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Débat : Actualité sémiotique de l’actualité ?
Du fil au fragment. Éric Bertin
Publié en ligne le 31 décembre 2024
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Suivre l’actualité : cela est-il encore une pratique d’actualité ? C’est sous cet angle interrogateur, et sans pousser le paradoxe, que nous aimerions aborder la réflexion ouverte par Eric Landowski dans le dossier « Suivre l’actualité — pourquoi ? ». Une homologation — au moins partielle — existe de fait depuis longtemps entre les termes d’actualité et d’information. Le régime informationnel est historiquement indissociable d’une temporalité, le présent perpétuel, qu’il faut suivre pour être « au courant » ou « dans le courant ». Il est aussi indissociable d’un mode de relation, au sens de relater, et de représentation de l’état du monde (proche ou lointain) et de ses transformations au quotidien. Mais les transformations médiatiques contemporaines amènent à se demander si on suit encore l’actualité aujourd’hui, et, si oui, selon quelles modalités et sous quelles formes ? Suivre l’actualité nous a été rendu possible de longue date grâce au « fil d’Ariane » que nous tend l’organisation du discours médiatique, dans son plan de l’expression et son contenu. Le dispositif d’énonciation éditoriale1 tout d’abord, nous construit comme lecteur ou récepteur d’un discours d’information, compétent pour se repérer et se déplacer dans l’organisation signifiante du média d’actualité : codes éditoriaux et graphiques qui établissent les distinctions entre les différentes parties d’un média, ses rubriques, tout en facilitant les transitions au sein de ce même espace. Ces formes stabilisées fournissent à l’énonciataire médiatique des repères et des rythmes l’aidant à se « situer » dans le dispositif du journal, de la revue, du programme ou autre. Nous sommes aussi redevables à cette organisation en « formats » de favoriser des pratiques médiatiques répétitives et programmées, faisant de nous des consommateurs d’information prévisibles, au moins en partie. La temporalité et la fréquence (quotidienne, hebdomadaire) de ces « unités médiatiques » qui forment nos habitudes nous prédisposent ainsi à suivre l’actualité sans même que nous y prenions garde. |
1 E. Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, 6, 1998, p. 139. |
Cependant, le fil d’Ariane que nous suivons est aussi un fil narratif. Les événements et les situations qui font la matière de l’actualité font l’objet d’une mise en récit médiatique. Le genre narratif en tant que médiation de genre2 conserve en effet son emprise pour organiser les contenus de l’actualité. La puissance de la narrativité comme dynamique d’organisation du sens n’est plus à démontrer3. Par ses caractéristiques, la narrativité agit sur des ressorts propices à capter l’attention des audiences, dans un contexte d’économie cognitive : l’identification et la dramatisation d’un enjeu pour les protagonistes, qu’ils soient acteurs politiques ou économiques ; la mise en valeur des antagonismes qui permet la polémisation des forces en présence ; et surtout la progression vers une quête, marquée par des obstacles et des résistances propices à la captation d’attention (la protection de la souveraineté de son territoire pour l’Ukraine, le rétablissement de la stabilité politique de la France, etc.). Autant de balises d’attention qui permettent de « suivre le fil », au sein de l’unité médiatique que constitue l’article ou l’émission, le programme, mais aussi dans son prolongement d’une occurrence du média à une autre. |
2 N. Couégnas et A. Famy, « Médiations sémiotiques et formes d’existence : de la science aux forums médicaux », in S. Badir et F. Provenzano (éds), Pratiques émergentes et pensée du médium, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2017, pp. 204-205. 3 Voir notamment A.J. Greimas, Du Sens, Paris, Seuil, 1970, pp. 157-259. |
Certains événements aspirent littéralement l’agenda médiatique pour le reconfigurer, à tel point qu’on peut les qualifier de « vortex médiatiques » fonctionnant comme des attracteurs qui attirent dans leur orbite l’ensemble de l’agenda de l’information. On voit alors le discours des médias se couler dans des formes narratives préétablies pour ce type de situations. Il en va ainsi de la campagne présidentielle, ou de la guerre en Ukraine. Les formes narratives agissent alors comme des structures d’accueil4 pour le récit de ces événements : elles permettent de réagencer l’information sous des formes à la fois familières (donc prévisibles) et attractives, et de donner des repères au public. Ainsi la campagne électorale ou la guerre activent-ils un genre narratif établi, avec ses rôles thématiques, ses épreuves, ses motifs et ses codes installés dans l’imaginaire médiatique collectif. Pensons aux motifs de la ritualisation de la déclaration de candidature par exemple, la visite de lieux symboliques (comme la tombe du général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises), les confrontations actantielles du duel ou de la trahison. En outre, ces situations se caractérisent par une quête bien identifiée, qui installent une téléologie et une progression rassurantes, s’accompagnant d’une temporalité et d’un rythme connus. Dès lors, la forme narrative et le rythme du format médiatique qui l’accueille sont propices à « suivre l’actualité », sans perdre le fil et en trouvant un sens à tout cela. Sens renforcé par l’effet de cohérence qui se dégage de cet ensemble signifiant en construction. Mais les transformations engendrées par le numérique ont, entre autres, remis en cause un principe cardinal de l’organisation du sens, qui prévalait également dans les « textes médiatiques » : le principe de linéarité. Dictée par l’écriture, la linéarité définit la direction et la progression dans un ensemble signifiant et organise ainsi la textualité. La linéarité du livre impose un régime d’acquisition de savoir fondé sur un ordre de succession et de progression. C’est cette successivité qui a longtemps guidé notre progression dans nos parcours d’actualité. Elle régissait les parcours dans la presse écrite, mais aussi la successivité des séquences à la radio et à la télévision. Et nous étions d’autant plus dépendants de cet ordre linéaire que la programmation des émetteurs nous imposait cette « consommation linéaire ». |
4 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 135. |
Le numérique a fait voler en éclats ce principe en imposant une « délinéarisation » généralisée. Celle-ci est d’abord causée par la structure hypertextuelle du média numérique : à partir d’une page initiale, le lien hypertexte5 donne accès à une suite d’écrans (parcours diversifiés de lecture), qui remet en cause la linéarité du texte — tout comme les boutons et autres zones cliquables. Ces différents écrans fragmentent la lecture en installant plusieurs plans de profondeur, qui ne relèvent plus d’une successivité syntagmatique mais d’une concomitance paradigmatique. Mais c’est aussi la convergence des médias, notamment télévisuels et radiophoniques, et leur consommation par voie numérique qui permet de s’affranchir de la programmation linéaire. Chacun choisit l’ordre, le moment et le nombre de médias qu’il consulte, s’émancipant ainsi de la rationalité qui nous inscrivait dans un « texte médiatique » commun, lequel orientait notre suivi de l’actualité. |
5 Voir M.-A. Paveau, L’analyse du discours numérique, Paris, Hermann, 2018. |
Cette délinéarisation généralisée est amplifiée, dans une très large mesure, par le rôle central joué par les plateformes sociales dans les pratiques médiatiques. Ces plateformes, ou réseaux sociaux, sont souvent assimilés à tort au champ médiatique dans son ensemble. En réalité, leur fonction dans ce champ est singulière. Pour s’en convaincre, il faut rappeler l’utile distinction établie par Yves Jeanneret entre industries médiatiques et industries « médiatisantes »6. L’industrie médiatique — ou médias traditionnels — est fondée sur l’autorité et l’expertise d’acteurs du journalisme, qui produisent de la valeur ajoutée éditoriale (au moyen d’une ligne éditoriale, d’une déontologie, de pratiques professionnelles). L’industrie médiatisante, quant à elle, fournit aux individus l’infrastructure pour entrer en contact avec les autres. Elle capte les traces, les données, sans produire d’œuvre significative. Elle est, pour reprendre l’heureuse expression de Jeanneret, une « industrie des passages »7. |
6 Voir Y. Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014, p. 642. 7 Op. cit., p. 633. |
Si une partie du public continue de suivre l’actualité par le bais de journaux quotidiens, la pratique médiatique dominante consiste désormais à s’informer à travers la consultation régulière du flux continu des réseaux sociaux sur son smart phone. Sur un même fil d’actualité se trouvent juxtaposés, sans distinction ni hiérarchie autre que l’ordre algorithmique qui les sélectionnent, des énoncés multimodaux qui sont hétérogènes8 : vidéos d’utilisateurs, bandes annonces de films, contenus sponsorisés d’influenceurs, segments d’une séquence d’information produits par un média et remédiés sur une plateforme sociale. Cette succession hétérogène consacre la circulation de fragments décontextualisés comme régime médiatique dominant. Comme on l’a dit, les plateformes ne produisent pas elles-mêmes de contenus éditoriaux ; elles « re-médient » les séquences sélectionnées par leur algorithme (sur la base de leur potentiel polémique ou émotionnel), qui sont produites par d’autres acteurs médiatiques. En amplifiant la circulation d’extraits hétérogènes, discontinus, elles déstructurent le discours de l’actualité en le réduisant à des fragments sans lien avec l’ensemble plus vaste auquel ils appartiennent9, mais susceptibles de générer de l’attention. |
8 É. Bertin et J.-M. Granier, « Médias hybrides », Esprit, septembre 2022. 9 A la différence de l’esthétique du fragment décrite par A. Semprini dans Communiquer par l’image. Trois essais de culture visuelle, Limoges, Pulim, 2016, p. 37. |
Cette mutation des pratiques informationnelles est sans précédent, car 62 % des Français s’informent aujourd’hui via les réseaux sociaux10, et près de 40% des jeunes adultes s’informent quasi exclusivement à travers eux. Autrement dit, une proportion croissante du public ne suit plus l’actualité comme un ensemble signifiant organisé et cohérent, avec ses progressions, ses rythmes et ses repères. Elle ne la saisit qu’à travers des fragments où l’intensité émotionnelle et l’absence de contexte rendent bien hypothétique la formation d’une opinion « informée » sur un sujet. A l’actualité comme totalité narrative et organisée se sont substitués des morceaux, des saillances, qui installent un espace pathémique d’emportements hâtifs, éphémères et discontinus. L’hétérogénéité et l’indistinction deviennent la norme médiatique. A travers la fragmentation et le démantèlement de ce qu’on nommait naguère l’actualité, c’est l’existence d’un espace de construction et de circulation de l’information qui est en jeu, ainsi que notre condition de sujets médiatiques éclairés. Et c’est aussi, plus largement, la condition pour que l’actualité redevienne un espace de formation du « sens commun ». |
10 G. Gault, D. Medioni, Enquête « Les Français et la fatigue informationnelle », L’ObSoCo, Fondation Jean-Jaurès, ARTE, juin 2022. |
Sources bibliographiques Bertin, Éric, « The Post-visual Moment. Towards a new semiotic economy of visibility », ESSACHESS – Journal for Communication Studies, vol. 16, 2, 3. — et Jean-Maxence Granier, « Médias hybrides », Esprit, septembre 2022. Bertrand, Denis, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000. Couégnas, Nicolas, et Aurore Famy, « Médiations sémiotiques et formes d’existence : de la science aux forums médicaux », in S. Badir et F. Provenzano (éds.), Pratiques émergentes et pensée du médium, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2017. Gault, Guénaëlle, et David Medioni, Enquête « Les Français et la fatigue informationnelle », L’ObSoCo, Fondation Jean-Jaurès, ARTE, juin 2022. Greimas, Algirdas J., Du Sens, Paris, Seuil, 1970. Jeanneret, Yves, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014. Paveau, Marie-Anne, L’analyse du discours numérique, Paris, Hermann, 2018. Semprini, Andrea, Communiquer par l’image. Trois essais de culture visuelle, Limoges, Pulim, 2016. Souchier, Emmanuel, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, 6, 1998. |
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______________ 1 E. Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, 6, 1998, p. 139. 2 N. Couégnas et A. Famy, « Médiations sémiotiques et formes d’existence : de la science aux forums médicaux », in S. Badir et F. Provenzano (éds), Pratiques émergentes et pensée du médium, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2017, pp. 204-205. 3 Voir notamment A.J. Greimas, Du Sens, Paris, Seuil, 1970, pp. 157-259. 4 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 135. 5 Voir M.-A. Paveau, L’analyse du discours numérique, Paris, Hermann, 2018. 6 Voir Y. Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014, p. 642. 7 Op. cit., p. 633. 8 É. Bertin et J.-M. Granier, « Médias hybrides », Esprit, septembre 2022. 9 A la différence de l’esthétique du fragment décrite par A. Semprini dans Communiquer par l’image. Trois essais de culture visuelle, Limoges, Pulim, 2016, p. 37. 10 G. Gault, D. Medioni, Enquête « Les Français et la fatigue informationnelle », L’ObSoCo, Fondation Jean-Jaurès, ARTE, juin 2022. Résumé : L’article interroge la pratique qui consiste à « suivre l’actualité » en se demandant si, au filtre des transformations médiatiques contemporaines, on suit encore l’actualité aujourd’hui. Le discours médiatique, par ses formats et par l’organisation narrative de ses contenus a longtemps fourni des repères pour « suivre le fil ». Mais l’organisation et la cohérence du « texte médiatique » volent en éclat sous l’effet de la délinéarisation engendrée par le numérique. Le discours médiatique comme totalité signifiante partagée est désormais segmenté en fragments hétérogènes et discontinus sous la pression des algorithmes, rendant de plus en plus hypothétique l’acquisition d’une vision « informée » de l’actualité. Resumo : O artigo questiona a prática que consiste em “seguir a atualidade” : após as transformações midiáticas contemporâneas, ainda se segue de verdade a actualidade hoje em dia ? O discurso midiático, mediante seus formatos e a organisação narrativa dos seus conteúdos, forneceu durante muito tempo pontos de referência para “seguir o fio” da actualidade. Mas a organisação e a coherência do “texto midiático” estouraram sob o efeito da deslinearização gerada pelo numérico. O discurso midiático enquanto totalidade significante compartilhada está doravante segmentado em fragmentos heterogêneos e descontínuos sob a pressão dos algoritmos, tornando sempre mais hipotética a acquisição de uma visão “informada” da atualidade. Abstract : This article questions the practice consisting in “following the news” : after the contemporary transformations of the media, does one actually continue to “follow the news” ? Whereas the narrative organisation of mediatic discourse until recently encouraged to do so, the formats and the coherence of the mediatic text have blown to pieces under the effect of the non-linear new forms generated by digital technology. Mediatic discourse as a meaninful totality, shared by a large audience, is now segmented in heterogeneous and discontinuous fragments under the pressure of algorithms, rendering more and more hypothetic the acquisition of a consistent vision of current affairs. Mots clefs : actualité, fragment, information, linéarité / délinéarisation, narrativité, régime médiatique. Auteurs cités : Yves Jeanneret, Marie-Anne Paveau, Andrea Semprini, Emmanuel Souchier. Plan : |
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Recebido em 11/11/2024. / Aceito em 10/12/2024. |