landowski, « Une sémiotique du quotidien (Le Monde, Libération) », La société réfléchie, Paris, Seuil, 1989 ; id., « On ne badine pas avec l’humour ; la presse politique et ses petits dessins », Humoresques, 4, 1993 ; id., « Flagrantes delitos e retratos », Galáxia, 8, 2004 ; A. Semprini, L’information en continu. France Info et CNN, Paris, Nathan / INA, 1997.

De ce fait, problématiser la notion d’actualité dans son étourdissante complexité contemporaine et tenter d’y apporter quelque élément de compréhension suppose de prendre un peu de hauteur, d’« élever le regard » selon la formule de Greimas2, voire, comme nous allons nous y efforcer, de convoquer plusieurs modèles sémiotiques concurrents, en prenant le risque délibéré de décloisonner leurs chapelles d’origine et d’essayer de les rendre plus ou moins compatibles entre eux.

2 A.J. Greimas, « A propos du jeu », Actes Sémiotiques - Documents, II,13, 1980.

Il s’agira d’une part du modèle tensif mis au point et exploité par Cl. Zilberberg et J. Fontanille, dans la mesure où, à l’ère du multimédia, il est évident que l’intensité et l’extensité de la circulation de l’information « au quotidien » sont exacerbées3. D’autre part, c’est au modèle interactionnel développé par la socio-sémiotique d’Eric Landowski que nous ferons aussi appel, en ce qu’il permet de rendre compte des régimes qui structurent les relations des sujets avec les événements de toutes natures qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler « l’actualité ».

3 Voir en particulier de ces deux auteurs Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.

1. Actualités « de toujours »

Sur un schéma tensif à deux dimensions permettant de représenter sur l’axe vertical des ordonnées les variations de tension du traitement de l’actualité par les énonciateurs (intensité pathémique cultivée, engagement affectif attendu), et les variations d’étendue sur l’axe horizontal des abscisses (profondeur d’analyse proposée, mise en contexte de l’événement, condensation ou expansion de sa mise en texte), on peut grossièrement sectoriser quatre quadrants ou zones correspondant à quatre types de traitement de l’actualité par les médias et ainsi rendre compte de la dynamique qu’ils construisent entre eux et le public. Ces zones qui résultent des combinaisons de hauts et bas niveaux d’intensité et d’étendue offrent de larges points de repère pour saisir les grandes stratégies médiatiques et leurs effets escomptés (fig. 1).

Fig. 1

La première de ces positions est la résultante d’une intensité élevée et d’une étendue réduite. Appelons-la la zone de l’actualité sensationnelle. Dans cette configuration, le traitement de l’actualité vise une intensité maximale en sollicitant de façon très forte les émotions du public (inquiétude, peur, colère, compassion, empathie...) avec des événements marquants, des images fortes ou un discours dramatique. Mais, inversement, son étendue reste en général assez faible, car les informations qui la constituent manquent souvent de profondeur ou de mise en perspective ; elles sont davantage axées sur l’impact immédiat que sur l’analyse et la compréhension des rouages de l’événement. Les catastrophes naturelles, les attentats, les scandales ou les faits divers choquants en constituent la substance ordinaire. En termes de formats, les « newsflash », les « breaking news » et autres reportages par des « envoyés spéciaux » illustrent bien cette stratégie : ils s’efforcent de capter l’attention du public par un choc émotionnel fort mais en contrepartie n’offrent la plupart du temps que peu d’éléments de réflexion. Si la réponse pathémique attendue du public est intense, elle est en général d’assez courte durée. En s’efforçant d’amplifier la réaction immédiate (indignation, anxiété...), la répétition d’un tel traitement de l’actualité peut conduire à une forme de saturation cognitive et émotionnelle, et in fine à une certaine indifférence (cf. infra, 3).

Au même niveau d’intensité sur notre schéma, mais avec une étendue supérieure, on trouve ce que nous appellerons la zone de l’actualité enquête. Ici, le traitement de l’actualité vise une réponse pathémique comparable à la catégorie précédente avec des sujets du même ordre, mais il s’efforce de l’obtenir moyennant une étendue élevée sous la forme de sa mise en perspective (contexte économique, politique, historique, géographique, sociétal, etc.). Ce type de traitement cherche à faire résonner l’émotion que suscite l’événement choc avec une compréhension plus fine et détaillée de ses causes et de ses conséquences, permettant au public d’approfondir ses connaissances tout en étant ému et intéressé. Les documentaires, les investigations fouillées, les articles de fond, les grands reportages ou les interviews d’experts sur des problématiques à la fois saisissantes et complexes (changements climatiques, crises migratoires, corruption endémique, etc.) en sont les sujets de prédilection. Cette position favorise la prise de conscience durable et l’engagement du public, car elle sollicite à la fois l’affect et l’intellect. Une telle approche peut mener par exemple à une mobilisation collective, à des changements ou des retournements d’opinion et à des attitudes plus impliquées dans les sujets traités de la part du public qui ressent et comprend les enjeux en profondeur.

L’actualité routine constitue la troisième grande zone de traitement. En proposant des nouvelles quotidiennes, sans chercher ni à susciter des réactions fortes ni à offrir une quelconque profondeur d’analyse, ce type de traitement combine une faible intensité émotionnelle et une faible étendue en termes de contenu. Ce traitement vise souvent à « faire du remplissage », à combler les vides du flux médiatique avec des informations mineures ou des faits divers qui seront aussi vite oubliés qu’ils ont été rapidement parcourus. On y trouve pêle-mêle les informations dites pratiques (météo, circulation automobile, carnet du jour, brèves), les faits divers mineurs (la célèbre « rubrique des chiens écrasés »), ou les petites actualités locales, banales et anecdotiques. Ces nouvelles « de routine » ponctuent le quotidien du public sans chercher à captiver son attention, et leur réception est de facto dénuée de tout investissement, qu’il soit émotionnel ou cognitif. Cette actualité routine contribue ainsi à créer un sentiment rassurant de continuité et de normalité, tout en fournissant une sorte de toile de fond d’informations triviales, dont l’accumulation répétitive peut toutefois générer, là aussi, une forme de saturation débouchant sur l’insignifiance.

Enfin, nous appelons actualité analytique le traitement des événements d’actualité qui privilégie une profondeur de réflexion et de contextualisation certaine, sans pour autant chercher, par des effets de manche, à générer une forte intensité émotionnelle. Ici, il s’agit de produire des travaux savants de « décryptage » des événements, de proposer des rapports d’analyse et des articles de fond, où le public est invité à enrichir ses connaissances pour comprendre plutôt qu’à réagir émotionnellement. Dénués de toute visée sensationnaliste, les « dossiers » traitant de géopolitique, de faits de société ou encore de découvertes scientifiques mettent délibérément en retrait le pathos au profit du sérieux et de la rigueur dans l’exposé objectif des faits et dans leur analyse pour favoriser une réception cognitive et distanciée où le public est invité à exercer son esprit critique et à s’engager dans un processus de réflexion et de compréhension rationnelle. Cette zone de basse intensité mais de haute extensité court cependant le risque de faire manquer l’actualité d’impact auprès d’un large public de plus en plus accoutumé de nos jours à des formats jugés plus engageants, pour ne pas dire moins « fatigants » intellectuellement, ce qui est à n’en pas douter le cas pour bon nombre de nos contemporains, surtout parmi les plus jeunes.

2. Actualités « du jour »

Comme nous le soulignions en introduction, le traitement de l’actualité à l’heure du tout digital est marqué par l’exacerbation de l’intensité et de l’extensité de la production et de la circulation d’informations, de « nouvelles », avec un flux continu et chaque jour plus important de données visuelles, sonores et textuelles, que démultiplient les plateformes numériques et les réseaux sociaux.

Toujours désireux de faire des vagues parce qu’ils sont sans cesse en quête de « buzz » et d’audience, les producteurs et diffuseurs d’actualité contemporains ont tendance, dans le traitement qu’ils en font, à privilégier sa valeur d’impact. On constate en effet depuis quelques années une surabondance de stimuli d’ordre affectif — images choc, vidéos en direct, témoignages sur le vif, etc. — qui créent une sensation d’immersion dans les événements et, par là même, visent assez ostensiblement à susciter une réaction immédiate de nature pathémique, qu’il s’agisse de déclencher l’indignation du public, sa tristesse, sa peur, sa compassion, etc. De même, les sujets traités (de préférence du genre catastrophes, accidents ou massacres en tous genres, crises sociales, débats politiques, affaires criminelles ou de mœurs) sont soigneusement sélectionnés et présentés de manière à obtenir ce même effet. Aussi, la rapidité de la circulation de l’information, l’instantanéité des réactions sur les réseaux sociaux, et le besoin des médias de capter l’attention conduisent à une tension maximale sur l’axe de l’intensité. On assiste donc à une amplification affective, où chaque événement semble d’une importance extrême. C’est le triomphe de l’actualité sensationnelle.

Mais simultanément, si le public est poussé à réagir émotionnellement, ses mobilisations immédiates sont souvent de courte durée. Par ailleurs, l’omniprésence de l’actualité et son caractère répétitif créent un effet de saturation : l’actualité, présente sur tous les canaux et à tout moment, favorise, pour chaque événement pris isolément, une extensité relativement faible. Ainsi, malgré l’intensité perçue dans le moment, le « poids »4 des événements peut vite s’atténuer en raison de la densité d’informations et de la rapidité de leur succession, chacun chassant le précédent pour être à son tour très vite chassé par le suivant. Cette tension entre haute intensité et faible extensité produit un effet d’oubli rapide, à l’instar de l’éphémère actualité routine.

4 Nous faisons ici référence au slogan utilisé jusqu’au début du XXIe, par le magazine d’actualités français Paris Match : « Le poids des mots, le choc des photos ».

Ce défilement permanent de l’actualité par les chaînes d’informations en continu, les notifications et les mises à jour impose à son flux un rythme frénétique et constant qui empêche la décantation et la mise en perspective des événements. Cette accélération entretient le sentiment que l’actualité est par nature volatile, éphémère et instantanée, ce qui fait obstacle à un éventuel désir ou besoin d’approfondissement. La tension induite par cette accélération limite la capacité du public à se détacher des émotions immédiates pour prendre du recul et exercer et développer son sens critique. Les médias, en quête d’audience, recourent rarement à des tempos plus lents qui permettraient de creuser les sujets. Les analyses approfondies, telles que les articles d’enquête ou les documentaires longs, qui pourraient introduire une pause et un rythme permettant au public de s’investir cognitivement sont de moins en moins proposés et donc consommés dans un contexte où seule la vitesse est valorisée. C’est le déclin de ce que nous avons appelé l’actualité analytique et l’actualité enquête.

En définitive, sur le schéma tensif que nous avons brossé à grands traits, seuls les deux quadrants nord-ouest et sud-ouest sont véritablement investis aujourd’hui et, ensemble, ils définissent la méta-zone du traitement de l’actualité privilégié par la plupart des médias, du fait du développement exponentiel du numérique, des contraintes qu’il impose et des conséquences qu’il entraîne sur les modes de consommation qu’il a lui-même générés et qu’il entretient sans relâche.

3. FOMO et JOMO

Une des conséquences les plus connues de cette tendance de fond à l’accélération du rythme informationnel couplée au sensationnalisme est ce qu’il est convenu d’appeler le syndrome FOMO, acronyme tiré de l’anglais Fear Of Missing Out, ou peur de rater ou de passer à côté de quelque chose5. Détecté chez de nombreux utilisateurs depuis les débuts de l’ère numérique en général et des réseaux sociaux en particulier, où le sujet peut continuellement comparer son propre profil à celui de ses pairs, ce syndrome est une forme d’anxiété développée sous la pression des sollicitations sociales, médiatiques ou algorithmiques, caractérisée par la crainte constante de passer à côté d’une nouvelle d’importance ou de tout autre événement d’actualité susceptible d’offrir une occasion de commenter, partager, « liker », cliquer, reposter, etc. Ne pas être au courant de ceci ou de cela, ne pas « être à la page » ou « dans le coup », ferait ainsi courir le risque de se marginaliser, de passer pour un has been, ou pire encore pour un boomer6. La FOMO entraîne une dépendance aux TIC7 et une addiction à la connexion permanente, largement entretenue par toutes sortes de notifications qui attirent à tout bout de champ l’attention des utilisateurs.

5 L’acronyme et le « concept » de FOMO ont été inventés en 2004 par le nord-américain Patrick MacGinnis, alors étudiant à la Harvard Business School, dans un article du journal de l’école où il décrivait les comportements de ses camarades dans l’ambiance post-11-septembre de l’époque.


6 Boomer est un terme péjoratif qui désigne toute personne née entre 1945 et 1965, par définition peu ou pas habituée et peu encline à faire usage des technologies digitales, en particulier du smartphone.


7 Technologies de l’Information et de la Communication (équivalent français de l’anglais ICT, Information & Communication Technologies).

Sur notre schéma tensif, la FOMO se situe donc dans la zone de haute intensité et faible extensité. Les personnes sous l’emprise de ce syndrome sont dans une dynamique de sur-investissement où chaque événement d’actualité est vécu comme urgent et crucial. En revanche, en raison de cette intensité élevée, les événements sont perçus comme ayant une durée de vie très limitée, exigeant de facto une attention immédiate et constante. Le temps semble raccourci, et chaque moment « manqué » peut être vécu comme une perte irréparable, d’où la nécessité ressentie d’être en permanence en état d’alerte et à l’affût de la moindre « news ».

Fig. 2

Paradoxalement, et nous serions tenté de dire fort heureusement, cette sur-sollicitation de la présence médiatique peut aussi déclencher le phénomène inverse sous la forme d’un absentement, d’un éloignement, où une partie du public finit par se détacher délibérément par effet de saturation émotionnelle. Dans les termes mêmes de J. Fontanille, « la multiplication des effets d’intensité peut mener à une saturation qui neutralise l’impact. La modulation, dans ce cas, doit être pensée de manière éthique, pour éviter la désensibilisation »8. Devant la surcharge affective et l’omniprésence de ce type d’information, certains tendent, par une sorte de lassitude mais aussi pour se protéger, à se désengager et à marquer un net retrait face à l’actualité quelle qu’elle soit. A force d’être confrontés à des événements anxiogènes présentés comme urgents ou dramatiques, pour ne pas être submergés ils développent un mécanisme de défense à base d’indifférence, de désensibilisation. Les acronymes étant aujourd’hui (un peu trop) à la mode9, on a baptisé JOMO (Joy Of Missing Out) cette forme de « sursaut salutaire ».

8 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008, p. 139.


9 A noter : les acronymes et autres sigles procèdent de la même logique d’accélération (et de paresse) ; il est plus court et commode de dire ou d’écrire MINEL plutôt que Marque Intégrée Née En Ligne (équivalent français du sigle anglais DNVB, pour Digital Native Vertical Brand). Dans le même ordre d’idée, le très discourtois TLDR, pourtant très répandu sur l’internet en France comme ailleurs, pour Too Long Didn’t Read qui signifie que le message envoyé n’a pas été lu parce qu’il était trop long.

En termes tensifs, la position de la JOMO est diamètralement opposée à celle de la FOMO, dans une zone de basse intensité mais de haute extensité de notre schéma. Elle traduit en effet une faible implication vis-à-vis des événements de l’actualité qui, dès lors, ne sont suivis que de loin. Elle exprime un choix conscient de ne plus se sentir contraint de sur-réagir immédiatement aux informations reçues et de maintenir un certain détachement. Simultanément, les événements ne sont plus perçus comme exigeant une éphémère réaction instantanée. Au contraire, il y a l’idée que l’information d’actualité peut être relativisée et soit ignorée, soit appréhendée avec le recul qui permet de l’envisager plus froidement, de la sélectionner, de l’intégrer à son propre rythme, dans un tempo moins frénétique.

La tension entre ces deux pôles révèle la difficulté à maintenir un engagement stable face à une actualité en constante intensification. Dans notre schéma tensif, FOMO et JOMO marquent deux façons d’interagir avec l’information : la FOMO traduit une relation compulsive, immédiate avec l’actualité, à la manière d’un automatisme, voire d’une addiction aliénante, tandis que la JOMO, dans une logique de distanciation et de soustraction à l’emprise médiatique, incarne une relation plus mesurée qui remet l’actualité à une plus juste place pour soi.

4. Du paradigme tensif au syntagme interactionnel

S’agissant de deux façons d’interagir avec l’actualité, c’est au modèle socio-sémiotique des régimes d’interaction et de sens que nous pouvons à présent faire appel pour mieux saisir les dynamiques en jeu dans ce rapport des sujets aux événements du monde rapportés par les médias de tous ordres qui constituent l’actualité à laquelle ils sont confrontés, ou qu’ils alimentent eux-mêmes par la communication de leur propre actualité personnelle.

Dans cette perspective, c’est sans conteste sous le régime de la manipulation que se situe l’origine de la FOMO, qu’elle y prend profondément racine. Si ce syndrome apparaît, c’est sous l’effet non seulement de la pression sociale exercée par les pairs (c’est-à-dire les autres membres de la ou des communautés auxquelles le sujet appartient et auxquels il se compare), mais aussi, voire surtout, celle des dispositifs de sollicitations, alertes et notifications permanentes reçues sous la forme de messages intrusifs qui s’affichent à l’écran sans crier gare, comme pour en signifier l’urgence et intimer l’ordre à celui qui était en train de faire tout autre chose de cesser immédiatement et de se précipiter pour « en savoir plus ». L’interaction est donc asymétrique et orientée pour susciter des comportements et des émotions spécifiques : le sujet se sent poussé à être constamment connecté, à consommer le contenu qu’on lui présente comme un « must », à suivre et à réagir aux tendances en temps réel. Il est donc bel et bien « manipulé », pris dans une dynamique de communication intensément contrôlée, où la liberté d’engagement est restreinte par la pression constante d’être informé. Qu’il s’agisse des pairs ou de ces notifications intempestives, les uns comme les autres endossent très clairement la fonction actantielle de destinateur mandateur transcendant qui, exerçant une manipulation d’autant plus perverse qu’elle est implicite, menace le sujet et le modalise selon le devoir : « Il faut être au courant de ceci ou de cela, sous peine de se retrouver dans le camp des “nuls” et des laissés-pour-compte ».

Le développement et l’entretien de ce syndrome, mélange de peur de manquer et de nécessité de se conformer, résulte de l’habitude que prend le sujet de consulter par automatisme son « fil d’actualités », les « latest stories », les « nouvelles à chaud », les « informations en continu » des chaînes du même nom, et autres « new news » du moment. Ainsi, à partir du régime de la manipulation, le sujet peut-t-il glisser vers celui de la programmation, sous l’égide duquel il finit par agir tout aussi mécaniquement et aveuglément que les algorithmes qui l’y ont poussé et n’ont de cesse de l’encourager à s’adonner à cette forme d’addiction en mettant en place des routines d’incitation régulières et structurées qui rythment et ritualisent la connexion. Ainsi programmé, le sujet ressent le besoin constant de vérifier les recommandations données par la machine, créant un cadre où manquer une mise à jour de ce qui se passe de soi-disant important autour de soi semble être la fin du monde. La temporalité structurée et le cadencement régulier des contenus persuasifs génèrent une pression subtile mais continue pour rester connecté. En établissant des automatismes de consultation (comme le « scroll » des réseaux sociaux) et en présentant le contenu de manière régulièrement prévisible, les utilisateurs sont conditionnés à en suivre le rythme, ce qui alimente leur FOMO. Celle-ci, sur le modèle interactionnel, a donc une propension à évoluer de l’un des deux régimes de la « déixis positive » vers l’autre, au sein de ce qu’en matière de risque Landowski a baptisé la « constellation de la prudence »10.

10 Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005, p. 96.

Mais comme nous l’avons vu plus haut (en termes tensifs), la programmation peut mener à un phénomène délétère de saturation qui se double, en matière d’actualité, d’un aplatissement des valeurs : chacun des événements du monde, du plus lointain au plus proche, du plus grave au plus anodin, étant présenté comme urgent et important, ils finissent par se valoir tous et perdre par conséquent toute signification. Face à la densité informationnelle et à la surcharge des réseaux sociaux, à la répétition algorithmique des sollicitations, voire des injonctions à se tenir « à la page », le sujet, débordé et submergé par cette avalanche d’actualités impondérées, toutes prétendument plus « cruciales » les unes que les autres, peut réagir et, dans un sursaut salutaire, dire non à ce qui finit par constituer une agression permanente aussi aliénante qu’elle est pernicieuse puisqu’en effaçant toute différence de nature entre événements elle ne produit in fine que de l’insignifiance où « tout se vaut », donnant ainsi raison au célèbre dicton « tout ce qui est excessif est insignifiant »11.

11 Indifféremment attribué de manière apocryphe à Talleyrand ou à Beaumarchais.

Constatant alors qu’ils [les algorithmes] n’avaient aucun sens et qu’à les suivre il [le sujet] n’a fait que perdre son temps [mais aussi se perdre lui-même], il trouvera peut-être la force de les transgresser, de les dépasser vers un régime autre, où du sens et de la valeur pourraient de nouveau émerger de l’interaction parce qu’elle aurait enfin cessé d’être programmée : celui de l’ajustement.12

12 Les interactions risquées, op. cit., p. 75.

C’est à ce stade du parcours du sujet qu’intervient ce que la novlangue de la sphère digitalo-numérique a baptisé la JOMO. Du point de vue interactionnel, nous pourrions dire que ce mouvement de désertion ou d’absentement de l’actualité du monde rapportée par les médias est en fait un refus, une négation de cette insignifiance programmatique, et simultanément une sorte d’élan de reconquête par le sujet de sa propre présence au monde, voire de sa présence à lui-même et du sens de sa vie, si par exemple il cesse d’alimenter le système avec son actualité personnelle (ce que les réseaux sociaux l’incitent aussi fortement à faire). Il ne s’agit donc plus de vivre par procuration, de contempler la mise en scène des péripéties du monde, de la vie des autres ou de mettre soi-même en scène des épisodes de la sienne, mais de vivre tout court. De ce point de vue, la JOMO nous semble être une voie qui mène tout droit au régime de l’ajustement sous l’égide duquel le sujet, libéré de sa condition d’automate en ayant renoncé à une connexion permanente aux affaires médiées par la technologie, se rend disponible et renoue avec un contact sensible avec son environnement im-médiat et ce qui s’y déroule et, faisant corps avec lui, (re)découvre des rapports justes dans l’immanence d’un face à face direct.

Sera-t-il pour autant à l’abri de quelque « mauvaise nouvelle », cataclysme ou calamité s’abattant par hasard quelque part sur terre ? Il y a fort à en douter et à parier que cet absentement s’avèrera éphémère. Comment en effet échapper complètement à l’actualité dans nos sociétés contemporaines, surtout quand elle est de nature dramatique ? La surmédiatisation et la surinformation étant pratiquement définitoires du style de vie qui est imposé à tous par le totalitarisme de la techno-modernité occidentale dominante, tout événement accidentel de ce type sera inévitablement relayé par la totalité ubiquitaire des canaux de diffusion des médias de masse. Aussi le sujet, à nouveau confronté malgré lui et pour ainsi dire par hasard à une actualité elle-même adventice, basculera-t-il assez naturellement du régime de l’ajustement (choisi) à celui de l’accident (subi). Pour la socio-sémiotique et le modèle interactionnel de risque et de sens qu’elle a mis au point, cette épée de Damoclès (en l’occurrence techno-médiatique), permanente et consubstantielle au régime de l’ajustement, souligne ce que nous avons jadis baptisé la « précarité » de la position qu’occupe la JOMO13. Se situant « à la limite de l’accident »14, son évolution toujours possible aura lieu selon le parcours que prévoit la déixis négative du modèle, que Landowski dénomme la « constellation de l’aventure »15.

13 J.-P. Petitimbert, « Entre l’ordre et le chaos : la précarité comme stratégie d’entreprise », Actes Sémiotiques, 116, 2013.


14 E. Landowski, « Accord, justesse, ajustement », Actes Sémiotiques, 117, 2014.


15 Id., Les interactions risquées, op. cit., p. 97.

Se contentera-t-il alors, en fataliste résigné, de donner son assentiment soumis face à l’inéluctable ? Auratil la sagesse nippone de faire sien l’adage « shikata ga naï », si finement analysé par Landowski dans son article du même nom16, et de se sentir en union participante au déroulement des péripéties du monde, si dramatiques soient-elles ? Il faut sans doute être né au pays du soleil levant pour adopter spontanément une telle attitude. Sous nos latitudes culturelles, la contigence de l’accident soudain — crise politique, conflit international, scandale d’État, catastrophe naturelle, pandémie... — peut plutôt réactiver la FOMO en rendant le sujet rétrospectivement anxieux d’avoir risqué de passer à côté d’une information aussi cruciale, et inquiet face à ce même risque pour l’avenir. Depuis le régime de l’accident, il peut ainsi assez facilement « retomber » dans celui de la manipulation (à commencer par sa propre automanipulation, rapidement relayée par celles des médias et des pairs), bouclant ainsi la boucle des interactions possibles entre lui et les nouvelles du monde qui composent l’actualité lato sensu (fig. 3).

Fig. 3

16 Id.,« Shikata ga naï ou Encore un pas pour devenir sémioticien », Lexia, 11-12, 2012.

5. ... et retour

Considérant que l’actualité constitue l’objet d’une pratique sociale parmi d’autres, on peut utilement se référer aux nombreux travaux que Jacques Fontanille a consacré à leur étude et finalement compilés dans son ouvrage de 2008, Pratiques sémiotiques17, puis repris et synthétisés dans un article de 2010, « L’analyse des pratiques : Le cours du sens »18. Il s’est en particulier interessé à leurs formes syntaxiques, dans une perspective tensiviste.

Selon l’hypothèse principale envisagée dans ces travaux,

17 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, op. cit.


18 Id., « L’analyse des pratiques : Le cours du sens », Protée, 38, 2, 2010 (puis partiellement repris, remanié, corrigé et étoffé un an plus tard dans un autre article, « L’analyse du cours d’action : des pratiques et des corps », Actes Sémiotiques, 114, 2011).

le cours des pratiques se déploie entre une pression régulatrice externe (la programmation) et une pression régulatrice interne (l’ajustement), entre le réglage a priori et le réglage en temps réel (...). La perception de la valence de programmation est extensive, car elle s’apprécie en fonction de la taille du segment programmé, de sa complexité et de sa durée (...). La perception de la valence d’ajustement est intensive, car elle saisit la force d’un engagement de l’opérateur dans sa pratique, d’une pression interne d’intérêt, d’attachement participatif et d’adhésion à l’accommodation en cours.19

19 « L’analyse des pratiques… », art. cit., p. 15 (les parenthèses et les italiques sont dans le texte).

L’analyse aboutit à la schématisation suivante, sur laquelle figurent les diverses formes que peuvent prendre les pratiques d’un sujet (désigné sous le vocable d’« opérateur ») (fig. 4) :

Fig. 420

20 Ibid, p. 16.

A suivre cette hypothèse, en tâchant de dépasser la difficulté lexico-sémantique que représente ici l’utilisation hétérodoxe des métatermes interactionnels que sont l’ajustement et la programmation (nous y reviendrons), le cours de toute pratique dépend de deux formes d’accommodation du sujet à la situation dans laquelle il est engagé : d’une part selon qu’il se se plie plus ou moins à la lettre d’une séquence exogène réglée à l’avance (axe des abscisses extenses dites de « fermeture »), et d’autre part selon qu’il laisse plus ou moins libre cours à sa capacité endogène d’improvisation et d’innovation (axe des ordonnées intenses dites d’« ouverture »).

Faisant à notre tour l’hypothèse — provisoire — que les positions hautes sur chacun de ces deux axes (conduite et routine) sont peu ou prou homologables à ce que la socio-sémiotique a défini et entend par ajustement et programmation, régimes d’interaction qui en effet favorisent respectivement l’inventivité et la régularité21, la question se pose alors — en laissant de côté les positions intermédiaires proposées (habitude, protocole, procédure) — d’homologuer à leur tour, mutatis mutandis, le rituel à la manipulation et l’accident au régime du même nom22.

21 Voir en particulier E. Landowski, « Plaidoyer pour l’esprit de création », Semiotika (Vilnius), 16, 2021, et aussi les contributions au dossier « Règles, régularité et création », Acta Semiotica, II, 4, 2022.


22 Il s’agit des deux termes qui occupent les zones extrêmes du schéma, ainsi que J. Fontanille les définit : « la conjugaison des degrés les plus forts et des degrés les plus faibles sur les deux axes détermine des zones extrêmes », Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1993, p. 74.

Pour ce qui est de ce dernier, l’homologation semble cohérente dans la mesure où, par définition, l’accident n’obéit à aucun programme ni ne cherche à s’accommoder ou s’acclimater à aucune situation, bien au contraire, puisqu’il en chamboule, en général assez radicalement, les paramètres. Quant au rituel, dont l’intensité et l’extensité sont données comme maximales, sa définition — parce qu’elle est fondée sur la croyance en l’efficacité d’entités non humaines (à la différence de la très prosaïque routine) — l’apparente clairement à la manipulation d’une instance supérieure de type transcendant dans l’intention d’attirer ses bonnes grâces, en vue de la faire intervenir et agir en conséquence23 : « dans son principe même, un rituel a pour objectif de fournir une solution à un problème rencontré par une communauté »24.

23 Sur cette notion de « manipulation à rebours », cf. E. Landowski, « Shikata ga naï… », art. cit., p. 71.


24 J. Fontanille, « L’analyse des pratiques... », art. cit., p. 13 ; entre autres exemples, il mentionne la liturgie de la messe ou les rituels africains de guérison.

Il s’ensuit que la consultation de l’actualité comme pratique peut être initialement ritualisée (l’instance supérieure étant le reste du corps social, et le problème rencontré étant de ne pas en être exclu : FOMO) pour évoluer vers une routine automatique et compulsive jusqu’à saturation, laquelle peut entraîner, en accord avec le principe tensif de la « corrélation inverse » des valences et selon le « schéma de l’ascendance »25, une nouvelle conduite innovante (JOMO) mais aussi « précaire », en ce qu’elle risque à chaque instant d’être ébranlée par toutes sortes d’accidents capables de réenclencher, par « corrélation directe », le rituel initial de consultation (fig. 5). Autrement dit, il s’agit du même parcours que celui que nous avons envisagé sur la base du modèle interactionnel.

25 En l’espèce, il s’agit de la diminution de la valence d’extensité corrélée à l’augmentation de la valence d’intensité. Sur les divers types de modulation sur un schéma tensif, voir J. Fontanille, Sémiotique du discours, op. cit., pp. 109-116.

Fig. 526

26 Adapté de J. Fontanille, « L’analyse des pratiques … », art. cit., p. 16.

Conclusion : comparaison n’est pas raison

Mais le rapprochement que nous venons d’effectuer entre les deux modélisations sémiotiques est très loin, avouons-le, d’être satisfaisant. Notre hypothèse n’était d’ailleurs que provisoire. Si elle se justifiait au départ eu égard au propos général, à savoir l’actualité considérée en tant que pratique sociale — en premier lieu du point de vue des « producteurs d’actualité », et en second lieu du point de vue de leur destinataire —, c’est l’utilisation tensive de deux métatermes interactionnels, ajustement et programmation, qui a essentiellement suscité notre curiosité.

A bien y regarder, ces deux métatermes renvoient à des contenus conceptuels tout à fait différents, selon qu’on les envisage dans une perspective tensive ou dans la perspective originelle de la théorie des interactions. Pour ce qui est du régime de la programmation tel que défini par la socio-sémiotique, il semble en effet difficile de lui accorder une nature graduelle. Fondé sur un principe de stricte régularité, telle l’ébullition de l’eau qui ne se produit qu’à la température exacte et immuable de cent degrés Celsius — ni en-dessous, ni au-dessus —, la programmation ne rend compte que de phénomènes interactionnels automatiques ou automatisés et inéluctables qui ne sauraient connaître de modulations. Aussi pensons-nous que sur le schéma tensif que nous venons de voir, il ne peut s’agir, sur l’axe des abscisses, de divers degrés de programmation du sujet, fut-il « opérateur », mais plutôt des divers degrés de respect que celui-ci accorde à l’ordre et au contenu des phases de tel ou tel processus, phases prévues à l’avance (par exemple le suivi plus ou moins scrupuleux du mode d’emploi d’un objet, de la notice de montage d’un meuble en kit, des étapes successives d’une recette de cuisine, jusqu’au déroulé d’une cérémonie officielle ou religieuse, etc.). Plutôt que de programmation stricto sensu, il nous semblerait plus adéquat de parler de conformité dans la mesure où telle ou telle pratique sociale peut être plus ou moins conforme à la norme établie ou, disons, au canon qui en représente la réalisation théorique idéale.

 

Quant au concept d’ajustement, que la socio-sémiotique a établi de longue date27 et dont elle donne une description rigoureuse et précise, son usage sur l’axe des ordonnées d’intensité nous semble ici tout à fait impropre dans la mesure où la compétence esthésique du sujet (définitoire de ce régime d’interaction particulier) n’est nullement prise en compte dans ce schéma tensif. Seule la dimension cognitive (interprétative et stratégique) est convoquée dans le corps de la description de la structure proposée :

27 Cf. E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis da Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996.

Il nous faut (...) partir de l’hypothèse que toute pratique comprend une part d’interprétation, une dimension cognitive interne, (...) toute pratique comporte, par principe, une dimension stratégique intégrée (...), et elle [l’organisation syntagmatique de la pratique] implique toujours, au moins implicitement, une activité interprétative, qu’elle soit réflexive (on a alors affaire à une auto-accommodation ou « ajustement ») ou transitive, si elle se réfère à un horizon de référence typologique ou canonique (on a alors affaire à une hétéro-accommodation, ou « programmation »).28

28 J. Fontanille, « L’analyse des pratiques … », art. cit., p. 13 (les parenthèses et les italiques sont dans le texte).

Or aucune de ces composantes n’entre dans la caractérisation du régime de l’ajustement, bien au contraire. Dénué de toute visée ponctuelle et instrumentale, il ne poursuit aucun objectif et échappe au calcul ainsi qu’à toute forme d’activité cognitive d’interprétation (réflexive en l’occurrence). Il ne saurait donc être assimilé à quelque forme de stratégie que ce soit (sachant que celle-ci relève plutôt du régime contraire, celui de la manipulation). Lorsque, par ailleurs, il est fortement question de « réglage en temps réel », de « pression régulatrice interne » et d’« auto-accommodation », nous ne pouvons pas ne pas songer qu’il s’agit plutôt de diverses manières de désigner l’« adaptation unilatérale »29 du sujet aux paramètres situationnels de la pratique en cours. En termes interactionnels, cette adaptation unilatérale du sujet à l’autre (quel qu’il soit) relève clairement, pour le coup, du régime de la programmation, qui de fait, sous sa forme adaptative, se trouverait à sa place en ordonnée plutôt qu’en abscisse.

29 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit., p. 40.

A la suite de cette mise au point terminologique, il est à présent certain que notre hypothèse d’homologation, en matière d’actualité, entre schéma tensif et modèle interactionnel est totalement invalidée. Cela du simple fait que la manière dont la sémiotique tensive emploie les métatermes de « programmation » et d’« ajustement », qu’elle emprunte à la socio-sémiotique, est qualifiable, si ce n’est d’abusive, à tout le moins de maladroite ou d’erronée.

Il n’en reste pas moins qu’un modèle tensif simple, si grossier soit-il, a pu utilement nous éclairer sur les grandes options de traitement de l’actualité traditionnellement adoptées par les médias et permis de souligner les spécificités que l’ère du numérique leur a imprimées. Quant au syndrome que la digitalisation à outrance a fait apparaître dans les pratiques médiatiques de certains de nos contemporains, si nous avons pu en rendre compte avec suffisamment de pertinence dans l’analyse et de précision dans la terminologie et les concepts, c’est plutôt grâce à la sémiotique des interactions.

 

Références

AAvv, « Règles, régularité et création » (dossier), Acta Semiotica, II, 4, 2022.

Floch, Jean-Marie, « Le changement de formule d’un quotidien ; l’approche d’une double exigence : la modernité du discours et la fidélité du lectorat », in Médias, expériences, recherches actuelles, applications, Paris, IREP, 1985.

Fontanille, Jacques, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1993.

— Pratiques sémiotiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.

— « L’analyse des pratiques : Le cours du sens », Prote?e, 38, 2, 2010.

— « L’analyse du cours d’action : des pratiques et des corps », Actes Sémiotiques, 114, 2011.

— et Claude Zilberberg, Tension et signification, Lièges, Mardaga, 1998.

Greimas, Algirdas J., « A propos du jeu », Actes Sémiotiques - Documents, II,13, 1980.

Landowski, Eric, « Une sémiotique du quotidien (Le Monde, Libération) », La société réfléchie, Paris, Seuil, 1989.

— « On ne badine pas avec l’humour ; la presse politique et ses petits dessins », Humoresques, 4, 1993.

— « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis da Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996.

— « Flagrantes delitos e retratos », Galáxia, 8, 2004.

— Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005.

— « Shikata ga naï ou Encore un pas pour devenir sémioticien », Lexia, 11-12, 2012.

— « Accord, justesse, ajustement », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

— « Plaidoyer pour l’esprit de création », Semiotika (Vilnius), 16, 2021.

Petitimbert, Jean-Paul, « Entre l’ordre et le chaos : la précarité comme stratégie d’entreprise », Actes Sémiotiques, 116, 2013.

Semprini, Andrea, L’information en continu. France Info et CNN, Paris, Nathan / INA, 1997.

 

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1 Cf., entre autres, J.-M. Floch, « Le changement de formule d’un quotidien ; l’approche d’une double exigence : la modernité du discours et la fidélité du lectorat », in Médias, expériences, recherches actuelles, applications, IREP, 1985 ; E. Landowski, « Une sémiotique du quotidien (Le Monde, Libération) », La société réfléchie, Paris, Seuil, 1989 ; id., « On ne badine pas avec l’humour ; la presse politique et ses petits dessins », Humoresques, 4, 1993 ; id., « Flagrantes delitos e retratos », Galáxia, 8, 2004 ; A. Semprini, L’information en continu. France Info et CNN, Paris, Nathan / INA, 1997.

2 A.J. Greimas, « A propos du jeu », Actes Sémiotiques - Documents, II,13, 1980.

3 Voir en particulier de ces deux auteurs Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.

4 Nous faisons ici référence au slogan utilisé jusqu’au début du XXIe, par le magazine d’actualités français Paris Match : « Le poids des mots, le choc des photos ».

5 L’acronyme et le « concept » de FOMO ont été inventés en 2004 par le nord-américain Patrick MacGinnis, alors étudiant à la Harvard Business School, dans un article du journal de l’école où il décrivait les comportements de ses camarades dans l’ambiance post-11-septembre de l’époque.

6 Boomer est un terme péjoratif qui désigne toute personne née entre 1945 et 1965, par définition peu ou pas habituée et peu encline à faire usage des technologies digitales, en particulier du smartphone.

7 Technologies de l’Information et de la Communication (équivalent français de l’anglais ICT, Information & Communication Technologies).

8 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008, p. 139.

9 A noter : les acronymes et autres sigles procèdent de la même logique d’accélération (et de paresse) ; il est plus court et commode de dire ou d’écrire MINEL plutôt que Marque Intégrée Née En Ligne (équivalent français du sigle anglais DNVB, pour Digital Native Vertical Brand). Dans le même ordre d’idée, le très discourtois TLDR, pourtant très répandu sur l’internet en France comme ailleurs, pour Too Long Didn’t Read qui signifie que le message envoyé n’a pas été lu parce qu’il était trop long.

10 Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005, p. 96.

11 Indifféremment attribué de manière apocryphe à Talleyrand ou à Beaumarchais.

12 Les interactions risquées, op. cit., p. 75.

13 J.-P. Petitimbert, « Entre l’ordre et le chaos : la précarité comme stratégie d’entreprise », Actes Sémiotiques, 116, 2013.

14 E. Landowski, « Accord, justesse, ajustement », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

15 Id., Les interactions risquées, op. cit., p. 97.

16 Id.,« Shikata ga naï ou Encore un pas pour devenir sémioticien », Lexia, 11-12, 2012.

17 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, op. cit.

18 Id., « L’analyse des pratiques : Le cours du sens », Protée, 38, 2, 2010 (puis partiellement repris, remanié, corrigé et étoffé un an plus tard dans un autre article, « L’analyse du cours d’action : des pratiques et des corps », Actes Sémiotiques, 114, 2011).

19 « L’analyse des pratiques… », art. cit., p. 15 (les parenthèses et les italiques sont dans le texte).

20 Ibid, p. 16.

21 Voir en particulier E. Landowski, « Plaidoyer pour l’esprit de cre?ation », Semiotika (Vilnius), 16, 2021, et aussi les contributions au dossier « Règles, régularité et création », Acta Semiotica, II, 4, 2022.

22 Il s’agit des deux termes qui occupent les zones extrêmes du schéma, ainsi que J. Fontanille les définit : « la conjugaison des degrés les plus forts et des degrés les plus faibles sur les deux axes détermine des zones extrêmes », Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1993, p. 74.

23 Sur cette notion de « manipulation à rebours », cf. E. Landowski, « Shikata ga naï… », art. cit., p. 71.

24 J. Fontanille, « L’analyse des pratiques... », art. cit., p. 13 ; entre autres exemples, il mentionne la liturgie de la messe ou les rituels africains de guérison.

25 En l’espèce, il s’agit de la diminution de la valence d’extensité corrélée à l’augmentation de la valence d’intensité. Sur les divers types de modulation sur un schéma tensif, voir J. Fontanille, Se?miotique du discours, op. cit., pp. 109-116.

26 Adapté de J. Fontanille, « L’analyse des pratiques … », art. cit., p. 16.

27 Cf. E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis da Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996.

28 J. Fontanille, « L’analyse des pratiques … », art. cit., p. 13 (les parenthèses et les italiques sont dans le texte).

29 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit., p. 40.


Résumé : Dans nos sociétés de plus en plus digitalisées, les formes que prennent la nature, la diffusion et la pratique de consommation de ce qu’on appelle l’actualité sont infiniment plus complexes qu’au siècle dernier, au point même d’engendrer des syndromes comportementaux nouveaux. Pour en rendre compte, ce travail convoque deux perspectives sémiotiques distinctes, tensive et interactionnelle. Après un examen détaillé de leurs apparentes convergences (notamment terminologiques), nous montrons que si la tensivité permet de rendre compte des différentes stratégies de production médiatique et des tendances à l’œuvre aujourd’hui dans ce domaine, ce sont les régimes d’interaction et de sens qui, eux, ont capacité à délinéer avec plus de pertinence, de rigueur et de précision les logiques sous-jacentes à la dynamique des pratiques observables chez nos contemporains.


Resumo : Nas nossas sociedades cada vez mais digitalizadas, as formas que apresentam a natureza, a difusão e a prática do consumo do que chamamos “a atualidade” são infinidamente mais complexas que no século passado, a tal ponto que engendram novos síndromos comportamentais. Para dar conta deles, o presente trabalho convoca duas perspectivas semióticas distinctas, tensiva e interacional. Após um exame detalhado de suas aparentes convergências (notadamente terminológicas), mostramos que, se a tensividade permete dar conta das diferentes estratégias de produção midiática e das tendências constatáveis neste domínio, são os regimes de interação e de sentido que permitem delinear com mais pertinência, rigor e precisão as lógicas subjacentes à dinâmica das práticas observáveis entre nossos contemporâneos.


Abstract : In our increasingly digitalized societies, the forms taken by the nature, diffusion and consumption practices of what is known as topical news are infinitely more complex than they were in the last century, to the point of generating new behavioural syndromes. With a view to better understanding this phenomenon, this article calls upon two distinct semiotic perspectives, tensive and interactional. After a close examination of their apparent convergences (particularly in terms of terminology), we show that while tensivity makes it possible to account for the various strategies of media production and the trends at work in this field today, it is the regimes of interaction and meaning that have the capacity to delineate with greater relevance, rigour and precision the logic underlying the dynamics of practices observable among our contemporaries.


Mots clefs : actualité, ajustement, information, médias, programmation, schéma tensif.


Auteurs cités : Jean-Marie Floch, Jacques Fontanille, Algirdas J. Greimas, Eric Landowski, Andrea Semprini.


Plan :

Introduction

1. Actualités « de toujours »

2. Actualités « du jour »

3. FOMO et JOMO

4. Du paradigme tensif au syntagme interactionnel

5. ... et retour

Conclusion : comparaison n’est pas raison

 

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Recebido em 10/11/2024. / Aceito em 30/11/2024.