Débat : Actualité sémiotique de l’actualité ?

Actualité et dire-vrai

Ahmed Kharbouch
Oujda, Université Mohamed Premier

 

Publié en ligne le 31 décembre 2024
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2024n8.70087
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Selon le dictionnaire d’usage, l’actualité (à ne pas confondre avec « les actualités », films qu’on projetait naguère dans les salles de cinéma et qui ont été remplacés depuis par les « journaux télévisés » et autres « chaînes d’information ») correspond à l’« ensemble des événements actuels, des faits tout récents », ayant trait à divers champs d’activité sociale, ce qui nous permet de parler plus spécifiquement d’actualité politique, littéraire, sportive, etc.

Du point de vue sémiotique qui est le nôtre, l’actualité est saisie comme un discours1 sur le monde environnant dont on peut « suivre » les manifestations aussi bien sur les pages d’un journal qu’à la télévision, à la radio ou, plus couramment de nos jours, sur son téléphone portable. La matière de l’actualité, autrement dit ce qui la constitue en tant que telle, aussi bien aux yeux du journaliste qu’à ceux du consommateur, est constituée essentiellement de « faits divers » et d’« événements », eux-mêmes enchaînements de « faits divers » plus ou moins nombreux et variés (par exemple, ce qui se passe durant la guerre en Ukraine ou le génocide à Gaza).

1 Au sens sémiotique du terme, à savoir une activité signifiante verbale ou non verbale, et souvent syncrétique. Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire, Paris, Hachette, 1979, entrée « Discours ».

Dans ce qui suit, nous allons nous intéresser au problème du « dire-vrai » (de la « véri-diction ») propre à ce type de discours2. On ne peut en effet concevoir « un univers sémiotique qui ne soit également un univers de valeurs »3, et d’abord de valeurs véridictoires : où est le vrai ? où est le faux ? Que doit-on et qui doit-on croire ? etc. Contrairement à ceux qui se fient à la transparence du discours par rapport aux états de choses4, le sémioticien considère d’emblée tout discours comme ayant un « caractère indirect et louvoyant ». Pour lui, loin d’être simplement « la couverture, quelque peu modulée par les valeurs de vérité, de la réalité des choses », le discours est plutôt « un tissu de mensonges et un outil de la manipulation sociale »5. C’est dans ce cadre de pensée désenchanté mais lucide6 que nous allons essayer de traiter du problème du dire-vrai dans le discours sur l’actualité.

Pour étayer nos propositions et leur donner un support concret7, nous allons prendre appui sur le texte d’un « fait divers » non signé paru en 1992 dans le Nouvel Observateur :

L’instituteur était célibataire, un peu rétro et bien noté. Malheureusement des petites filles de sa classe avaient été « gênées » par ses mains dans leurs cheveux et ses bisous dans le cou et sur les pieds. Émoi des parents et condamnation l’an dernier par le tribunal de Metz à six mois de prison avec sursis et mise en garde. « Tout ça, avait-il dit, c’était par amour et sans arrière-pensée ». La même histoire s’est répétée cette année mais, cette fois, on l’a incarcéré au printemps et on vient de le condamner à deux ans de prison, dont un an ferme. « C’est peut-être un peu beaucoup, disent certains au tribunal. Il n’y a pas eu de gestes sexuels et tout ça est très subjectif. Mais avec la recrudescence des faits divers sur les enfants...8

Commençons par identifier l’instance énonçante9 de ce discours (en quelque sorte : qui parle ?). Pour faire court, nous dirons, et c’est un truisme, qu’il a été énoncé par un journaliste anonyme du N.O. Notons aussi que cette première instance procède à la projection dans le discours d’autres instances énonçantes : les petites filles qui se disent « gênées », les parents qui s’émeuvent, le tribunal de Metz qui condamne, l’instituteur qui se défend, « certains au tribunal » qui mettent en cause la justesse de la condamnation. On le voit, malgré sa brièveté, ce discours est en quelque sorte de nature « polyphonique », constitué par la superposition de plusieurs voix, ce qui lui donne déjà un caractère « indirect » et « louvoyant ». Le lecteur et le commentateur, instances de réception, auront du mal à statuer sur des « valeurs de vérité » à son propos. Ils doivent plutôt, et c’est la démarche que nous préconisons, essayer de cerner plus précisément les différentes instances énonçantes de ce discours dont le concert, orchestré par le journaliste, fait, comme dans une nouvelle de Henry James10, que la « vérité » des états de choses11 se dilue et s’évapore, en quelque sorte, dans la pluralité des voix qui la prennent en charge.

Comment caractériser minimalement le journaliste en tant qu’instance énonçante à l’origine du « fait divers » ? Du point de vue sociologique, « le journaliste échappe à toute classification sociale précise. Il appartient à une sorte de caste de parias que la “société” juge toujours socialement d’après le comportement de ses représentants les plus indignes du point de vue de la moralité »12. Cependant, il ne faut pas minimiser le capital cognitif et esthétique du journaliste dans la mesure où « une “œuvre” journalistique réellement bonne exige au moins autant d’“intelligence” que n’importe quelle autre œuvre d’intellectuels », d’autant plus « qu’il s’agit d’une œuvre à produire sur-le-champ, sur commande, à laquelle il faut donner une efficacité immédiate [nous soulignons] »13. Le journaliste est en effet un « démagogue », au sens classique du terme, qui, tout comme le politicien, fait un usage tactique et rusé du « discours », surtout sous sa forme imprimée qui rend justement possible le calcul de l’efficacité sur le lectorat prévu par lui.

Cette caractérisation du journaliste par le sociologue insiste surtout sur l’aspect pragmatique de son activité sémiotique14, à savoir tout ce qui détermine les conditions d’efficacité de son discours qui se présente comme disant le vrai sur l’actualité. Pour accéder à cette efficacité du « démagogue », le discours sur l’actualité doit toujours (même, comme dans notre cas, sur un simple fait divers judiciaire) tendre à produire l’effet de sens de l’objectivité. Rien n’est tenu pour plus louable qu’un journaliste « objectif » et « neutre » qui se contenterait de rapporter les « faits » tels qu’ils ont eu lieu. Ainsi, dans notre texte, l’usage des guillemets pour rapporter les propos tenus par les différents protagonistes est un signal sûr de l’« objectivité » du journaliste censé dire le vrai sur l’actualité15.

Du point de vue de sa structure narrative, le texte de notre fait divers apparaît comme une manifestation figurative particulière du syntagme narratif qu’est l’« épreuve glorifiante »16. Cette unité narrative correspond précisément, dans le schéma narratif des contes populaires, à la confusion du traître et à la récompense du héros, autrement dit au dévoilement de la vérité. Le journaliste joue de cette façon le rôle narratif de destinateur-judicateur, ou de son représentant qualifié, qui va œuvrer à séparer le mensonge de la vérité. Et s’il peut jouer ce rôle, c’est parce qu’il est doté par définition de la compétence cognitive et axiologique requise : il est d’emblée censé détenir la vérité. Son objectivité ou sa neutralité affichées ne sont en somme qu’une manière « louvoyante et rusée » de le présenter comme le possesseur du savoir certain. De fait, dans nos sociétés dominées par les médias de masse, un journaliste, surtout s’il est présentateur de télévision, est plus valorisé et sa parole a plus de poids que celle d’un philosophe ou d’un scientifique. Mais ce savoir positivement évalué et posé comme un arrière-fond pour l’efficacité du discours journalistique n’est, pour un analyste lucide, que la manifestation de la doxa du moment ou de la pensée unique à la mode.

2 Pour le sémioticien, « le problème de la vérité se situant à l’intérieur du discours, il convient de parler à son propos du dire-vrai, autrement dit, de la véri-diction ». A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 18, n. 1.


3 J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, Paris, Klincksieck, 1984, 1984, p. 155.


4 Tels les « fake chekers » dont le credo se ramène à cette affirmation d’un journaliste de Libération qui, durant la pandémie de 2020, soutenait fermement que si une information n’est pas recueillie par un grand média national, elle ne peut être que fausse ! De nos jours, les grands médias ont en quelque sorte remplacé l’Eglise, jadis seule autorité habilitée à dire le vrai.


5 A.J. Greimas, « Observations épistémologiques », Pragmatique et sémiotique, Actes Sémiotiques-Documents, V, 50, 1983, p. 7.


6 Greimas considérait la pratique de la sémiotique comme une « école de lucidité ». « Entretien », Langue française, 61, 1984, p. 127.


7 Rappelons cette « singularité de la sémiotique, qu’elle doit à ses liens avec la linguistique : c’est sur l’analyse des textes qu’elle fonde sa théorie et sa pratique ». J.-Cl. Coquet, La quête du sens, Paris, P.U.F, 1997, p. 160.


8 Le Nouvel Observateur, numéro 1422, 6 au 12 février 1992.


9 Sur le thème des « instances énonçantes » et leurs divers statuts sémiotiques, cf. J.-Cl. Coquet, Phusis et logos, Paris, P.U.V, 2007, pp. 51-52, et Phénoménologie du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2022 (Index, entrée « Instance »).


10 Le « précepte jamesien fondamental », selon T. Todorov, consiste en l’« impossibilité de désigner la vérité par son nom ». Cf. Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978, p. 115.


11 D’une manière générale, pour le sémioticien, « les ‘états de choses’ (…) ne rendront jamais compte, sans la participation du sujet, de la prise en charge, par l’homme, des significations du monde ». A.J. Greimas, « Observations épistémologiques », op. cit., p. 6.


12 M. Weber, Le savant et le politique (1919), Paris, Plon, 1959, p. 159.


13 Op. cit., p. 158.


14 A côté des dimensions syntaxique et sémantique de la sémiosis, la composante pragmatique a trait à « la relation des signes aux interprètes ». C.W. Morris, « Fondements de la théorie des signes » (1938), Langages, 35, 1974, p. 19.


15 Cette prétendue objectivité n’est donc qu’un effet de sens produit par le dispositif énonciatif mis en place par le journaliste.


16 Cf. Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 166.

Il n’en est pas moins indéniable que le journaliste énonciateur adopte en l’occurrence une attitude cognitive qui installe le lecteur dans une position de questionnement et d’incertitude : qui est-ce donc qui dit la vérité dans cette histoire de gestes accomplis par l’instituteur, gestes que le tribunal de Metz a considérés comme libidineux ? En fait, cette position vis-à-vis de la vérité du discours, dans laquelle se trouve placé le récepteur, apparaît, pour reprendre les termes de Greimas cités plus haut, comme une forme subtile de « manipulation sociale ». Pour le montrer, reprenons la lecture du texte.

Le noyau de notre « fait divers » est un fait qui a eu lieu et dont la réalité est contrôlable par n’importe quel historien de métier en se référant, par exemple, aux minutes du procès disponibles aux archives du tribunal de Metz. Cependant, sémiotiquement parlant, ce fait établi, en étant pris en charge par l’énonciation du journaliste, se trouve transformé en événement, autrement dit en un procès ayant un début, un développement et une fin, pouvant parfaitement constituer la matière d’un récit composé17. Avec l’énonciation journalistique, nous passons en effet de « x fait quelque chose au moment t-1 » à « y dit, au moment t0, que x a fait quelque chose »18.

17 Sur l’opposition entre fait et événement, cf. J.-Cl. Coquet, La quête du sens, op. cit., pp. 159-171.


18 Cette opposition entre faire et dire est si générale que la narratologie en a fait sa pierre de touche, avec des terminologies variables mais qui, toutes, distinguent ce qui est rapporté de la manière dont on le rapporte : histoire / discours, récit raconté / récit racontant, faire / procès, etc.

Dans l’appropriation du fait et sa transformation en événement par le discours du journaliste, le dire-vrai renvoie nécessairement, comme pour tout récit, à une position « subjective » très inconfortable du type JE vrai19 car il s’agit d’une vérité individuelle qu’on n’est pas obligé de partager et de croire. Le journaliste doit donc œuvrer à faire passer son énonciation à des positions véridictoires plus solides et plus « objectives » : ON vrai (vérité communautaire partagée par l’ensemble de son public20) ou, mieux encore, IL vrai (vérité universelle indiscutable). En recourant à divers artifices (propos rapportés, photos, séquences vidéo), le discours verbal et/ou non verbal portant sur l’actualité tend à affirmer son objectivité en se présentant surtout comme une vérité communautaire. Ce sera par exemple celle des « citoyens responsables » (ceux qui acceptent de se laisser enfermer chez eux ou de se faire vacciner par des produits expérimentaux lors du COVID19, ou qui défendent des valeurs démocratiques occidentales dans le cas du conflit russo-ukrainien ou du « nettoyage ethnique » de Gaza). Ce type de vérité apparaît aux yeux du sémioticien comme faisant partie de la pensée unique imposée justement par les médias de masse comme une vérité universelle qui ne peut être mise en question : un pays « démocratique » comme Israël ne peut être que défenseur des droits de l’homme ; le vaccin préconisé par les autorités sanitaires ne peut être que protecteur...

C’est ainsi que, dans notre texte, le journaliste, en tant qu’instance énonçante d’origine, tend à endosser le rôle véridictoire d’un témoin qui se contente de rapporter les dires (les vérités) des uns et des autres, procédé journalistique popularisé d’abord par les reportages radiophoniques. De cette façon, chacune des instances projetées par lui tient son propre discours de vérité, ce qui nous met — procédé « louvoyant » s’il en est — en présence d’une sorte d’épaisseur véridictoire du fait divers que seul le journaliste peut résorber et peut-être rendre transparente. Suivons sa démarche pas à pas.

19 Nous empruntons cette manière de représenter les différentes positions véridictoires de l’instance énonçante à J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, op. cit., pp. 163-193 et Phusis et logos, op. cit., pp. 135-152.


20 Certaines émissions de « débats » télévisés préparent le public présent sur le plateau à applaudir les arguments de tel parti au détriment de tel autre. Le « modérateur » télévisuel du débat entre adversaires politiques, par exemple, est souvent tout sauf un modérateur...

Sur un rythme ternaire caractéristique de la prose française la plus académique, il commence par la mention de prédicats qualificatifs qui surdéterminent le rôle thématique lexicalisé du protagoniste principal, à savoir un « instituteur ». Premier prédicat : il s’agit d’un instituteur « bien noté » par les inspecteurs représentant l’instance transcendante21 qu’est le ministère de l’éducation nationale. Cette instance sociale transcendante fait donc état d’une sanction positive du faire de notre protagoniste : il fait bien son travail d’instituteur. C’est cette « vérité sociale » positive qui va s’inverser à la fin lorsque le tribunal, autre figure de l’instance sociale transcendante, va énoncer sa propre vérité en condamnant ledit instituteur : instituteur « bien noté », il devient un instituteur pédophile !

21 On distingue, selon J.-Cl. Coquet, quatre types d’instances énonçantes : judicative, corporelle, immanente et transcendante. Cf. Une phénoménologie du langage, op. cit., pp. 51-52.

Les deux autres prédicats énoncés pour caractériser l’instituteur « bien noté » sont : « célibataire » et « un peu rétro ». Vu le contexte, ces deux prédicats peuvent être perçus comme renvoyant chacun à une vérité différente. En effet, le sous-entendu22 de « un peu rétro » est évidemment de rendre explicables les gestes de l’instituteur (« ses mains dans leurs cheveux et ses bisous ») : n’oublions pas qu’il y eut une époque où caresser la tête d’un enfant ou l’embrasser étaient choses courantes, perçues comme allant de soi et ne contenant aucune charge libidinale. C’est ce que soutient l’instituteur en se défendant : « tout ça, c’était par amour et sans arrière-pensée ». Cependant, cette possibilité de justification sous-entendue par le prédicat « un peu rétro » est mise sournoisement en question par la qualification « célibataire » dont l’effet de sens est d’insinuer que l’instituteur n’a peut-être pas d’appétence sexuelle pour les femmes adultes et mûres, ce qui ferait de lui, aux yeux du récepteur, une sorte d’Humbert Humbert amateur de nymphettes !

Le discours tenu par le journaliste montre ainsi, dès le début, qu’il ne se situe pas du côté du certain mais seulement du vraisemblable : il ne prend pas position par rapport à la vérité. Dans ces conditions, sa prétention à l’objectivité est mise en question par la nature même de son énonciation dans la mesure où la présentation des faits visant à amener le lecteur à penser certaines choses n’est pas un discours assertif énonçant des convictions mais une simple forme de manipulation des esprits23. Cette manière de présenter les faits est devenue tellement générale dans le discours sur l’actualité qu’on peut l’identifier à la pratique même du journalisme dans les sociétés libérales et capitalistes : comme dit le proverbe espagnol, il s’agit en général pour le journaliste de tirar la piedra y esconder la mano !

Arrêtons-nous pour finir sur un autre procédé véridictoire intéressant, qui consiste à suggérer que c’est l’actualité même qui crée la vérité du fait rapporté : « Il n’y a pas eu de gestes sexuels et tout ça est très subjectif. Mais avec la recrudescence des faits divers sur les enfants... ». L’implicite du discours est clair : c’est à cause de l’actualité, cette succession de faits divers, que l’instituteur a été condamné comme pédophile bien que son comportement n’ait rien eu d’indiscutablement libidineux ! Il s’agit là d’un procédé assez connu du discours de manipulation « idéologique »24 : on table sur une sorte de « complicité » communautaire permettant de présenter un événement comme situé parmi d’autres événements dans le cadre d’un enchaînement qui a nécessairement un point de départ et un point d’arrivée prévu ou entrevu. Cette séquence « logique » d’événements confère au « fait divers » une certaine intelligibilité et du même coup une forme de vérité qu’on peut difficilement mettre en cause. Dans le cas présent, l’insertion du cas particulier de l’instituteur dans l’actualité (vue comme séquence de faits divers) sous-entend, comme vérité ultime, que c’est parce que les gestes de l’instituteur traitant les petites filles de sa classe à sa manière « un peu rétro », ont eu lieu au cours d’une actualité elle-même marquée par « la recrudescence des faits divers sur les enfants » qu’il a été condamné comme pédophile !

Ce procédé énonciatif propre à la vérité « idéologique » prétendant passer de la vérité individuelle à la vérité communautaire et même universelle (le recours subreptice à la nécessité logique), on le retrouve à l’œuvre dans un autre « fait divers », de 2023 lui aussi, relaté par le Nouvel Observateur au début des événements ayant conduit aux pratiques génocidaires de l’armée d’occupation israélienne en Palestine. Il s’agit de rapporter un fait : la libération d’un otage israélien détenu par la résistance palestinienne (nous citons seulement la portion du texte qui permet d’illustrer notre propos, mais le lecteur y retrouvera, s’il se rapporte à l’ensemble de l’article disponible sur le site internet du journal, tous les ingrédients énonciatifs que nous venons de relever) :

22 Sur ce type d’« effet de sens », voir O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972, pp. 131-141. Ce type de contenu implicite est mis au jour en s’interrogeant non pas sur l’énoncé mais sur l’énonciation ; dans notre cas : pourquoi, vu le contexte, le journaliste énonce-t-il que l’instituteur est célibataire et un peu rétro ? N’oublions pas cette règle d’or de l’analyse du discours, formulée il y a bien longtemps par Barthes : « dans l’ordre du discours, ce qui est noté est, par définition, notable » (« Introduction à l’analyse structurale du récit », Communications, 8, 1966, p. 13).


23 H.P. Grice distingue deux formes d’énonciation : vouloir dire quelque chose (to tell something), et amener l’interlocuteur à penser quelque chose tout en lui parlant d’autre chose (to get someone to think something) (« Meaning », Philosophical Review, 66, 3, 1957, p. 380). Il s’agit pour le locuteur d’avancer des vérités sans les assumer explicitement, de façon à pouvoir se dédouaner facilement en cas de contre-vérité. Il est courant de nos jours de voir journalistes et politiciens nier sans aucune gêne ce qu’ils avaient pourtant dit.


24 Dans le discours scientifique (discours vérifié par la « pratique expérimentale »), il doit y avoir conformité entre le mode de dicto et le mode de re. Le discours idéologique, par contre, « n’a pas accès au mode de re » et, par conséquent, il « se rabat sur une autre forme de nécessité : la cohérence » : dans ce type de discours, « le logique l’emporte sur le chronologique ». J.-Cl. Coquet, La quête du sens, op. cit., p. 164.

Otage du Hamas pendant 54 jours, la Franco-israélienne Mia Shem a raconté sa captivité et sa « peur d’être violée » par son geôlier, lors d’une interview sur une chaîne de télévision privée. « Il y a la peur d’être violée, la peur de mourir, la peur de... la peur tout court » a dit en hébreu la jeune femme de 21 ans sur Channel 13. (...) Elle a été libérée le 30 novembre par le Hamas, lors de la trêve entre Israël et le mouvement islamiste palestinien. Quant à son ami Elya, enlevé comme elle, l’armée israélienne a annoncé sa mort le 15 décembre. Environ 250 personnes ont été enlevées le 7 octobre lors de l’attaque sans précédent du Hamas sur le sol israélien qui a entraîné la mort d’environ 1140 personnes du côté israélien, en majorité des civils, selon un décompte de l’AFP réalisé à partir de chiffres officiels israéliens. Sur ces 250 personnes, 129 sont toujours détenues à Gaza, selon l’armée israélienne. Israël a juré d’« anéantir » le Hamas, pilonnant le territoire palestinien, l’assiégeant, et y menant une opération terrestre depuis fin octobre. Le ministère de la Santé du Hamas a fait état vendredi de 21.507 morts dans la bande de Gaza.25

25 https://www.nouvelobs.com/monde/20231230.OBS82687/peur-d-etre-violee-mia-shem-ex-otage-franco-israelienne-du-hamas-raconte-sa-captivite.html.

Ce qui nous interpelle dans ce texte, c’est la manière dont le « fait divers » (l’enlèvement puis la libération de l’otage) se trouve situé dans une série d’événements dont, curieusement, le point de départ n’est pas la colonisation par Israël du territoire de Gaza, avec, pour conséquence, la résistance palestinienne, mais « l’attaque sans précédent du Hamas sur le sol israélien », cause de l’expédition punitive israélienne « pilonnant le territoire palestinien, l’assiégeant, et y menant une opération terrestre depuis fin octobre ». Le lecteur est amené à penser (il s’agit donc d’un procédé propre à la « manipulation des esprits » dont parlait Greimas) ce qui se passe comme s’il était en train de suivre un western hollywoodien où les Apaches, présentés généralement comme sanguinaires par nature, s’attaquent aux pauvres colons blancs, éleveurs et agriculteurs, qui veulent seulement vivre en paix dans leurs ranchs. Ceux-ci sont pourtant construits sur un territoire alloué au peuple indien par des traités de paix signés par le « Grand Père Blanc de Washington » ! Cependant, il s’agit là d’une vérité historique (Il vrai) totalement évacuée de ce genre de films célébrant la marche de la « civilisation » vers le « sauvage far west ». Tout ce qui a conduit à la situation présente (la prise d’otages et leur calvaire) est omis : la colonisation illégale, la « prison à ciel ouvert », le refus de respecter les résolutions des Nations Unies et les traités de paix avec l’autorité palestinienne, etc. Ce qui est par contre mis en avant par le journaliste est la séquence « logique » — Agression impliquant nécessairement Punition — dans laquelle, d’une manière détournée et sournoise, le journaliste situe le fait divers dont il parle. Son JE vrai tend ainsi vers le Il vrai : il est en effet universellement reconnu qu’il est légitime de se défendre contre des agresseurs qui vous attaquent sans raison valable. De plus, en mettant l’accent sur un investissement pathémique (les souffrances de la jeune femme racontés par elle-même — procédé pathétique !), il se fait tout simplement l’écho de la propagande de guerre israélienne26. Le lecteur peut penser que nous forçons un peu le trait. Il n’en est rien, dans la mesure où il peut constater par lui-même que tous les grands médias français, mais aussi, par exemple, allemands ont présenté les faits de cette manière, faisant preuve d’une amnésie historique à l’aune des westerns américains.

26 Pourtant, le premier otage libéré par la résistance palestinienne avait plutôt parlé d’un traitement correct et de soins apportés par les ravisseurs — cela avant qu’il ne soit rappelé à l’ordre par les autorités israéliennes.

Greimas aimait dire que la sémiotique n’a pas de prétentions militantes et que, pour lui, elle est à concevoir surtout comme une « école de lucidité » dont « l’enjeu idéologique est de mener à une responsabilisation »27. Responsabilisation critique envers le sens que nous produisons et envers la « vérité » que nous prétendons partager ou que les autres veulent nous imposer par les moyens « louvoyants » caractéristiques du langage humain. Greimas soutenait donc que « le sémioticien a la capacité de responsabiliser » : « les gens ne peuvent plus faire comme s’ils ne savaient pas »28. Ne serait-ce pas là la première, la principale raison de « suivre l’actualité » ?

Tous ceux qui pratiquent et enseignent la sémiotique devraient avoir toujours à l’esprit que sa discipline est avant tout une interrogation sur la manière dont le discours social, aussi bien que le discours individuel, met en scène et projette un certain rapport au monde, et que, dans cette mise en scène et cette projection, il a souvent recours à des procédés manipulatoires visant à instaurer et faire partager une vérité « idéologique ». Mais les ruses du discours sont si fortes que parfois les sémioticiens eux-mêmes s’y laissent prendre29. Pourtant, n’en déplaise aux défenseurs de la « transparence du langage », la sémiosis n’est pas ce lieu idéal où des énonciateurs mettent en avant des « faits » contrôlables par des conditions de vérité infaillibles.

27 « Entretien », Langue française, 61, 1984, p. 127.


28 Ibid.


29 En témoignait récemment le site de l’Association Internationale de Sémiotique où figurait un petit plaidoyer contre la guerre en Ukraine avec cette phrase conclusive : « Never again war in Europe ». La guerre, aimerions-nous naïvement demander, nous qui n’avons pas la chance de faire partie de l’Europe, serait donc tolérable ailleurs dans le monde ? L’Association fait en l’occurrence état d’une vérité européocentriste (Josep Borrel, commissaire européen, avait qualifié, lui, l’Europe de « jardin » entouré de « jungle » !) qui, malheureusement, s’avère difficilement réductible, même chez des personnes sensées être attentives aux manipulations du langage. Sauf, bien sûr, si cette assertion traduit en fait une vérité communautaire partageable par l’ensemble des sémioticiens « européens »...


Bibliographie

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Phénoménologie du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2022.

Ducrot, Oswald, 1972 (1980), Dire et ne pas dire, Paris, Hermann.

Greimas, Algirdas J., Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.

— « Observations épistémologiques », Pragmatique et sémiotique, Actes Sémiotiques-Documents, V, 50, 1983.

— « Entretien » (avec J. Fontanille), Langue française, 61, 1984.

— « En guise de préface », Nouveaux Actes Sémiotiques, 1, 1989.

— et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

Grice, Herbert Paul, « Meaning », Philosophical Review, 66, 3, 1957.

Morris, Charles William, « Fondements de la théorie des signes » (1938), Langages, 35, 1974.

Todorov, Tzvetan, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978.

Weber, Max, Le savant et le politique (1919), Paris, Plon, 1959.

 

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1 Au sens sémiotique du terme, à savoir une activité signifiante verbale ou non verbale, et souvent syncrétique. Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire, Paris, Hachette, 1979, entrée « Discours ».

2 Pour le sémioticien, « le problème de la vérité se situant à l’intérieur du discours, il convient de parler à son propos du dire-vrai, autrement dit, de la véri-diction ». A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 18, n. 1.

3 J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, Paris, Klincksieck, 1984, 1984, p. 155.

4 Tels les « fake chekers » dont le credo se ramène à cette affirmation d’un journaliste de Libération qui, durant la pandémie de 2020, soutenait fermement que si une information n’est pas recueillie par un grand média national, elle ne peut être que fausse ! De nos jours, les grands médias ont en quelque sorte remplacé l’Eglise, jadis seule autorité habilitée à dire le vrai.

5 A.J. Greimas, « Observations épistémologiques », Pragmatique et sémiotique, Actes Sémiotiques-Documents, V, 50, 1983, p. 7.

6 Greimas considérait la pratique de la sémiotique comme une « école de lucidité ». « Entretien », Langue française, 61, 1984, p. 127.

7 Rappelons cette « singularité de la sémiotique, qu’elle doit à ses liens avec la linguistique : c’est sur l’analyse des textes qu’elle fonde sa théorie et sa pratique ». J.-Cl. Coquet, La quête du sens, Paris, P.U.F, 1997, p. 160.

8 Le Nouvel Observateur, numéro 1422, 6 au 12 février 1992.

9 Sur le thème des « instances énonçantes » et leurs divers statuts sémiotiques, cf. J.-Cl. Coquet, Phusis et logos, Paris, P.U.V, 2007, pp. 51-52, et Phénoménologie du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2022 (Index, entrée « Instance »).

10 Le « précepte jamesien fondamental », selon T. Todorov, consiste en l’« impossibilité de désigner la vérité par son nom ». Cf. Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978, p. 115.

11 D’une manière générale, pour le sémioticien, « les ‘états de choses’ (…) ne rendront jamais compte, sans la participation du sujet, de la prise en charge, par l’homme, des significations du monde ». A.J. Greimas, « Observations épistémologiques », op. cit., p. 6.

12 M. Weber, Le savant et le politique (1919), Paris, Plon, 1959, p. 159.

13 Op. cit., p. 158.

14 A côté des dimensions syntaxique et sémantique de la sémiosis, la composante pragmatique a trait à « la relation des signes aux interprètes ». C.W. Morris, « Fondements de la théorie des signes » (1938), Langages, 35, 1974, p. 19.

15 Cette prétendue objectivité n’est donc qu’un effet de sens produit par le dispositif énonciatif mis en place par le journaliste.

16 Cf. Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 166.

17 Sur l’opposition entre fait et événement, cf. J.-Cl. Coquet, La quête du sens, op. cit., pp. 159-171.

18 Cette opposition entre faire et dire est si générale que la narratologie en a fait sa pierre de touche, avec des terminologies variables mais qui, toutes, distinguent ce qui est rapporté de la manière dont on le rapporte : histoire / discours, récit raconté / récit racontant, faire / procès, etc.

19 Nous empruntons cette manière de représenter les différentes positions véridictoires de l’instance énonçante à J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, op. cit., pp. 163-193 et Phusis et logos, op. cit., pp. 135-152.

20 Certaines émissions de « débats » télévisés préparent le public présent sur le plateau à applaudir les arguments de tel parti au détriment de tel autre. Le « modérateur » télévisuel du débat entre adversaires politiques, par exemple, est souvent tout sauf un modérateur...

21 On distingue, selon J.-Cl. Coquet, quatre types d’instances énonçantes : judicative, corporelle, immanente et transcendante. Cf. Une phénoménologie du langage, op. cit., pp. 51-52.

22 Sur ce type d’« effet de sens », voir O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972, pp. 131-141. Ce type de contenu implicite est mis au jour en s’interrogeant non pas sur l’énoncé mais sur l’énonciation ; dans notre cas : pourquoi, vu le contexte, le journaliste énonce-t-il que l’instituteur est célibataire et un peu rétro ? N’oublions pas cette règle d’or de l’analyse du discours, formulée il y a bien longtemps par Barthes : « dans l’ordre du discours, ce qui est noté est, par définition, notable » (« Introduction à l’analyse structurale du récit », Communications, 8, 1966, p. 13).

23 H.P. Grice distingue deux formes d’énonciation : vouloir dire quelque chose (to tell something), et amener l’interlocuteur à penser quelque chose tout en lui parlant d’autre chose (to get someone to think something) (« Meaning », Philosophical Review, 66, 3, 1957, p. 380). Il s’agit pour le locuteur d’avancer des vérités sans les assumer explicitement, de façon à pouvoir se dédouaner facilement en cas de contre-vérité. Il est courant de nos jours de voir journalistes et politiciens nier sans aucune gêne ce qu’ils avaient pourtant dit.

24 Dans le discours scientifique (discours vérifié par la « pratique expérimentale »), il doit y avoir conformité entre le mode de dicto et le mode de re. Le discours idéologique, par contre, « n’a pas accès au mode de re » et, par conséquent, il « se rabat sur une autre forme de nécessité : la cohérence » : dans ce type de discours, « le logique l’emporte sur le chronologique ». J.-Cl. Coquet, La quête du sens, op. cit., p. 164.

25 https://www.nouvelobs.com/monde/20231230.OBS82687/peur-d-etre-violee-mia-shem-ex-otage-franco-israelienne-du-hamas-raconte-sa-captivite.html.

26 Pourtant, le premier otage libéré par la résistance palestinienne avait plutôt parlé d’un traitement correct et de soins apportés par les ravisseurs — cela avant qu’il ne soit rappelé à l’ordre par les autorités israéliennes.

27 « Entretien », Langue française, 61, 1984, p. 127.

28 Ibid.

29 En témoignait récemment le site de l’Association Internationale de Sémiotique où figurait un petit plaidoyer contre la guerre en Ukraine avec cette phrase conclusive : « Never again war in Europe ». La guerre, aimerions-nous naïvement demander, nous qui n’avons pas la chance de faire partie de l’Europe, serait donc tolérable ailleurs dans le monde ? L’Association fait en l’occurrence état d’une vérité européocentriste (Josep Borrel, commissaire européen, avait qualifié, lui, l’Europe de « jardin » entouré de « jungle » !) qui, malheureusement, s’avère difficilement réductible, même chez des personnes sensées être attentives aux manipulations du langage. Sauf, bien sûr, si cette assertion traduit en fait une vérité communautaire partageable par l’ensemble des sémioticiens « européens »...


Résumé : Conscient du caractère « louvoyant » du discours, le sémioticien, quand il suit l’actualité, table non pas sur la « vérité » de ce qui est énoncé mais plutôt sur le « dire-vrai » de l’énonciation qui est fonction de l’instance énonçante qui le prend en charge. C’est dans ce cadre de pensée sémiotique, désenchanté mais lucide, que nous avons essayé de traiter de la « véri-diction » de la mise en scène journalistique de l’actualité et de ses procédés manipulatoires.


Resumo : Consciente de la naturaleza “malabarista” y “movediza” del discurso, el semiótico, cuando sigue las noticias de la actualidad, no se fija en la “verdad” de lo que se cuenta (el enunciado) sino más bien en la “verdad” de la enunciación, que esta ligada a la instancia enunciante que la assume. Es en este marco de pensamiento semiótico, desencantado pero lúcido, que intentamos abordar la “veri-dicción” de la escenificación periodística de la noticia y sus procesos manipuladores.


Abstract : Aware of the insidious nature of the discourse, semioticians who follow current events do not rely on the “truth” of what is enunciated but rather on the truth-telling of the enunciation, which is linked to the enunciating origin that takes charge of it. It is along this disenchanted but lucid semiotic perspective that we discuss the “verediction” in journalistic news and their manipulative processes.


Mots clefs : discours, instance énonçante, véridiction, vérité.


Auteurs cités : Roland Barthes, Jean-Claude Coquet, Oswald Ducrot, Algirdas J. Greimas, Paul Grice, Charles Morris, Tsvetan Todorov, Max Weber.

 

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Recebido em 30/10/2024. / Aceito em 30/11/2024.