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Débat : Actualité sémiotique de l’actualité ?
Présentation Actualité sémiotique de l’actualité ? Eric Landowski
Publié en ligne le 31 décembre 2024
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Qu’on ne s’attende pas à trouver ici un dossier en bonne et due forme qui prétendrait faire plus ou moins exhaustivement « le tour de la question ». Il s’agit plus modestement d’une suite de réflexions ordonnées après coup comme autant de pièces d’un débat, qui restera d’ailleurs ouvert. Précisons aussi que l’objet de cette confrontation n’est pas l’actualité elle-même, entendue comme « l’ensemble des faits qui retiennent l’attention du public à un moment donné » (Dictionnaire de l’Académie française). Ce qui nous intrigue se situe sur un autre plan : il s’agit de comprendre les tenants et aboutissants d’une pratique particulière, celle qui consiste, comme on dit, à suivre ladite « actualité ». Tout est né d’un simple constat : aujourd’hui, tout le monde, ou presque, emploie une partie, souvent considérable, de son temps à se tenir au courant de « ce qui se passe » au jour le jour ici ou là, aux quatre coins du monde, que ce soit en s’en remettant aux canaux d’information traditionnels ou, désormais de plus en plus massivement, en usant des ressources offertes par les nouvelles technologies — plateformes digitales, réseaux sociaux et tutti quanti. Dans l’espoir d’éclairer sémiotiquement ce phénomène de masse et de mieux comprendre son évolution en cours, si possible même de l’expliquer, nous avons adressé à une vingtaine de collègues — sémioticiens ou proches de notre discipline — le texte d’ouverture reproduit ci-après, « Suivre l’actualité : pourquoi ? Sens et insignifiance d’une pratique ». La moitié d’entre eux ont bien voulu réagir. Les réponses qu’ils proposent au fil des dix contributions qui suivent sont, on le verra, des plus variées. Et elles peuvent se cumuler.
Premier type d’hypothèse : si aujourd’hui encore, pour s’informer, une partie appréciable du public continue de regarder la télévision, d’écouter la radio et/ou de lire un journal alors que d’autres, de plus en plus nombreux, consultent à tout instant leur portable, ne serait-ce pas tout simplement parce que, pour les uns aussi bien que pour les autres, il n’est possible d’agir efficacement dans la vie quotidienne qu’à condition d’être suffisamment informé de « l’actualité », c’est-à-dire du contexte, plus ou moins étendu, à l’intérieur duquel on est amené à prendre des décisions ? De ce point de vue, peu importe le média, seul compte le contenu informationnel auquel on peut, d’une manière ou d’une autre, avoir accès. C’est ce que nous envisagions dans un premier temps et ce qu’évoquent aussi, ci-après, Giorgio Grignaffini et Roberto Pellerey. L’inconvénient de cette perspective est qu’elle suppose qu’une « information » est une sorte d’invariant, une unité première, stable, susceptible d’être distribuée telle quelle indifféremment par n’importe quel canal. Or on sait que ce n’est pas le cas : d’un média à un autre tout change, à commencer par les positions énonciatives, dont dépendent les effets de sens des contenus et la valeur, notamment véridictoire, qui leur est attribuée (question ici abordée par A. Kharbouch, E. Bertin, R. Flores)1. Autrement dit, premier type d’hypothèse, et du même coup premier type de problèmes. |
1 Sur ce point, voir aussi les travaux d’Yvana Fechine, malheureusement empêchée de participer à la présente rencontre. |
Une autre — tout autre — série d’hypothèses consiste à envisager l’attention portée aux discours et surtout au spectacle de l’actualité comme une échappatoire, une conduite de fuite — un passe-temps, une distraction —, à l’opposé de toute préoccupation dirigée comme précédemment vers l’action. La fréquentation des médias, quels qu’ils soient, apparaît alors comme un moyen de s’évader de temps à autre du train-train de sa propre vie, d’oublier pour un moment ses ennuis ou simplement de tromper l’ennui (R. Pellerey), comme une libération, une « catharsis » contre le poids de « l’existence » (L. Eltz) ou même comme un saut vers quelque avenir possible ou probable. Car ce qui est « d’actualité », c’est aussi, pour une part, l’événement futur que le présent autorise à anticiper (O. Chantraine), événement parfois souhaité (une victoire annoncée, ou qui se prépare), ou, non moins souvent, accident prévisible et redouté : l’actualité, c’est aussi ce qui fait peur (R. Pellerey). Troisième type d’hypothèses, non plus dans l’ordre thymique des humeurs mais sur le plan du jugement : la persistance à suivre les discours qui traitent de « l’actualité », ou qui la font, ne serait-elle pas, chez quelques-uns (ou chez beaucoup ?), sous-tendue par l’espoir d’entendre un jour quelqu’un dire « enfin » la « vérité » sur « ce qui se passe » (A. Kharbouch) ? A moins que ce ne soit pour le plaisir (un tant soit peu pervers) de se confirmer que jamais elle ne sera dite ? Ou pour le moins de constater que le caractère biaisé, propagandiste et parfois franchement mensonger d’une information n’est le plus souvent publiquement dévoilé que longtemps après coup (O. Chantraine). Suivre sur ce mode critique ce que les médias donnent à voir et à entendre — pour en stigmatiser l’hypocrisie ou en dénoncer la fausseté — n’est certainement pas l’attitude la plus répandue. En contrepartie, elle requiert une grande assiduité, une constante présence d’esprit, une belle concentration intellectuelle et contient un potentiel mobilisateur qui sans doute dépasse celui de toutes les autres motivations. Faible extension mais forte intensité, pourrait dire un sémioticien « tensiviste ». Autre question relevant du même registre véridictoire : une bonne part de l’addiction qu’on observe vis-à-vis des nouveaux médias ne découlerait-elle pas du fait que ce qui compte avant tout, c’est, pour beaucoup de gens sinon pour la plupart, d’« avoir raison » ?... que ce soit personnellement ou à l’unisson du collectif (classe d’âge, groupe ou groupuscule politique, niche sexuelle, etc.) dont on se sent faire partie. Il y a en tout cas là un ressort psychologique stratégiquement maîtrisé à merveille par les nouveaux médias puisque, pour asseoir leur domination, leur principe même est de donner raison à tout le monde en confortant systématiquement — algorithmiquement — les opinions ou les préjugés de chacun (E. Bertin, J. Ciaco, L. Eltz, J.-P. Petitimbert). |
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Retenons enfin l’hypothèse défendue par Ruggero Eugeni, à notre sens la plus radicale et peut-être la plus décisive parmi toutes celles ici prises en compte : si tant de nos contemporains restent inlassablement figés devant leurs écrans, ne serait-ce pas en premier lieu tout bonnement parce que « regarder passer la vie » — la vie des autres — est, plus encore qu’un passe-temps, une tentation, un plaisir, une passion universellement répandue ? (et à ce titre, comme le relève l’auteur, la base de tout un courant du cinéma d’aujourd’hui). Incidemment, en cours de discussion, Eugeni nous apprenait que le slogan de la campagne de TikTok avait été, pour la France, en 2023 : « TikTok : une fenêtre sur le monde »2. On ne saurait mieux dire ! Une fenêtre est effectivement un des lieux ou le lieu privilégié offert à tout un chacun pour assouvir ce simple goût de regarder sans rien chercher ni demander de plus. A peu de chose près comme jadis, ajouterons-nous, du temps où les vaches paissaient encore dans les prés de la douce France et où, disait-on, elles passaient leur temps « à regarder passer les trains » — sans rien chercher ni demander de plus, elles non plus. — Rapprochement bien sûr à nuancer.
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2 http://www.culturepub.fr/videos/une-fenetre-sur-le-monde/. |
Intérêt motivé par le besoin de savoir pour agir ou curiosité passagère éveillée par l’envie de diversion, quête de vérité ou voyeurisme du regarder-pour-regarder, on a là un premier inventaire (partiel sans aucun doute) de motivations qui, procédant toutes d’une forme de désir ou de volonté, nous permettent de comprendre pour ainsi dire de l’intérieur ce qui peut amener un sujet à accorder au suivi de l’actualité une place, quantitativement plus ou moins importante, parmi ses pratiques quotidiennes. Mais tout ne se réduit évidemment pas à des questions de préférences ou d’humeurs personnelles. Un autre ordre de facteurs, moins « subjectifs » (ou subjectaux ?), est à considérer si on veut expliquer le phénomène dans toute son ampleur. A cet égard, l’ensemble des contributeurs s’accordent à mettre en avant deux types de contraintes externes, contextuelles, « objectives ». C’est d’abord la pression du milieu social ambiant. Peu importe la classe d’âge, le sexe ou la sphère d’activité : partout, « sous peine de se retrouver dans le camp des “nuls” et des laissés-pour-compte » (J.-P. Petitimbert), il faut être capable de participer à ce que nous appelons la « Conversation générale », autrement dit à ces papotages de café ou de salon qui assurent les bons rapports (R. Pellerey). Or, pour cela, il est nécessaire de se tenir avec la plus grande ponctualité au courant des dernières nouvelles (résultats sportifs en premier lieu, scandale du jour, problème du moment ou autre « sujet » à l’ordre du jour), c’est-à-dire au fait de ce dont on parle — de ce dont « tout le monde » parle dans son entourage. Et par conséquent, du moment où, pour exister socialement, il faut être informé, qu’on s’intéresse ou non à l’actualité, on doit la suivre ! Bien sûr, dans son principe, cette contrainte ne date pas d’aujourd’hui. Dans les petites communautés rurales d’antan, elle était déjà à l’œuvre (G. Grignaffini). Mais en quelques décennies la pression qu’elle exerce sur les plus vulnérables a été décuplée par un second facteur déterminant, à savoir, précisément, la digitalisation du système informationnel. Quoi de neuf aujourd’hui ? De quoi est-il question en dernière minute ? Pour chaque segment du public, le système donne le la : voici « ce qu’il faut savoir » ce matin... voilà ce soir ce qu’il faut en penser. Continuellement répercutées, les thématiques qui jadis circulaient de bouche à oreille deviennent des mots d’ordre, et ce qu’il convient d’en dire (sinon obligatoirement d’en penser) — « sauf à passer pour un nul » — est programmé par la machine. Mis à jour de jour en jour, algorithmiquement déterminés en fonction des « préférences » de chacun, ces modules préformatés transforment les conversations en pures répétitions à l’intérieur de cercles communautaires hétérogènes en termes d’opinions et de statut. De cette diversité, les ingénieurs et les gestionnaires du système savent parfaitement tirer parti. Encourager l’expression de toutes les singularités individuelles ou collectives en les flattant (L. Eltz) constitue même le meilleur moyen pour eux d’asseoir leur emprise. Au fil des contributions, la mécanique des ruses stratégiquement mises en œuvre fait l’objet de descriptions détaillées. En ressort l’importance cruciale du rythme imposé au renouvellement des contenus, rythme « effréné » qui, assorti à d’incessantes sollicitations, a pour effet d’engendrer chez nombre de récepteurs un état d’âme jusqu’à présent ignoré de la sémiotique des passions, le « syndrome fomo » (acronyme de « fear of missing out ») : la peur de manquer impardonnablement l’information « cruciale » du moment (J.-P. Petitimbert). De tout cela résulte que l’idée même d’une actualité qui se présenterait, à l’ancienne, comme un récit linéaire, identique pour tous et que chacun serait à même de « suivre » en recourant au canal de son choix paraît largement dépassée. Selon des voies différentes et complémentaires, Eric Bertin, João Ciaco, Jean-Paul Petitimbert et Luiza Eltz montrent que c’est au contraire désormais la fragmentation qui domine à tous égards : éclatement des contenus (plus de vision d’ensemble) et fragmentation du public (plus de vision minimalement commune), ce à quoi contribue aussi la quasi indiscernabilité des sources d’information, évolution analysée par Giorgio Grignaffini en termes de bouleversement des structures aspectuelles traditionnelles, d’abord du point de vue temporel et spatial, et ensuite surtout sur le plan actoriel : les professionnels des médias n’ont plus le monopole de la production des contenus mais en déléguant aux algorithmes les modalités de leur distribution, ils s’assurent la soumission addictive de toujours plus larges segments d’un public délibérément atomisé. En lui-même, le fait que les visions du monde divergent n’a certes rien de nouveau et ne doit rien au dispositif informationnel résultant de l’essor des technologies numériques. Ce qui, en revanche, est inédit, et largement dû à ces innovations, c’est la quasi complète disparition d’un discours de réference commun par rapport auquel des positions différenciées pourraient s’exprimer et, si divergentes soient-elles, continuer de dialoguer. Faute d’un minimum de références partagées (et d’un quelconque langage commun — aspect à notre avis essentiel mais qui reste à analyser), tout débat devient exclu. « Chacun ses goûts ! », disait-on autrefois dans les « bonnes familles » pour éviter les querelles intestines, étant entendu que, des goûts, il est périlleux de discuter, et donc qu’il convient de s’en abstenir. De gustibus non disputandum est ! Aujourd’hui, c’est « à chacun son point de vue », « à chacun son actualité ». En d’autres termes, comme dit João Ciaco, à chaque bubble son quant-à-soi, et par conséquent n’en parlons plus. Ce qui promet que bientôt, sur la place publique, pour régler les différends, aux rapports de sens — à l’argumentation et à la négociation — se substitueront des rapports de force. Tels sont à nos yeux les principaux thémes développés dans ce qui suit. Mais en-deçà ou au-delà de toutes les considérations et analyses concernant les conditions et les formes du « suivre l’actualité », deux contributions développent pour finir une série de réflexions de portée plus générale. En problématisant les notions d’actuel et de présent, Roberto Flores apporte, dans la perspective d’une sémiotique de la présence et de l’expérience, un fondement à la distinction proposée dans le texte d’ouverture entre présent immédiatement vécu (le quotidien) et présent médiatiquement rapporté (l’actualité). Et de son côté, Jean-Paul Petitimbert, après avoir dressé un tableau des régimes de rapports concevables et des degrés d’engagement possibles face aux divers genres discursifs que recouvre la mise en scène de « l’actualité », confronte, en termes strictement sémiotiques, deux méthodes d’approche — l’une tensive, l’autre interactionnelle — concernant l’ensemble des problèmes abordés dans les autres articles. Qu’on lise ces deux contributions en dernier ou en premier, on verra que tout le reste présuppose les éléments fondamentaux qu’elles mettent en place.
Une dernière observation. Afin d’éviter un malentendu, nous précisions en commençant qu’il ne s’agirait pas ici de débattre de l’actualité entendue comme « ce qui se passe en ce moment ». Et pourtant, en constatant la marginalisation, apparemment inéluctable, d’une conception du journalisme dont la raison d’être, l’objectif et l’honneur professionnel était de fournir une base à la confrontation des opinions, et en analysant les conditions de sa substitution par un appareil de fragmentation et de conditionnement du public, processus qui ne peut déboucher que sur la fin programmée de tout débat intellectuel démocratique, de quoi, au fond, avons-nous tenté ici de rendre compte les uns et les autres, si ce n’est d’un des faits d’actualité majeurs de notre temps ? |
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1 Sur ce point, voir aussi les travaux d’Yvana Fechine, malheureusement empêchée de participer à la présente rencontre. 2 http://www.culturepub.fr/videos/une-fenetre-sur-le-monde/. |
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