Ouvertures théoriques

De la matière dans l’espace architectural.
Comparaison syntaxique

Manar Hammad

 

Publié en ligne le 31 décembre 2024
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2024n8.70095
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Introduction :
Reconsidérer la place de la matière en sémiotique de l’espace

Eric Landowski m’a demandé quel discours tiendrait la sémiotique de l’espace à propos de la matière. Il est temps de déployer l’articulation de l’argument esquissé en 19891 : la matière architecturale reçoit les investissements modaux qu’y inscrit un sujet constructeur par une configuration spatiale qui articule de manière topologique la privatisation pragmatique et de manière projective la privatisation cognitive2.

Avec du recul, on constate que la situation sémiotique présente implique deux écarts : une mise à l’écart initiale, un constat actuel d’incomplétude. En 1972, par le projet de Sémiotique de l’espace formulé en opposition aux projets de Sémiotique de l’architecture tentés par les porteurs d’un calque des structures linguistiques, nous érigions l’espace en objet (MH 1979a, 1979b, 1983a, 20133) sémiotique et nous écartions l’objet matériel construit. Par le même geste, nous affirmions la possibilité d’une analyse discursive du monde naturel, considéré comme une expression syncrétique dont l’unité est assurée par l’articulation du plan du contenu. Le plan de l’expression réunit l’espace, les bâtiments, les objets et les hommes en mouvement. En portant l’attention sur l’espace du déplacement, nous écartions de la quête la matière du bâti.

1 M. Hammad, « La privatisation de l’espace », Nouveaux Actes Sémiotiques, 4-5, 1989. — Par la suite, les références aux travaux de l’auteur sont indiquées entre parenthèses dans le texte par leur date de publication, les détails d’édition se trouvant dans la biblographie finale. (Ndlr).


2 Idées réaffirmées dans (MH 2025, à par. 2).


3 Ainsi que Groupe 107, Sémiotique de l’espace. Architecture, urbanisme, sortir de l’impasse, Paris, Gonthier, 1976, et B. Hillier, Space is the machine, Cambridge, Space Syntax, 2001.

Cinquante ans plus tard, force est de constater que la matière n’a été abordée que marginalement. Elle est reconnue comme support de l’investissement modal régulant l’accès conditionnel aux espaces traités comme objets de valeur, mais c’est tout4. Elle n’a pas été interrogée pour elle-même, mais pour autre chose qu’elle-même. La procédure est proprement sémiotique, mais la question de Landowski invite à interroger le manque entrevu. A le constater comme écart par rapport au projet initial qui supposait qu’on rendrait compte de la matière avec l’espace du mouvement. Ce qui n’eut pas lieu. Pourquoi ?

4 Cf. E. Landowski, « Éléments pour une sémiotique des objets (matérialité, interaction, spatialité) », Actes Sémiotiques, 121, 2018.

Deux raisons se profilent. La première est issue de la perspective initiale : l’intérêt pour l’espace du mouvement a perpétué la mise à l’écart de la matière, qui n’a pas été interrogée pendant la mise au point des outils d’analyse de l’espace. La seconde raison est liée à la compétence supposée du lecteur sémioticien : l’interrogation de la matière exigerait la mise en œuvre de concepts relevant du domaine des sciences physiques et de l’ingénieur. Nous tenterons de lever ces deux difficultés pour formuler une réponse.

Ainsi annoncée, l’entreprise ressemble au geste de Greimas dans Sémantique Structurale annonçant l’étude du discours énoncé débarrassé des passages marqués par l’énonciation. Une quinzaine d’années plus tard, il revint sur l’énonciation avec les outils élaborés sur l’énoncé. La mise à l’écart initiale avait joué un rôle heuristique.

 

 

La conception d’un point de vue synthétique capable de subsumer deux points de vue, correspondant à deux domaines sémantiques, ne va pas de soi. Abdus Salam reçut le Prix Nobel de Physique en 1979 pour sa contribution à l’unification des forces en physique nucléaire. Dans un article de 1980, il relate sa recherche de l’unification des forces5, passant par l’unification de particules de matière, ou par le changement de leur identification en termes de sous-composants. Il rappelle que Galilée, Newton, Maxwell et Einstein ont conçu, chacun à son tour, des perspectives épistémiques unificatrices capables de subsumer dans un même cadre des visions antérieures.

Nous tentons plus modestement une opération unificatrice dans un micro-univers sémantique limité, pour prendre en charge les approches séparées de l’espace et de la matière. L’entreprise n’est pas simple. Nous l’avons préparée par des essais exploratoires échelonnés examinant des relations entre les composantes du plan de l’expression : les espaces et les hommes (MH 2023a), les choses et les hommes (MH 2023b), la notion de force en relation avec la forme (MH à par. 2), le découpage de l’espace libre (MH à par. 3).

5 M. Abdus Salam, « L’unification des forces », in Paolo Budinich (éd.), L’imaginaire scientifique. De la perception à la théorie à travers les images de la science, Paris, Denoël, 1980.

Deux essais ont récapitulé l’état d’avancement de nos recherches en sémiotique de l’espace (MH 2013, 2022). Considérant la dépendance mutuelle entre un objet d’étude et la méthode qui l’étudie, nous avons fait varier dans l’objet de nos travaux les contextes géo-culturels (France, Italie, Syrie, Japon, Scandinavie), l’échelle (monnaies, édifices, villages, villes, régions), le temps (néolithique, âge du bronze, Antiquité romaine, débuts de l’Islam, haut Moyen Âge, croisades, époque contemporaine), le contexte social (succession, dons, commerce) et inventorié les qualités descriptives et modales nécessaires à la description. Enfin, nous avons interrogé les limites constatées (MH 2013) et les directions de développement. Ici, il sera question de matière dans l’espace.

1. Perspectives sémiotiques sur la matière
dans l’espace architectural

La sémiotique de l’espace est construite sur une distinction première qui oppose à l’espace libre du mouvement l’espace occupé par la matière impénétrable (MH 1979a, 1979b, 1983). Elle présuppose des acteurs humains. Si le sujet mobile considéré avait été animal ou matériel, le domaine spatial étudié aurait été différent. Il en découle une conséquence majeure : la matière est définie par une modalité associée au sujet mobile : ne pas pouvoir faire. Initialement située sur la dimension pragmatique de l’interaction homme-matière, cette modalité s’avère pertinente sur la dimension cognitive : ne pas pouvoir voir (MH 1989a). Par conséquent, il n’y a pas lieu de s’étonner de constater sur le terrain (MH 1987, 1989b) que les configurations matérielles sont chargées des modalités qui régulent l’accès aux espaces. Cela découle de la définition même de la matière par rapport au mouvement. Il est plus remarquable de constater que les stratégies pragmatiques sont capables de projeter sur l’espace architectural modalisé (privé, public) des qualités descriptives telles que pureté (MH 1987), sacralité (MH 1998) ou propriété (MH 2023a, 2023b) et d’inscrire à l’échelle urbaine des charges sémantiques telles que politique, religieux, militaire, économique (MH 2010).

Avec du recul, constatons que la majorité des résultats obtenus en sémiotique de l’espace concerne l’organisation du plan du déplacement humain. La dimension verticale s’impose rarement (MH 1998). Dans tous les cas, la matière architecturale est immobile et inerte, alors que les objets sont mis en circulation par les hommes.

 

Pour examiner la matière en architecture, on quitte la perspective des hommes mobiles et on adopte le point de vue des constructeurs qui érigent des bâtiments. Bien qu’ils s’occupent de clore les espaces avec des murs qui doivent tenir debout (un mur mal construit s’écroule), leur souci majeur est celui de franchir des espaces libres (avec des linteaux, plafonds, charpentes, voûtes) pour couvrir les espaces délimités. Les éléments de couvrement doivent tenir au-dessus d’espaces libres ménagés pour la circulation ou pour l’usage. L’écroulement des toitures est un phénomène récurrent qu’on cherche à éviter. On oppose les éléments porteurs (murs, piliers, poteaux) aux éléments portés. Ils possèdent tous un poids propre, ils sont soumis à des charges extérieures de vent, de pluie, de neige, de crues ou de tremblements de terre.

La construction est attestée dès l’apparition des villages au néolithique, où le souci de faire durer l’habitat supplanta la logique des campements légers de l’époque paléolithique (MH à par. 2). L’aspect duratif se traduit par la conservation de la forme, ce qui se décline en conservation de la position (ne pas tomber, ne pas bouger), conservation de la forme propre des éléments (ne pas rompre), conservation des formes assemblées (mur, baie, toiture). L’archéologie témoigne du fait que la stabilité des ouvrages a une durée limitée, et qu’on a beaucoup reconstruit. Nous ignorons les langues des populations anciennes, nous ne savons pas comment elles concevaient la matière et la construction, mais nous avons des traces de leurs ouvrages qui permettent de restituer des mécanismes syntaxiques témoignant de leur inventivité dans la recherche de solutions à l’aide de matériaux disponibles à proximité. Le transport des poutres sur une vingtaine de kilomètres est attesté au néolithique en Anatolie (Çatalhöyük), et par flottage sur plusieurs centaines de kilomètres en Syrie-Mésopotamie à l’âge du bronze.

On note sur le corpus archéologique la quasi-autonomie de la problématique constructive (dominée par les considérations de la matière pondérale) par rapport à la problématique du mouvement dans l’espace libre (dominée par les questions d’accès). Les deux catégories d’action impliquées (porter-franchir, circuler) ne sont présentes conjointement qu’en des occasions limitées (espaces centraux couverts, distribuant vers des espaces périphériques). Cette semi-indépendance explique a posteriori l’absence de la matière dans les analyses de sémiotique de l’espace.

La distinction entre éléments porteurs et éléments portés véhicule, de manière implicite, une catégorie modale : il est nécessaire que l’élément porteur soit compétent, capable de soutenir l’élément porté (pouvoir faire). On en trouve l’expression matérielle dans l’épaisseur des murs porteurs et dans le diamètre des poteaux. Le poids des éléments est perceptible lorsqu’il faut les soulever à bras pour les poser en place. On identifie sans risque d’erreur le poids6 comme acteur actif opérant sur la matière constructive (charges portées) et dans la matière même, puisque les éléments architectoniques possèdent un poids propre, même lorsqu’ils sont porteurs. Ils sont porteurs et portés.

6 La notion de pesanteur n’est pas encore élaborée, nous y viendrons.

Nous avons donc affaire à un univers pragmatique où l’acteur actif poids obère des éléments dotés de la capacité modale de franchir l’espace libre ménagé pour la circulation et l’usage, chargeant des éléments dotés de la capacité modale de porter. Le poids d’un élément assure sa stabilité lorsque l’élément est au sol, mais il le rend instable lorsqu’il est placé en hauteur. La compétence du poids n’est pas univoque et dépend de sa position dans l’espace, qui relève de la forme donnée à la matière.

En somme, le domaine sémantique de la matière est un espace pragmatique doté d’entités interactives modalisées. La description qualitative esquissée ici est incomplète puisque les transformations n’ont pas été identifiées. Mais il est déjà clair que l’espace de la matière n’est pas totalement inerte comme le supposait l’hypothèse précoce, et qu’il est le théâtre d’interactions qui restent à décrire. Il ressemble déjà à l’espace libre du mouvement humain. Il conviendrait de comparer les acteurs de l’espace plein et ceux de l’espace libre, pour mettre en évidence leurs ressemblances et leurs différences. Ce sera l’objet du paragraphe 7. Pour déployer la comparaison, il est nécessaire d’expliciter les conceptions actuelles de la matière constructive et leurs prémisses récentes (§§ 2 à 5).

 

 

Le point de vue des constructeurs n’est pas seul à être projeté sur la matière architecturale. La littérature atteste au moins une autre perspective, dite esthétique7, inscrite sur la dimension cognitive et rattachée au spectateur. La tradition de Wölfflin y suppose des mouvements virtuels : les formes composites de l’architecture et de la peinture y sont posées comme acteurs disposant de la capacité de déplacement (s’approcher, s’éloigner) dans un espace sémantique où le spectateur joue le rôle de référence. La notion du style a été construite dans ce cadre. D’autres perspectives esthétiques sont aussi attestées, ayant en commun de ne prendre en compte que la forme des objets matériels, manifestée par la surface qui les sépare de l’espace libre du mouvement. Cet espace esthétique est le siège d’interprétations symboliques mettant en œuvre des stratégies discursives que nous n’avons guère étudiées, car elles n’ont pas d’incidence immédiate sur les circulations de l’homme dans l’espace ou de l’espace parmi les hommes. Malgré les qualités descriptives et modales manifestées par les acteurs des espaces esthétiques, cette perspective semble autonome par rapport à l’espace du mouvement et par rapport à l’espace matériel dominé par la question pondérale. C’est pourquoi elle n’apparaît pas dans les analyses sémiotiques de l’espace architectural.

 

Après la comparaison des perspectives qualitatives projetées sur l’espace architectural, nous analysons la perspective quantitative appliquée de nos jours à l’espace matériel construit. Or les conceptions des ingénieurs n’ont pas été créées d’un coup de baguette. Nous restituons leur élaboration à partir du dix-septième siècle. La narration qui suit est informée par la fin du parcours cognitif (état actuel des idées) : elle retient les éléments restitués par une chaîne de présuppositions. Stephen Timoshenko, choisi comme représentant des idées actuelles sur le traitement de la matière (§4), met en œuvre les concepts de force, de contrainte et de forme. La notion de force fut mise au point hors de la matière par Galilée, Kepler et Descartes (§2). La force est introduite dans la matière par Boyle et Hooke (§3). Ce résumé ne prétend pas faire l’histoire des sciences mais tirer de celle-ci des éléments sémantiques pour expliciter les composantes et opérations syntaxiques utilisées dans la mise en œuvre de la matière constructive.

7 H. Wölfflin, Principles of art history. The problem of the development of style in later art, New York, Dover, 1950.

2. Aux origines de nos idées sur la matière :
la force externe proposée par Galilée

Au XVIIe siècle, quelques philosophes-mathématiciens-astronomes (Kepler, Galilée, Descartes) élaborèrent une nouvelle approche de la physique (MH à par. 2). La perspective était mécanique dans la description du mouvement de corps solides tels que des planètes, des pendules, des billes en chute libre. Contrairement à l’habitude des philosophes antérieurs, ils ne posaient pas la question de la cause du mouvement mais celle de sa description. Kepler calcula la trajectoire de la planète Mars et sa vitesse aréolaire, Galilée et Descartes calculèrent la vitesse du corps en chute libre. Dans ces descriptions, le corps mobile est postulé solide et indéformable, et ce qui le met en mouvement est appelé force. Nous trouvons une formulation récente de cette idée dans le traité de physique de Georges Bruhat8 :

8 G. Bruhat, Mécanique, Paris, Masson, 1961, p. 40.

La Mécanique a pour objet l’étude des mouvements (…) que subissent les corps sous l’influence des diverses causes qui peuvent agir sur eux ; nous verrons que ces diverses causes peuvent être représentées, au point de vue de leurs actions mécaniques, par des grandeurs qui sont toutes de même nature, et qu’on appelle des forces.

La force est extérieure à l’objet, elle le met en mouvement. Elle se manifeste sous la forme de diverses causes qui n’intéressent pas le mécanicien. Un sémioticien reconnaît dans le binôme force-corps une réalisation figurative des notions actant sujet et actant objet. Les astronomes Kepler et Newton s’interrogèrent sur la nature des forces qui s’exerçaient à distance sur les corps célestes, mais cela n’entra pas en ligne de compte dans leurs calculs descriptifs. Il suffisait que les calculs soient vérifiés par la réalité.

Le corps matériel n’est pas interrogé sur sa forme. Galilée et Descartes lui attribuent une inertie, Newton lui attribue une masse. Ces travaux ne nous apprennent rien sur la matière elle-même, qui n’est pas plus interrogée que la force. Nous apprenons des choses sur le mouvement des corps dans l’espace. En somme, cette perspective est extérieure à la matière comme elle est extérieure à la force9. Elle est importante car elle introduisit la notion de force dans le domaine scientifique, avant qu’elle ne soit utilisée pour explorer l’intérieur de la matière.

9 La matière occupe une portion d’espace, elle a un extérieur et un intérieur.

Dans ce discours, l’absence d’un sujet doté de volition fait que les éléments de la nature obéissent à des lois qui leur imposent un devoir faire dont la seule origine est la Nature10.

10 Les implications non dites, découlant de l’absence de la figure de Dieu, ne nous concernent guère ici.

3. La transformation des idées sur la matière :
les perspectives internes

Deux ensembles de données chargées de sens véhiculent des manières de penser attribuant à la matière un espace intérieur, sans remettre en cause son caractère impénétrable et opaque. Il s’agit d’ouvrages ou constructions d’une part, et de publications de philosophes de la nature d’autre part.

Prenons le corpus non verbal. L’archéologie impose à notre attention des données où nous repérons les prémices d’une pensée de constructeurs attribuant à la matière des capacités, celles de porter des charges et de franchir l’espace. Quelques pyramides et ziggurats offrent l’illustration de l’écrasement des matériaux sous le poids propre de l’empilement. Ceux qui formèrent des briques ou taillèrent des pierres pour les élever se sont posé la question de savoir si leurs matériaux seraient capables de porter les empilements auxquels ils donnaient forme. Les blocs assemblés en chevrons pour former un dispositif de décharge au-dessus de la galerie d’entrée de la Grande Pyramide de Giza présupposent une interrogation sur la capacité de la pierre à franchir l’espace entre des supports latéraux. La pente des talus stables était connue au bord des canaux : elle caractérise la capacité de la terre meuble (ou des granulats) à rester en place lorsqu’on l’empile sur elle-même (ou sur eux-mêmes). Nous restituons avec précaution, à partir des éléments qui nous sont parvenus, des hypothèses postulant que la matière possède une compétence et que quelque chose à l’intérieur de cette matière assure ladite compétence. Nous y reviendrons.

 

 

En renversant sur un récipient un tube de verre rempli de mercure, Torricelli mit en évidence en 1643 un espace vide au haut du tube, déclenchant une discussion sur la possibilité du vide dans un monde plein de matière. Cela fit monter Blaise Pascal sur la Tour St Jacques avec un baromètre, et envoya son beau-frère Périer sur le Puy de Dôme pour une expérience similaire. Les hémisphères de von Guericke en 1654 imposèrent de considérer l’air comme matière exerçant une pression. Dès 1660, Robert Boyle faisait des expériences sur l’air raréfié11 dans un vase en verre transparent où il introduisait une bougie, un oiseau, une souris. En conséquence, il affirma l’élasticité de l’air. Cette matière transparente (accessible au regard) et pénétrable (accès physique) avait un intérieur où se mouvaient des particules. On discutait de leur nature, de leur mélange, de leurs vibrations. Dès 1678 Robert Hooke publiait De Potentia Restitutiva décrivant l’élasticité de ressorts en acier ou en laiton : il était passé de l’air transparent et pénétrable à des métaux opaques et impénétrables12. Leur matière était élastique comme l’air : elle pouvait reprendre sa forme initiale après déformation. Il y imaginait des particules vibratoires analogues à celles de l’air. La matière n’était plus une entité inerte et passive, elle était dotée d’une capacité restitutive. A la force exercée de l’extérieur répondait une force intérieure en sens contraire. Il était passé de la perspective externe de Galilée à une perspective interne déléguée à un observateur virtuel placé dans la matière impénétrable13. Dans une expérience célèbre14, Hooke soumettait une barre de métal à des forces de traction de plus en plus grandes, décrivait son allongement, et continuait jusqu’à provoquer la rupture de la barre sous la charge. Grâce à une courbe consignant la valeur des allongements en fonction de la charge, il définissait le domaine de la déformation élastique (réversible), distingué du domaine de la déformation plastique (irréversible) précédant la rupture lors du dépassement de la capacité de cohésion de la matière.

 

11 S. Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the air pump, Princeton, Princeton University Press, 1985.


12 R. Hooke, De Potentia Restitutiva, Londres, Royal Society, 1678.


13 Il faudra attendre 150 ans pour qu’Ampère verbalise un tel débrayage avec son Bonhomme. (MH 1985).


14 Cf. S. Timoshenko, Résistance des matériaux (1911), Paris, Dunod, 1968.

Revenons aux constructeurs. Auguste Choisy montre que le passage de l’architecture romane à l’architecture gothique implique une réflexion sur la circulation des charges dans la matière15. L’idée de base est celle de la transmission de la charge : lorsqu’on pose une pierre sur une autre pierre reposant sur le sol, la pierre du bas transmet au sol la charge de la pierre supérieure. Et ainsi de suite lors d’un empilement. Les bâtisseurs de Notre-Dame de Paris ont conservé, dans les assises des fondations, l’ordre vertical des pierres extraites de la Montagne Ste Geneviève : les pierres qui étaient au bas de la carrière, et qui portaient les charges les plus fortes, furent placées au bas des fondations pour porter les charges constructives cumulées.

15 A. Choisy, Histoire de l’architecture, Paris, Gauthier-Villars,1899 (rééd. Paris, Vincent et Fréal, 1954).

Les voûtes gothiques font reposer leurs voûtains16 sur les arcs qui les limitent et qu’on appelle nervures. Le poids des voûtains est une charge pour les nervures, cette charge est descendue dans des colonnettes qui se prolongent jusqu’au sol. La disposition des piliers en faisceaux de colonnettes différenciées mais solidaires exprime dans la matière la transmission des différentes charges entre la voûte et le sol.

La même manière de penser est exprimée en Iran (Ispahan), en Afrique du Nord (Tlemcen) et en Andalousie (Cordoue, Tolède) par des arcs croisés portant des coupoles nervurées. Leurs constructeurs ne connaissaient pas la notion de force introduite par Galilée, mais ils connaissaient les charges pondérales qu’ils hissaient et faisaient tenir en hauteur. La variation de courbure des coupoles byzantines, en Syrie et à Constantinople, montre que leurs constructeurs tâtonnaient pour placer la matière là où portaient les charges, avec plus ou moins de bonheur puisque de nombreuses coupoles se sont effondrées (celle de Sainte Sophie en particulier). L’élégance de l’arc parabolique du palais sassanide de Ctésiphon montre que certains constructeurs sont parvenus expérimentalement à une solution efficace qui survit à l’agression des éléments et des hommes. Les charges y passent.

Les contreforts des églises romanes et les arcs-boutants des églises gothiques témoignent du placement de la matière à l’endroit où le constructeur suppose le passage des charges. Une explication est nécessaire pour clarifier la transition de la notion de transmission des charges à celle de leur passage, car cela suppose un changement de point de vue. Lorsque la pierre du bas transmet au sol la charge reçue de la pierre qui la surmonte, c’est la pierre qui travaille. Rien n’impose de la considérer comme un espace. Mais lorsqu’on dit que la colonnette transmet au sol une charge reçue du voûtain par l’intermédiaire de la nervure, on change d’échelle et on fait apparaître une circulation de la charge à travers une succession de claveaux et de tambours matériels. La charge est devenue une entité traversant la matière d’une certaine manière. Le paragraphe 4 décrit la vision des ingénieurs à ce propos. Mais on peut penser cela en termes matériels. Imaginons un tube horizontal rempli d’une suite de billes ayant le diamètre interne du tube. Lorsqu’on introduit une bille supplémentaire à une extrémité, une autre bille sort à l’autre extrémité. Ce n’est pas la même bille, mais une bille semble avoir parcouru le tube entier. C’est ainsi que la transmission de proche en proche du mouvement d’une bille prend l’allure d’une propagation, ou circulation à travers la matière pleine. Les constructeurs d’Orient et d’Occident ont supposé la transmission des charges dans la matière de leurs constructions avant l’élaboration de la notion de force par Galilée ou l’expérience de traction de Hooke. Nous en avons l’expression non verbale, sans avoir les écrits correspondants.

16 Élément de voûte, habituellement triangulaire. Une voûte gothique est faite en assemblant des voûtains.

L’épaisseur donnée aux murs, aux piles, aux colonnes et aux poteaux prouve que les constructeurs prévoyaient de la matière en quantité suffisante pour recevoir les charges sans subir d’écrasement. Les éléments qui n’avaient pas été assez pourvus en matière se sont écrasés déjà. En traction, les cordes doivent avoir une section correspondant à la charge qu’elles hissent, sinon la corde se rompt. Une corde ou une chaîne tendue entre deux points sans charge, sous son propre poids, dessine en l’air une courbe dite caténaire. Les mathématiciens n’ont su la décrire qu’après la mise au point du calcul différentiel et intégral. Pour les constructeurs et les physiciens, la caténaire était un cas d’école : s’il y a des efforts à l’intérieur de la matière, ils ne pouvaient que passer dans la corde ou dans la chaîne, puisqu’il n’y avait pas de matière ailleurs. Dès 1675, Robert Hooke s’y est intéressé. Il écrit : « Ut pendit continuum flexile, sic stabit continguum rigidum inversum », soit l’équivalent de « De la même façon que pend un fil flexible, s’élève l’arche rigide, mais de manière inversée ». Autrement dit, il adoptait le mode de pensée constructif de la circulation des charges et disait qu’on peut inverser la forme de la caténaire pour élever une voûte. Comme on ne savait pas tracer une caténaire, Christopher Wren en traça une approximation avec une parabole cubique pour ériger la coupole de St Paul de Londres. Gustave Eiffel traça une caténaire pour le profil de sa Tour. Frei Otto perfectionna cela en 1971 au stade de Munich avec des membranes tendues inspirées des toiles d’araignée17.

 

17 F. Otto, Tensile structures, cable structures, Cambridge, MIT Press, 1969.

Lorsque les constructeurs imaginent les forces circuler dans la matière, ils supposent des formes architecturales sans déformations. Lorsque les physiciens appliquent des forces à des corps solides, ils observent des déformations élastiques et un équilibre entre forces externes et forces internes. Les deux groupes partagent la vision d’une matière possédant une forme dans un espace où circulent des entités actives (charges, forces) non humaines. Une génération d’ingénieurs mathématiciens (Belidor, Monge) fit la synthèse des deux courants de pensée (§4). Clôturons en revenant à l’expérience de traction de Hooke et à l’introduction de la notion de contrainte dans la matière.

 

L’allongement de la barre soumise à une charge de traction dépend non seulement de ladite charge mais aussi de la section18 de la barre et de la nature du métal. Hooke proposa de rapporter la charge à l’aire de la section de la barre, pour obtenir une grandeur comparable au poids de l’air sur la surface du mercure dans l’expérience de Torricelli. Alors que le rapport du poids à la surface définit une pression, le rapport de la force de traction à la section définit une contrainte décrivant un état de tension au sein de la matière. On rapporte cette contrainte à la cohésion entre particules matérielles.

L’allongement est un changement de forme. La déformation du corps solide soumis à l’action de forces dépend des points d’application (positions) et des directions d’application des forces : le corps se raccourcit lorsque des forces convergentes le compriment, se tord lorsque deux forces contraires écartées exercent un couple de rotation perpendiculaire à l’axe, fléchit sous l’action de forces parallèles et écartées situées dans le plan de l’axe. La contrainte peut être définie pour chacune de ces configurations de forces dans l’espace. Autrement dit, la contrainte décrit l’état de la matière ou sa réaction en fonction de la forme d’application des forces sur la forme du corps. La déformation du corps est proportionnelle à la contrainte dans le domaine élastique, le facteur de proportionnalité dépend de la nature du corps : c’est son module d’élasticité. L’expérience de Hooke sur la barre en traction sert de base à la construction du corps de savoir qu’on appelle la résistance des matériaux (§4).

18 Section droite perpendiculaire à l’axe de traction, pour être précis.

Contrairement à la mécanique du mouvement, où les forces déterminantes sont extérieures au corps matériel, la mécanique des déformations de la matière est dominée par les notions de force et de contrainte internes. La déformation présuppose que le corps n’a pas été mis en mouvement, mais on peut combiner mouvement et contrainte pour calculer et le déplacement et la déformation. Henri Poincaré exprime en 1892 un point de vue synthétique19 :

19 H. Poincaré, Leçons sur la théorie de l’élasticité, Paris, Georges Carré, 1892.

La théorie de l’élasticité a pour objet l’étude des déformations des corps sous l’action des forces. De même qu’en mécanique, nous distinguerons une partie cinématique et une partie dynamique. Nous commencerons par étudier les déformations au point de vue cinématique, c’est-à-dire sans nous occuper des causes qui les produisent. (...)
Il y a un très grand nombre de théories de l’élasticité. Elles peuvent se ramener à deux classes : dans la première, nous rangerons les théories fondées sur des hypothèses moléculaires ; dans la seconde, celles dont les auteurs ont cherché à s’affranchir de toute hypothèse sur la constitution intime des corps ; ces dernières théories sont en général basées sur la thermodynamique. (...)
Ces molécules se comportent par suite comme des points matériels sur lesquels s’exercent des forces ; parmi ces forces, nous distinguerons les forces extérieures et les forces intérieures, c’est-à-dire celles qui résultent des actions des molécules les unes sur les autres.

 

4. La perspective des ingénieurs constructeurs

Considérons l’ouvrage Résistance des matériaux20 de S. Timoshenko, représentatif d’une manière de penser. Il ne décrit pas la matière comme un physicien, il ne la vise pas comme fin à l’instar d’un ingénieur des mines21, il propose de l’utiliser pour construire dans une perspective utilitaire. Le constructeur choisit des matériaux et les assemble pour réaliser un ouvrage aux fonctions prédéfinies. Pour ce faire, la connaissance des qualités internes de la matière est nécessaire. Le traité commence par l’expérience de Hooke sur une barre en traction. La structure interne de la matière est brièvement évoquée pour situer la perspective d’un constructeur qui travaille dans le domaine d’élasticité :

Un corps matériel se compose de petites particules ou molécules entre lesquelles agissent des forces. Ces forces moléculaires s’opposent au changement de forme du corps que tentent de créer les forces externes. Sous l’action des forces externes, les particules du corps se déplacent jusqu’à ce qu’un équilibre s’établisse entre les efforts externes et internes. Le corps est alors en état de déformation. (...) L’élasticité est la propriété physique d’un corps de reprendre sa forme initiale après suppression de la sollicitation.22

20 Version française, 1968, op. cit. Version anglaise : Strength of materials, 1934. La première version, russe, est parue en 1911. L’ouvrage, traduit en 36 langues, continue à servir dans les écoles d’ingénieurs.


21 Dans l’industrie minière, une matière première est repérée, extraite, concassée et triée avant de subir des traitements chimiques et/ou thermiques. La matière obtenue est une fin. Des constructeurs en feront un moyen.


22 S. Timoshenko, 1968.

L’ingénieur conçoit et calcule un ouvrage avant la réalisation : la conception actualise un programme virtuel en fonction de charges prévues. Une forme initiale est imaginée, la forme et les dimensions sont ajustées pour leur résister. Le choix de la forme de l’ouvrage conditionne le positionnement des forces internes issues de l’application des forces externes. Le dimensionnement des pièces détermine leur capacité à supporter les forces internes par la quantité de matière adéquate (dotée d’un coefficient d’élasticité idoine) pour équilibrer les forces externes appliquées. L’objet résultat est censé remplir sa fonction dans les conditions admissibles d’élasticité. Un coefficient de sécurité est appliqué pour tenir compte des variations imprévues des efforts supposés23.

23 Une éthique du rendement domine le processus : il convient de répondre au programme au moindre coût.

L’ouvrage à construire n’est pas une fin en soi, il joue le rôle de moyen dans un programme plus étendu et fonctionne comme sujet délégué porteur de modalités (devoir faire, pouvoir faire). Dans cette perspective, les charges externes appliquées figurent l’anti-sujet. La réussite de la performance est la survie durative de l’ouvrage ou de la pièce constructive : il (ou elle) conserve sa forme. L’échec est la rupture de l’ouvrage : il perd sa forme. Enchâssée dans le programme constructif, la matière est un moyen pour réaliser le moyen qu’est l’ouvrage.

 

Dans cet enchâssement, la pièce constructive est un espace plein doté de forme, sur lequel s’appliquent des forces externes. La configuration des forces, des formes et de l’élasticité fait que l’état de la matière en un point donné est défini comme une contrainte positionnée au sein du volume24. A un changement de position du point correspond un changement de valeur de la contrainte. Si on considère la pièce constructive dans son ensemble, on y observe une variation de la contrainte en fonction de l’espace. Il n’est pas question de temps, il ne s’agit donc pas d’un mouvement mécanique au sens où Galilée l’a défini. Mais cette variation d’une grandeur dans l’espace se manifeste comme la propagation d’un phénomène dans la matière. La contrainte se propage sans transport de matière, à la manière d’une onde dans l’air ou dans l’eau. Une interprétation thermodynamique en termes d’énergie est possible, mais elle n’est pas nécessaire pour la description, ni pour le calcul. Depuis 1890 les mathématiciens appellent gradient une telle variation dans l’espace. Auparavant, ni le concept de gradient ni sa désignation n’étaient verbalisés. Le champ gravitationnel, les champs électro­statique et électromagnétique déploient dans l’espace des gradients de forces (F) variant en orientation et en intensité. Les charges constructives déploient dans les ouvrages des gradients de contraintes (F/S) variant en orientation et en intensité. Lorsqu’on dit propagation25 de la contrainte, la variation statique est vue comme situation dynamique. Les constructeurs appellent cela circulation des forces.

24 Les procédures géométriques des physiciens et ingénieurs pour définir la contrainte sur une surface à deux dimensions reprennent les opérations mises en œuvre par les mathématiciens en topologie pour raisonner sur l’espace à trois dimensions. Cf. H. Poincaré, La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1905.


25 Le terme propagation est introduit en 1622 à Rome pour la propagation de la foi. Le terme est adopté en 1690 en sciences physiques. Le phénomène dynamique désigné est celui de la transmission d’une entité non matérielle dans un milieu. Il convient à la description de la contrainte. Cf. Dictionnaire Historique de la Langue Française.

Lorsqu’un ingénieur dessine les courbes de variation de l’effort tranchant ou du moment fléchissant dans l’espace d’une pièce constructive, il trace une représentation graphique de la variation scalaire de la contrainte. La courbe tangente aux vecteurs représentant la contrainte est appelée fibre dans la matière. D’Arcy Thompson a montré, sur des coupes d’os de fémur, que les fibres calcaires de l’os s’alignent le long des courbes du gradient des contraintes26 : l’organisme vivant s’adapte pour être efficace. Un bloc de plexiglas soumis à des efforts et traversé par une lumière polarisée visualise par des irisations colorées les variations des contraintes dans l’espace.

 

26 D’Arcy Thompson, On growth and form, Cambridge University Press, 1942. Trad. fr. Forme et croissance, Paris, Seuil, 2009.

Il existe une variété de contraintes dans la matière, correspondant aux configurations des forces externes appliquées au corps considéré. La connaissance de la forme de l’objet, des points d’application des forces, des directions d’application des forces et de leur intensité scalaire sont nécessaires pour la détermination du type de contrainte et pour le calcul de sa valeur. Nous avons évoqué au §3 les configurations de traction, compression, torsion, flexion, cisaillement. Ces types de contraintes déterminent des états de la matière constructive. Trois variables indépendantes y interviennent : forces, forme, matière. L’espace intervient de deux manières dans la détermination de la contrainte : par la forme de l’objet matériel considéré, par les positions et directions des forces appliquées à l’objet.

5. L’espace de la matière en perspective constructive

Reconsidérons la matière en son espace. Sa définition comme espace impénétrable à l’acteur humain restreint son domaine à ce qui est pertinent pour l’architecture27. En somme, la matière présuppose deux variétés d’espace : un espace libre où elle est mise en mouvement à côté des acteurs humains, un espace plein qu’elle occupe28. Les idées actuelles des constructeurs prennent leurs racines chez Galilée, Boyle et Hooke. Alors que Galilée considère des forces extérieures mettant les corps en mouvement, Boyle et Hooke postulent des forces intérieures aux corps matériels. Une perspective spatiale subsume l’étude du déplacement et celle de la déformation. L’élasticité et la plasticité de la matière sont définies dans l’espace comme transformations réversible ou irréversible. Le caractère impénétrable des corps solides ne constitue pas un obstacle intellectuel, on délègue par débrayage un sujet observateur au sein de la matière pour y reconnaître des forces et des contraintes29. Les constructeurs ont adopté ce modèle et reconnaissent des gradients de variation des contraintes dans la matière.

 

27 Dans cette perspective, matière et matériau de construction sont équivalents. Cela correspond à un état ancien de la langue. Cf. Dictionnaire Historique de la Langue Française. Il n’en serait pas de même dans une perspective physicienne ou minéralogique.


28 C’est la vision formulée par d’Alembert vers la fin du
XVIIIe s., citée par Littré à l’entrée espace.


29 Le discours scientifique correspondant est objectivé par l’effacement du sujet observateur.

La nature de la matière n’est pas interrogée, pas plus que la nature des forces. Une force, c’est ce qui met en mouvement un corps (dans l’espace libre) ou entraîne sa déformation (celle de l’espace plein)30. La description mécanique n’a pas besoin d’autre chose. La force est une entité abstraite, construite, invisible. C’est une entité syntaxique définie par les actions dont elle est capable : elle est compétente, elle apparaît dans le rôle actantiel de Sujet. Les forces de réaction, comme celles des particules à l’intérieur des corps, ou celle du sol qui porte un ouvrage technique, remplissent le rôle d’Anti-Sujet. L’égalité des forces d’action et de réaction assure l’équilibre statique.

30 Les champs de forces électromagnétiques ne sont pas pertinents à l’échelle constructive retenue ici.

Sont visibles les figures matérielles véhiculant les forces invisibles : ouvrages posés sur le sol, pierres posées sur d’autres pierres, voûtes et charpentes, neige... Ces figures véhiculent des forces externes qui seraient autrement invisibles. Les forces internes, capables d’équilibrer les forces externes, sont invisibles mais dotées de la capacité de propagation dans la matière, dite circulation par commodité. Elles circulent là où l’homme ne peut pénétrer : ces catégories d’acteurs n’ont pas les mêmes compétences. L’expérience des voûtes et de la caténaire prouve que les forces constructives ne passent que dans la matière. La matière est nécessaire à la propagation des forces mécaniques31, le manque de matière entraîne l’effondrement des ouvrages. Lorsqu’on considère au sein de la matière une situation d’équilibre entre forces externes et internes, la matière apparaît comme un théâtre d’opérations, un espace d’interaction où les rôles actantiels des forces dépendent de la perspective adoptée (celle des charges, ou celle de la matière). Le corps solide élastique est le micro-univers sémantique considéré, les déformations (élastiques, plastiques) y manifestent l’action. Dans une perspective thermo-dynamique, elles permettent d’estimer le travail des forces, l’énergie dépensée ou emmagasinée.

31 Les champs de forces de jauge (M. Abdus Salam, op. cit.) n’ont pas besoin de matière pour se propager dans le vide.

Autrement dit, la matière est un espace considéré de deux points de vue différents. Comme espace objectivé, c’est un théâtre de forces, de déformations, de circulation d’énergie. Comme espace subjectivé, c’est un acteur délégué, investi de compétence selon le devoir et le pouvoir, destiné à résister positivement à une action externe (anti-sujet)32. Selon la perspective installée par l’action signifiante (productrice, interprétative), la matière est inerte et passive, ou active et sollicitée pour ses capacités élastiques.

32 Si le point de vue du constructeur considère la forme d’un objet comme contribuant à construire la compétence résistive de ce dernier, la forme peut être vue sous d’autres perspectives pour être chargée d’effets de sens symboliques, culturels et contribuer à la formation des styles.

6. Mise en parallèle : l’espace plein de la matière
vs l’espace libre du déplacement

Les idées physiques des constructeurs ont commencé à prendre forme il y a quatre siècles, les idées en sémiotique de l’espace ont cinquante ans et dépendent d’une épistémé des sciences humaines vieille d’un siècle. Les deux parcours épistémiques ont été autonomes et demeurent indépendants. Néanmoins, ils déploient une syntaxe similaire33 que nous comparons aux trois niveaux du parcours génératif proposé par Greimas.

 

33 Ne perdons pas de vue que le parallélisme syntaxique est peut-être produit par la méthode analytique sémiotique, projetée par l’analyste sur le corpus spatial.

Au niveau figuratif, l’espace libre est celui du déplacement des hommes, arrêtés à la matière impénétrable. Adaptée à l’échelle de l’architecture, cette perspective ne prend pas en compte les gaz, les liquides, ni les granulats34. Nous l’adoptons car nous ne visons pas la description de l’ensemble du monde physique, plutôt l’interprétation du monde de la vie quotidienne. Il en résulte deux micro-univers parallèles, en coexistence et interpénétration, relevant de deux perspectives épistémiques qui ne convergent pas. On y trouve, au niveau de la syntaxe de surface, des catégories d’acteurs différentes, ainsi que des transformations dotées de qualités propres. Si bien que l’observateur de l’espace libre ignore les qualités de la matière comme si elles étaient invisibles, et que le constructeur ne voit pas les interactions dans l’espace libre, comme si elles n’existaient pas. Hors des deux perspectives citées, la vision esthétique est autonome. Elle prend en charge les formes et les surfaces, non pas pour elles-mêmes mais pour autre chose qu’elles-mêmes. Il n’en reste pas moins qu’un présupposé commun organise ces perspectives de manière à faire sens dans l’espace ; il produit des résultats syntaxiques comparables. Ce qui suppose l’existence d’une perspective commune, une épistémé dominante que nous déployons au niveau syntaxique de surface.

 

Au niveau de surface, la scène est dominée par des acteurs et des transformations définis en interaction. Pour l’espace libre, le lecteur trouve des résultats dans les publications citées en référence. Résumons les points majeurs pour comparer avec l’espace de la matière. L’espace libre contient des hommes ainsi que d’autres êtres vivants et des objets susceptibles de mouvement. La compétence mobile de ces acteurs matériels a deux origines, externe et interne. L’origine externe est assurée par l’espace libre, sans lequel il n’y a pas de mouvement possible. L’origine interne attribue aux hommes vouloir et pouvoir, attribue aux choses devoir et pouvoir. L’architecture est un assemblage composite, servant et signifiant, investi de modalités projetées par des configurations matérielles.

34 Françoise Bastide a exploré cette direction. Cf. « Le traitement de la matière. Opérations élémentaires », Actes Sémiotiques, IX, 89, 1987.

Les analyses montrent que l’espace libre n’est pas réduit au rôle de circonstant du mouvement des hommes et des objets. Il est découpé en parties (dites topoi) mises en circulation virtuelle dans l’espace social (MH 1979b, 1987, 1989b, 2003, 2008, 2013, 2022a, 2023a, 2023b). Il en résulte deux régimes de circulation en symétrie formelle : celle des hommes parmi les topoi, celle des topoi parmi les hommes. La première est réelle et symbolique, la seconde est virtuelle et symbolique. La concaténation des déplacements s’organise en parcours (MH 2008) manifestant deux modes de circulation : partitif, participatif35. Les conditions de circulation des objets parmi les hommes déterminent la privatisation des espaces et des objets (MH 1989b), un régime ligatoire des dons et un régime libératoire de la propriété (MH 2023b).

 

35 Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

Pour l’espace de la matière, il n’y a pas de travaux déployant des résultats comparables : cela reste à faire. Il n’en reste pas moins que l’exploration présente résume la situation au niveau syntaxique de surface. Deux catégories d’acteurs sont occurrentes : des corps pleins matériels, des forces et des contraintes immatérielles. Les corps solides sont mis en mouvement par les forces externes, auxquelles ils opposent des contraintes internes qui les équilibrent. En l’absence de forces, l’inertie des corps assure leur stabilité : elle est constitutive d’une forme de compétence mécanique. Corps solides et forces sont dénués de vouloir, leur mouvement ou leur immobilité résultent d’un devoir attribué à la nature. Les configurations d’objets sont investies de modalités par les hommes qui se meuvent dans l’espace libre. Les objets matériels sont intégrés dans les régimes de circulation décrits en sémiotique de l’espace.

Dans l’espace de la matière, la circulation des forces et des contraintes revêt un aspect virtuel dit propagation : sans transport de matière, il y a transfert desdits acteurs. La propagation des forces et contraintes relève de la communication participative décrite par Greimas, déterminant des états de la matière en chaque point. Le module d’élasticité détermine la limite des changements d’état réversibles du domaine élastique. Lorsque cette limite de compétence élastique est dépassée, la déformation irréversible est dite plastique.

 

La consécution des deux descriptions résumées met en évidence une syntaxe actantielle dans l’espace libre comme dans celui de la matière pleine. Les acteurs ne sont pas les mêmes, leur visibilité non plus. Leurs déplacements sont déclinés en mouvement réel ou en propagation virtuelle. Nous avons entrevu ce parallélisme il y a plusieurs années, y faisant parfois allusion. Il était difficile à mettre en évidence, et encore plus difficile d’en parler à des sémioticiens qui ignorent la physique et la mécanique, ou à des ingénieurs qui ne connaissent pas la sémiotique. Les deux communautés ont peu de rapports et se perçoivent comme étrangères l’une à l’autre. Il nous semble que l’élucidation de la difficulté est acquise. Il reste au lecteur d’en juger.

 

Au niveau profond, l’opposition entre espace libre et espace matériel plein se résout en opposition entre Culture et Nature, puisque la sémiotique de l’espace relève d’une approche anthropologique du comportement, et que la résistance des matériaux relève des sciences physiques et mécaniques. Le vouloir caractéristique de l’Actant Sujet humain, relève de la Culture, alors que la matière dépourvue de vouloir et investie de devoir est placée dans le rôle de l’Actant Objet relevant de la Nature. Il est difficile d’en dire plus en cette étape exploratoire. En fouillant les espaces libre et plein, nous avons manifesté nos manières de penser, qui mettent en œuvre des notions syntaxiques comparables.

En guise de clôture

L’analyse menée n’est pas pleinement parvenue à mettre en place une perspective subsumant celle de l’espace libre du mouvement et celle de l’espace plein de la matière. L’écart demeure sensible, et la ressemblance syntaxique mise en évidence peut être attribuée à la méthode sémiotique. Un sémioticien est certainement satisfait de cette ressemblance, où le modèle abstrait est le même alors que les manifestations figuratives varient en fonction du micro-univers sémantique étudié. Il n’en reste pas moins que nous ne voyons pas encore comment cela peut servir à mettre en place une analyse cohérente prenant en charge et l’espace et la matière. Notre tentative en ce sens sur un monument de Syrie se heurte à des difficultés. Cela ne veut pas dire qu’on n’y arrivera pas, mais cela ne va pas de soi. Il convient de tenter à nouveau. Notre essai intitulé « Entre architecture, sémiotique et physique, y a-t-il place pour la force comme outil descriptif ? » est sous presse. Écrit peu de temps avant le présent essai, il explore la rentabilité de l’idée de force en sémiotique de l’espace. La réponse négative donnée contribue à mettre en évidence l’écart épistémique entre les deux perspectives supposées.

Dans le Bonhomme d’Ampère (MH 1985), j’ai dégagé, en termes simples inscrits sur l’isotopie spatiale, les manières de penser des physiciens à l’égard du courant électrique et des phénomènes électromagnétiques. La question était moins complexe que celle de la matière constructive. J’ai essayé de suivre ici une stratégie graduée dans l’introduction des notions et dans leur mise en ordre logique pour restituer une « chaîne opératoire » cognitive (MH à par. 4). Je pourrai en évaluer l’efficacité en fonction de la réception par les lecteurs.

 

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2023b : « Des choses et des hommes : les prémices de la propriété des objets », Acta Semiotica, III, 6.

à par. 1 : « Dimensions spatiales et sémantiques ».

à par. 2 : « Entre architecture, sémiotique et physique, y a-t-il place pour la force comme outil descriptif ? »

à par. 3 : « Scellements à Tell Sabi Abyad, une perspective pour l’architecture et les récipients ».

à par. 4 : « Des caches, des hommes et du sens, exploration des manières de faire ».

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1 M. Hammad, « La privatisation de l’espace », Nouveaux Actes Sémiotiques, 4-5, 1989. — Par la suite, les références aux travaux de l’auteur sont indiquées entre parenthèses dans le texte par leur date de publication, les détails d’édition se trouvant dans la biblographie finale. (Ndlr).

2 Idées réaffirmées dans (MH 2025, à par. 2).

3 Ainsi que Groupe 107, Sémiotique de l’espace. Architecture, urbanisme, sortir de l’impasse, Paris, Gonthier, 1976, et B. Hillier, Space is the machine, Cambridge, Space Syntax, 2001.

4 Cf. E. Landowski, « Éléments pour une sémiotique des objets (matérialité, interaction, spatialité) », Actes Sémiotiques, 121, 2018.

5 M. Abdus Salam, « L’unification des forces », in Paolo Budinich (éd.), L’imaginaire scientifique. De la perception à la théorie à travers les images de la science, Paris, Denoël, 1980.

6 La notion de pesanteur n’est pas encore élaborée, nous y viendrons.

7 H. Wölfflin, Principles of art history. The problem of the development of style in later art, New York, Dover, 1950.

8 G. Bruhat, Mécanique, Paris, Masson, 1961, p. 40.

9 La matière occupe une portion d’espace, elle a un extérieur et un intérieur.

10 Les implications non dites, découlant de l’absence de la figure de Dieu, ne nous concernent guère ici.

11 S. Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the air pump, Princeton, Princeton University Press, 1985.

12 R. Hooke, De Potentia Restitutiva, Londres, Royal Society, 1678.

13 Il faudra attendre 150 ans pour qu’Ampère verbalise un tel débrayage avec son Bonhomme. (MH 1985).

14 Cf. S. Timoshenko, Résistance des matériaux (1911), Paris, Dunod, 1968.

15 A. Choisy, Histoire de l’architecture, Paris, Gauthier-Villars,1899 (rééd. Paris, Vincent et Fréal, 1954).

16 Élément de voûte, habituellement triangulaire. Une voûte gothique est faite en assemblant des voûtains.

17 F. Otto, Tensile structures, cable structures, Cambridge, MIT Press, 1969.

18 Section droite perpendiculaire à l’axe de traction, pour être précis.

19 H. Poincaré, Leçons sur la théorie de l’élasticité, Paris, Georges Carré, 1892.

20 Version française, 1968, op. cit. Version anglaise : Strength of materials, 1934. La première version, russe, est parue en 1911. L’ouvrage, traduit en 36 langues, continue à servir dans les écoles d’ingénieurs.

21 Dans l’industrie minière, une matière première est repérée, extraite, concassée et triée avant de subir des traitements chimiques et/ou thermiques. La matière obtenue est une fin. Des constructeurs en feront un moyen.

22 S. Timoshenko, 1968.

23 Une éthique du rendement domine le processus : il convient de répondre au programme au moindre coût.

24 Les procédures géométriques des physiciens et ingénieurs pour définir la contrainte sur une surface à deux dimensions reprennent les opérations mises en œuvre par les mathématiciens en topologie pour raisonner sur l’espace à trois dimensions. Cf. H. Poincaré, La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1905.

25 Le terme propagation est introduit en 1622 à Rome pour la propagation de la foi. Le terme est adopté en 1690 en sciences physiques. Le phénomène dynamique désigné est celui de la transmission d’une entité non matérielle dans un milieu. Il convient à la description de la contrainte. Cf. Dictionnaire Historique de la Langue Française.

26 D’Arcy Thompson, On growth and form, Cambridge University Press, 1942. Trad. fr. Forme et croissance, Paris, Seuil, 2009.

27 Dans cette perspective, matière et matériau de construction sont équivalents. Cela correspond à un état ancien de la langue. Cf. Dictionnaire Historique de la Langue Française. Il n’en serait pas de même dans une perspective physicienne ou minéralogique.

28 C’est la vision formulée par d’Alembert vers la fin du XVIIIe s., citée par Littré à l’entrée espace.

29 Le discours scientifique correspondant est objectivé par l’effacement du sujet observateur.

30 Les champs de forces électromagnétiques ne sont pas pertinents à l’échelle constructive retenue ici.

31 Les champs de forces de jauge (M. Abdus Salam, op. cit.) n’ont pas besoin de matière pour se propager dans le vide.

32 Si le point de vue du constructeur considère la forme d’un objet comme contribuant à construire la compétence résistive de ce dernier, la forme peut être vue sous d’autres perspectives pour être chargée d’effets de sens symboliques, culturels et contribuer à la formation des styles.

33 Ne perdons pas de vue que le parallélisme syntaxique est peut-être produit par la méthode analytique sémiotique, projetée par l’analyste sur le corpus spatial.

34 Françoise Bastide a exploré cette direction. Cf. « Le traitement de la matière. Opérations élémentaires », Actes Sémiotiques, IX, 89, 1987.

35 Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.


Résumé : La sémiotique de l’espace a été construite en postulant que l’espace libre, où les hommes construisent pour aménager le cadre de leurs déplacements, n’est pas un simple circonstant de l’action, mais plutôt une étendue découpée en parties discrètes entrant en conjonction et/ou disjonction avec les hommes. La reconnaissance du rôle syntaxique des parties d’espace (ou topoï) entraîne la mise à l’écart provisoire de la composante matérielle de l’architecture. L’analyse fait apparaître la matière comme lieu d’investissement de modalités déterminant l’action. Lorsque la matière est considérée pour elle-même, la perspective constructive s’avère dominante dans un monde soumis à la pesanteur. Certains éléments matériels sont porteurs, d’autres sont portés, alors que d’autres éléments franchissent les espaces libres réservés à l’action. Les propriétés physiques de la matière sont déterminées entre des forces extérieures, capables de la mettre en mouvement ou de la déformer, et des forces intérieures qui équilibrent les charges extérieures. L’état interne de la matière est décrit comme une contrainte. Forces et contraintes se propagent à l’intérieur de la matière pleine, d’une manière qui rappelle le mouvement des hommes dans l’espace libre. Ce parallèle syntaxique est soumis à une analyse comparative.


Resumo : A semiótica do espaço foi construída postulando que o espaço livre, no qual os homens constrõem para organizar o quadro de seus deslocamentos, não é um simples circonstante da ação mas, antes, uma extensão articulada em partes discretas, em conjunção e/ou disjunção com os homens. O reconhecimento do papel sintático das partes de espaço (ou topoi) envolve a rejeição provisória do componente material da arquitetura. A análise faz aparecer a matéria como o lugar de investimento de modalidades que determinam a ação. Quando a matéria é considerada por si mesma, a perspectiva construtiva torna-se dominante num mundo submetido à gravidade. Certos elementos materiais são carregadores, outros carregados, ao passo que ainda outros atravesssam os espaços livres pela ação. As propriedades físicas da matéria são determinadas entre forças exteriores, capazes de colocar a matéria em movimento ou de a deformar, e forças interiores que equilibram as cargas exteriores. O estado interno da matéria é descrito como uma tensão. Forças e tensões se propagam no interior da matéria densa, de um modo que relembra o movimento dos homens no espaço livre. Este paralelo sintático é analizado de maneira comparativa.


Abstract : The semiotics of space approach has been elaborated upon the postulate that free space, where people build in order to fit out an environment for their movement, is not a mere receptacle for action, but rather an expanse divided into discrete parts brought into conjunction and/or disjunction with people. Admitting a syntactic role for parts of space (or topoï) entails the provisional dismissal of the material component of architecture. Analysis leads to show that matter is a locus invested with modal values determining action. When matter is considered for itstelf, the constructive perspective appears as dominant in a world submitted to gravity forces. Some building elements are carriers or load-bearing, other building elements are carried, while some elements cross over spaces freed for action. Physical properties of matter are determined by external forces, able to set it in movement or to deform it, and by internal forces that balance external loads. The internal state of matter is described as constraint or stress. Forces and stresses are propagated inside full matter, in a manner that recalls the movement of people in free space. This syntactic parallelism is considered in a comparative manner.


Mots clefs : contrainte, déplacement, espace, force, impénétrable, matière, propagation, syntaxe.


Auteurs cités : d’Alembert, Robert Boyle, Auguste Choisy, Galilée, Algirdas J. Greimas, Robert Hooke, Henri Poincaré, Stephen Timoshenko.


Plan :

Reconsidérer la place de la matière en sémiotique de l’espace

1. Perspectives sémiotiques sur la matière dans l’espace architectural

2. Aux origines de nos idées sur la matière : la force externe proposée par Galilée

3. La transformation des idées sur la matière : les perspectives internes

4. La perspective des ingénieurs constructeurs

5. L’espace de la matière en perspective constructive

6. Mise en parallèle : l’espace plein de la matière /vs/ l’espace libre du déplacement

En guise de clôture

 

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Recebido em 19/11/2024. / Aceito em 10/12/2024.