Derniers numéros
I | N° 1 | 2021
I | N° 2 | 2021
II | N° 3 | 2022
II | Nº 4 | 2022
III | Nº 5 | 2023
III | Nº 6 | 2023
IV | Nº 7 | 2024
IV | Nº 8 | 2024
> Tous les numéros
Dossier — Marketing : nouvelles tendances stratégiques
Éléments de sémiotique stratégique. Alain Perusset
Publié en ligne le 10 juillet 2024
|
|
L’intérêt académique pour les architectures de marques naît à la fin des années 1990, lorsque, suite à la libéralisation des marchés au niveau mondial et à l’essor des acquisitions et fusions d’entreprises qui s’ensuivent, les grandes entreprises se trouvent devoir gérer un nombre important de marques, aux identités et noms divers1. Corrélativement, la place prise par la finance incite aussi les entreprises à porter davantage d’attention sur leurs identités corporate en vue d’être davantage valorisées en bourse2. C’est dans ce contexte international que les premiers écrits sur les architectures de marques voient le jour3. Les réflexions visent alors à comprendre de quelle façon il est possible de gérer un système de plusieurs marques au sein d’une entreprise4. Pour augmenter le profit et la croissance, la question est de savoir s’il faut garder existantes toutes les marques ou faire en sorte de n’avoir qu’une seule marque qui chapeaute toutes les offres, voire envisager une solution intermédiaire où pourraient cohabiter au moins deux marques. Autour des années 1990 et 2000, les propositions et modélisations se développent, notamment avec les apports d’auteurs tels que, ensemble, Sylvie Laforet et John Saunders5, et, séparément, Jean-Noël Kapferer6 et David A. Aaker7. Enfin, durant la seconde moitié des années 2000 et au cours des années 2010, ce sont d’autres spécialistes qui poursuivent la réflexion sans pour autant requestionner les approches antérieures8. Depuis longtemps, certains sémioticiens ont porté un regard critique sur ces propositions d’architectures de marques à partir de considérations sémiotiques post-greimassiennes9. Cela nous a pour notre part conduit à développer plusieurs propositions que nous estimons aujourd’hui faire partie d’une « sémiotique stratégique », c’est-à-dire d’une sémiotique greimassienne à même de constituer un appareil théorique, méthodologique et pratique visant à optimiser les décisions stratégiques dans le domaine du brand management. Dans le présent travail, nous souhaitons ajouter une pierre à cet édifice théorique en nous intéressant à la façon dont un portefeuille de marque devrait être élaboré, en problématisant notamment les tensions inhérentes au choix des segments à privilégier. Pour ce faire, nous présenterons d’abord nos propositions récentes en matière de sémiotique stratégique ; puis, à l’aide des principes de la sémantique interprétative de François Rastier, nous analyserons le portefeuille de la marque Farmer. De façon générale, ce travail vise à montrer comment la sémiotique greimassienne contemporaine peut continuer de nourrir méthodiquement le marketing, avec des propositions toujours nouvelles qui dépassent les modèles standards ou de première génération (comme l’axiologie des valeurs de consommation de Jean-Marie Floch10 ou tout simplement le carré sémiotique). 1. Éléments de sémiotique stratégique 1.1. La marque comme service ayant une vision propre Lorsqu’on s’intéresse aux architectures et stratégies de marque, il importe de compter sur un concept de marque clair et opératoire. Malheureusement, souvent, le travail de définition de la marque et celui de la réflexion stratégique ne vont pas de pair. C’est pour cette raison que nous avons cherché à préciser le concept de marque pour en venir à le définir synthétiquement comme un « service ayant une vision propre »11. Dans cet effort, nous avons aussi dû repréciser l’acception à donner au concept de service pour le rendre également opératoire : dans le domaine marketing, le concept de service devrait d’abord valoir pour désigner « tout ce qui rend service », c’est-à-dire certes les services tels que communément conçus (un restaurant, un magasin, une livraison…), mais également tous les types de produits imaginables (y compris les lignes, les gammes et les sous-produits), de même que tous les types d’organisations (entreprises, filiales…), au sens où une organisation rend toujours service en concevant des produits et des solutions. Dans la même veine que Vargo et Lusch12, et en allant même plus loin, nous estimons qu’il est opportun de considérer le service comme le terme générique désignant tout actant, acteur ou activité se situant du côté de l’offre marketing. Tableau 1. Les types de services. |
1 Cf. S.P. Douglas et al., « Executive Insights : Integrating Branding Strategy Across Markets : Building International Brand Architecture », Journal of International Marketing, 9, 2, 2001. 2 Cf. V.R. Rao et al., « How Is Manifest Branding Strategy Related to the Intangible Value of a Corporation ? », Journal of Marketing, 68, 2014. 3 J. Murphy, « Branding : The Game of the Name », Marketing, 29, 7-9, 1987 ; W. Olins, Corporate Identity, Londres, Thames and Hudson, 1989. 4 Cf. Cl. Chailan, « Brand architecture and brands portfolio : a clarification », EuroMed Journal of Business, 4, 2, 2009. 5 S. Laforet et J. Saunders, « Managing Brand Portfolios : How the Leaders Do It », Journal of Advertising Research, 34, 5, 1994 ; « Managing Brand Portfolios : Why Leaders Do What They Do », Journal of Advertising Research, 39, 1, 1999 ; « Managing Brand Portfolios : How Strategies Have Changed », Journal of Advertising Research, 45, 3, 2005 ; « How Brand Portfolios Have Changed : A Study of Grocery Suppliers Brands from 1994 to 2004 », Journal of Marketing Management, 23, 1-2, 2007. 6 J.-N. Kapferer, Les marques capital d’entreprise, Paris, Editions d’Organisation, 1991 ; Strategic Brand Management, Londres, Kogan Page, 1992 ; Les marques, capital d’entreprise, 4e éd., Paris, Editions d’Organisation, 2007 ; The New Strategic Brand Management, 5e éd., Londres, Kogan Page, 2012. 7 D.A. Aaker, Brand Portfolio Strategy, New York, Free Press, 2004 ; id. et E. Joachimsthaler, Brand Leadership, New York, Free Press, 2000. 8 Cf. A. Strebinger, « Strategy : A Proposed Model », Advances in Consumer Research, 31, 1, 2004 ; L. Muzellec et M.C. Lambkin, « Corporate branding and brand architecture : a conceptual framework », Marketing Theory, 9, 1, 2009 ; P. Åsberg et H. Uggla, « Introducing multi-dimensional brand architecture : taking structure, market orientation and stakeholder alignment into account », Journal of Brand Management, 26, 2019. 9 Cf. J.-M. Floch, Identités visuelles, Paris, PUF, 1995 ; A. Semprini, La marque, une puissance fragile, Paris, Vuibert, 2005. 10 J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990. 11 A. Perusset, « La marque comme service ayant une vision propre », Semiotica, 2024. 12 S.L. Vargo et R.F. Lusch, « Evolving to a New Dominant Logic for Marketing », Journal of Marketing, 68, 2004. |
Pour ce qui est ensuite de la conception de la marque comme service ayant une vision propre, elle renvoie au constat que certains services sont conçus, puis nommés, pour assurer une prospérité sociale par la mise en œuvre d’une compétence propre et, ce faisant, par la manifestation d’un certain style (et par suite d’une éthique, d’une esthétique, donc d’une forme de vie13). Ainsi, nous soutenons que l’iPhone n’est, par exemple, pas une marque dans la mesure où nous reconnaissons que ce produit ne déploie pas une vision propre, mais seulement décline, avec un nom et une communication propres, la vision et le style d’Apple dans le secteur des smartphones (Aaker parlerait de « sous-marque » et Kapferer de « marque fille »). Si sa vision avait été distincte de celle d’Apple, l’iPhone aurait pu être considéré comme une marque selon la perspective sémiotique adoptée. En somme, cette définition de la marque est technique et normative avant d’être descriptive. De fait, si nous réalisions un sondage, sans doute ressortirait-il que l’iPhone est généralement perçu comme une marque (et sans doute aussi par la majorité des managers en branding). Nous revendiquons en ce sens une conception du service et de la marque résolument stratégique (pôle de l’émetteur entreprise) et non d’image (pôle du public récepteur). |
13 J. Fontanille et A. Perusset, « Les formes de vie entre pratiques et cultures, styles et idéaux de vie », Estudos Semióticos, 17, 2, 2021. |
1.2. Les relations et stratégies de marque A partir de cette définition stabilisée, nous avons ensuite jugé nécessaire d’expliciter le fait que le statut d’un service (ou d’une marque) dépend seulement de l’organisation interne à l’entreprise, c’est-à-dire que ce statut ne naît pas des marchés ou des publics ; ce n’est pas parce que certains acteurs du marché pensent que l’iPhone est une marque que c’en est une (et ce, même si le feedback des publics doit toujours être pris en compte pour opérer des ajustements stratégiques). Plus spécifiquement, nous reconnaissons qu’un service ou une marque acquiert toujours son statut dans le cadre d’une relation avec un autre service appartenant à l’organisation (ou avec l’organisation même). Cette relation que nous disons d’« appartenance » est en outre toujours hiérarchisée (avec un service en amont, dit « souverain », et un service en aval, dit « adjoint ») et contextuelle (avec un service qui peut changer de statut en fonction de l’autre service avec lequel il est mis en relation). Par exemple, Nivea est un service adjoint vis-à-vis de Beiersdorf, mais un service souverain vis-à-vis de Nivea Men. Figure 2. La relation d’appartenance. |
|
De plus, nous nous sommes intéressé au sens des quatre principales stratégies du Brand Relationship Spectrum de David A. Aaker : branded house, subbrands, endorsed brands et house of brands14. Dans cette étude15, nous avons reconnu que les deux premières stratégies du Brand Relationship Spectrum ont ceci de commun de valoriser les compétences du service souverain en se servant du service adjoint (branded house et subbrands) alors que les deux dernières visent davantage à créer du « storytelling » (endorsed brands et house of brands). Cette observation nous a conduit à reconnaître que les services adjoints des deux premières stratégies ne peuvent prétendre être des marques (parce qu’ils incorporent la vision de leur service souverain), à l’inverse des services adjoints des deux dernières stratégies qui ont toujours valeur de marques (parce qu’ils portent une vision propre qui leur permet de déployer un « storytelling »). Figure 3. La sémantique des stratégies de marque. Enfin, en nous intéressant aux types de stratégies branded house (les deux premières colonnes de la figure 3), nous avons pu identifier des variantes aidant à clarifier le sémantisme et la place des services qui n’ont pas valeur de marque tels que les déclinaisons, les lignes, les gammes et les produits « flagship » (emblématiques). Figure 4. La sémantique des stratégies de type branded house. |
14 D.A. Aaker, Brand Portfolio Strategy, op. cit. 15 A. Perusset, « Beneath Brand Strategies, Forms of Life », Social Semiotics (à par.). |
2. Étude de cas : la marque suisse Farmer 2.1. Comment les lignes organisent-elles Farmer est une marque du groupe Migros, leader du marché suisse de l’alimentation. Le territoire de compétence de cette marque est les céréales, et sa vision repose sur la volonté d’être une « source d’énergie naturelle, rapide et variée pour petits et grands »16. L’assortiment occupe trois marchés : les barres de céréales, les céréales de petit-déjeuner et les yogourts. En date de la présente analyse (mars 2024), 50 articles Farmer sont référencés sur le magasin en ligne de la Migros17. Sur ces 50 articles, 15 présentent l’ancienne identité graphique de la marque et 35 la nouvelle. Les changements sont perceptibles sur le packaging par un logo simplifié, une mise en valeur du produit différente, et l’ajout de la mention « Original » au-dessus du mot Farmer, rappelant que pour les Suisses cette marque est mythique — qu’elle est une lovemark, comme dirait Kevin Roberts18. Tableau 2. L’évolution du logo Farmer Comme nous ne pouvons savoir à ce stade si les produits affichant l’ancienne identité seront actualisés ou abandonnés, nous n’analyserons que les articles présentant la nouvelle identité, soit ceux énumérés dans la première colonne ci-dessous, divisée selon les trois marchés privilégiés par la marque. Tableau 3. L’assortiment Farmer. Avec cet inventaire, on constate que Farmer, outre évoluer sur trois marchés, cherche à occuper différents segments ainsi que l’indique le nom de ses lignes : Classic, Plus, Kids, Nuts. A ce stade, deux architectures de marque semblent pouvoir être considérées : une fondée sur une segmentation par marché (figure 5) ; l’autre, sur une segmentation par lignes (figure 6). Figure 5. Esquisse d’une architecture de marque par marché. Figure 6. Esquisse d’une architecture de marque par lignes. |
16 https://www.migros.ch/fr/brand/farmer. 17 https://www.migros.ch/fr/brand/farmer. 18 Kevin Roberts, « Lovemarks. The Future Beyond Brands », New York, powerHouse Book, 2004. |
Sur la base de cette première alternative et sans connaître la façon dont la Migros a véritablement organisé le portefeuille de la marque Farmer, nous ambitionnons de dévoiler comment cette architecture de marque devrait se déployer stratégiquement. Aussi, la première question serait de savoir quelle organisation régit prioritairement le portefeuille de la marque : une organisation par marché ou par ligne ? La réponse est simple. S’il n’y avait pas eu de lignes, une division par marché aurait été naturelle. Cependant, parce qu’il y a des lignes — et parce que c’est la raison d’être des lignes —, l’organisation par ligne doit être priorisée. Comme le rappelle Kapferer le but des lignes est en effet d’organiser ou de réorganiser une offre de façon stratégique19. C’est-à-dire que les lignes servent à privilégier des segments qui peuvent ne pas être ou ne pas apparaître des plus pertinents. |
19 Les marques…, op. cit., pp. 442-443. |
Cette question de la pertinence des critères est centrale lorsqu’on procède à de la segmentation marketing ; nous l’avions d’ailleurs problématisée dans un récent article20 à partir d’une remarque formulée par François Rastier relative au fait que la pertinence est fonction des normes sociales et du bon sens. Plus exactement, Rasiter aborde le sujet lorsqu’il s’intéresse à la façon dont il importe de différencier des termes appartenant à une même catégorie ; au sein de la catégorie //transport//, il estime ainsi que la distinction à opérer entre le métro et l’autocar ne doit pas être fonction du mode de transport (/sur rail/ vs /sur route/), mais de la destination (/en ville/ vs /hors ville/). Il motive ce choix en notant que dans « les situations pragmatiques les plus courantes, on choisit un moyen de transport en fonction de sa destination, et non parce qu’il est ferré ou routier »21 (bien que dans d’autres cas, cette pertinence puisse changer, comme lorsqu’on oppose le train à l’avion pour un trajet Paris-Genève). |
20 « How Post-Structural Semiotics Models Categories : From Greimasian Semantics to Categorial Semiotics”, Signata, 14, 2023. 21 Fr. Rastier, Sémantique interprétative, 3e éd., Paris, P.U.F., 2009. |
Dans le cas présent, on observe donc que la Migros a articulé la pertinence des lignes de la marque Farmer autour non pas d’une mais d’au moins trois « classes sémantiques »22 : autour de celle des //publics// avec Farmer Kids (qui s’adresse aux enfants), de celle des //bénéfices// avec Farmer Plus (qui propose des produits dispensant plus d’énergie), de celle des //attributs// avec Farmer Nuts (qui propose des barres contenant beaucoup de noix), enfin, autour d’une classe sémantique indéterminée avec Farmer Classic (qui est supposée être la ligne neutre, de référence). |
22 Sémantique interprétative, op. cit. |
Comme on le constate, ces lignes reposent sur les segments classiques du marketing (les publics, les attributs, les bénéfices). Mais surtout, on se rend aussi compte que loin de s’opposer, ces segments se complètent dans la mesure où un service (qu’il s’agisse d’un produit ou d’une marque) présente toujours des « attributs » qui offrent des « bénéfices » à certains « publics ». Ainsi, ce qu’a fait la Migros avec le nom des lignes Farmer, c’est mettre l’accent sur des segmentations spécifiques, supposément plus pertinentes et plus parlantes. Le tableau ci-dessous rend compte des valeurs multiples des lignes Farmer : Tableau 4. La sémantique des lignes Farmer Grâce à cette sémantique, on peut désormais mieux saisir comment le portefeuille de la marque Farmer se structure. Néanmoins, avant d’en offrir une esquisse plus élaborée, il nous faut ajouter un point de méthode. Ce point est relatif au fait que la division des branches des portefeuilles de marque devrait toujours être duelle, ceci pour saisir le sème spécifique de chaque service, autrement dit, pour savoir en quoi chaque service (chaque ligne, chaque produit) se distingue des autres et prend son sens. Figure 7. Les modes d’organisation des portefeuilles de marque. Conformément à la perspective duelle retenue, il nous faut donc identifier les lignes à discriminer des autres successivement. Selon le principe de pertinence évoqué précédemment, il paraît d’abord opportun de distinguer les lignes destinées – en principe – à l’acheteur, de celle destinée à une personne tierce ; dans le cas présent, de d’abord séparer la ligne Farmer Kids. Ensuite, il nous semblerait intéressant de convoquer une classe sémiotique non évoquée, qui néanmoins est pertinente dans le domaine alimentaire, celle de l’esthésie entre les lignes qui privilégient, plus ou moins explicitement, le plaisir (Farmer Classic et Farmer Nuts) de celle qui focalise plutôt sur la santé (Farmer Plus). Enfin entre les lignes Farmer Classic et Farmer Nuts la distinction nous semblerait encore tenir dans cet enjeu esthésique, cette fois-ci par rapport à la question du goût entre produits composés de noix (Farmer Nuts) et produits ayant les noix en défaut (Farmer Classic). Enfin, au sein de la catégorie du Farmer Classic, on pourra distinguer les produits « classiques » des « éditions spéciales » (en l’occurrence du seul produit dénommé « Farmer Special Edition » qui bien que n’affichant pas la mention « Classic » sur le packaging demeure une offre Farmer Classic). Figure 8. L’organisation des lignes au sein du portefeuille de la marque Farmer. 2.2. Les niveaux de pertinence marketing On pourrait analyser l’assortiment de chacune de ces lignes. Mais même en limitant à la ligne Farmer Classic on peut saisir l’ensemble des enjeux régissant les autres lignes. Cette ligne est intéressante notamment parce qu’elle est la plus fournie (26 références) et apparaît s’articuler autour d’au moins trois sous-segments : les marchés, les consistances, les saveurs. Ces sous-segments se manifestent de diverses façons sur le packaging des produits. D’abord, les marchés se laissent deviner conformément aux formats du packaging : les barres de céréales sont empaquetées dans des boîtes contenant 6 à 9 unités ; les céréales de petit-déjeuner sont conditionnées dans des emballages de polypropène, enfin les yogourts sont contenus dans des pots de plastique : Figure 9. Le packaging des produits pour chaque marché. Ensuite, les consistances, qui se réfèrent à certaines propriétés esthésiques voire gustatives des produits, sont indiquées par une pastille informative sur l’emballage, comme suit : Figure 10. Les consistances marquées sur les emballages. Enfin, les saveurs, qui concernent les spécificités gustatives de chaque produit, sont explicitement indiquées sous le nom de la ligne, comme l’illustrent les emballages des figures 8 et 9 (Biscuit, Chocolat, Marron…). Désormais, l’enjeu est donc d’identifier quelle classe sémantique (les marchés, les consistances ou les saveurs) doit être privilégiée pour poursuivre l’élaboration du portefeuille de la marque. Dans la mesure où les saveurs sont multiples et uniques (et c’est en cela que chaque produit se distingue en fin de compte des autres) et que les consistances ne valent que sur des marchés donnés (« soft choc », « soft » et « crunchy » ne valent que pour les barres de céréales ; « extra crunchy » ne vaut que pour les céréales de petit-déjeuner), il semble que ce soient les marchés qui s’imposent comme classe sémantique de référence au sein de la ligne Farmer Classic. Cette prévalence suit d’ailleurs le principe de pertinence discuté antérieurement, à savoir qu’avant même de penser à une saveur ou à une consistance, on va déjà évaluer, en tant que consommateur, la situation d’usage du produit : l’idée est-elle d’avoir un produit qui peut être consommé en déplacement ? qui n’a pas besoin d’être réfrigéré ? Figure 11. Les marchés de Farmer Classic. Enfin, au dernier palier, ce seront les consistances qui domineront les saveurs du fait qu’elles sont conçues comme des (sous-)lignes qui informent et organisent l’assortiment de façon générale. En nous focalisant sur les trois sous-lignes des barres de céréales Farmer Classic (« soft », « soft choc » et « crunchy »), nous pourrions esquisser l’arborescence suivante : Figure 12. L’assortiment des barres de céréales Farmer Classic. Cette arborescence montre qu’il est possible de se référer au critère de la saveur de deux façons : soit en termes d’attributs (pôle du produit : /avec de la pomme/ ou /à base de maloïdées/) soit en termes de sensations gustatives (pôle du consommateur : /noiseté/ ou /peu sucré/). Dans tous les cas, on en vient, en dernière instance, à toucher à des questions de goût, et en rapport à ces goûts, les consommateurs pourront, chacun individuellement, ressentir plus ou moins d’affinités ou d’attraction. Cette immersion dans le monde de la marque et dans la façon dont une marque se déploie au travers d’une offre nous invite à saisir les enjeux critiques de la communication d’entreprise. Le premier enjeu tient au fait que la création d’une marque-produit permet à l’entreprise de ne pas être confinée à un territoire de compétences spécifique : la marque Farmer permet en effet à la Migros de continuer à être reconnue en tant que marque de grande distribution généraliste, et non pas associée spécifiquement au secteur des céréales. L’autre enjeu de cette immersion est qu’elle offre une définition claire et opérationnelle du concept de marque : la marque est un service avec une vision propre. En ce sens, cette définition permet de circonscrire l’analyse autour d’un univers clairement défini : le portefeuille de la marque Farmer mis au jour permet en effet de saisir les tenants et aboutissants sémiotiques de son positionnement. En particulier, il semble se dégager de la présente analyse le fait que les segmentations naturelles et successives des branches d’une architecture de marque suivent un parcours allant de l’anthropologique à l’idiosyncrasique. En d’autres termes, un portefeuille de marque tend naturellement — ou en tout cas devrait naturellement tendre — vers une segmentation ciblant d’abord des besoins partagés par l’ensemble des publics de la marque (dimension anthropologique), enfin des goûts spécifiques à ces différents publics (dimension idiosyncrasique). Dans cette logique, les segments pertinents se déclineraient dans cet ordre : besoin de s’alimenter (produit Migros), envie d’un snack céréalier (Farmer), intérêt pour des barres de céréales protéinées (Farmer Plus), préférence pour un produit au goût de canneberge (Farmer Plus Cranberry protein). |
|
Cependant, la dimension stratégique des portefeuilles de marque invite aussi à créer des ruptures de sens (des « sauts créatifs »23). Par la création de lignes, les entreprises peuvent renverser l’ordre naturel des segmentations. C’est en procédant ainsi, par « disruption », que les marques parviennent aussi à se distinguer de la concurrence, de même qu’à créer de nouvelles modes ou tendances. Ainsi, ce que ce travail problématise, c’est une tension dans l’élaboration des stratégies de marque. Tension entre segmentation ordonnée et organique, claire et pertinente, et segmentation créative et stratégique, trouble et intrigante. En d’autres termes, on parvient à saisir une des fonctions sémiotiques insoupçonnées des lignes qui, loin de seulement servir à expliciter un segment de l’offre, aident aussi à favoriser des sauts créatifs pour mettre en exergue un atout concurrentiel. Dans le cas de Farmer, la seule réelle disruption nous semble se situer dans le fait que la marque a décidé de rendre ses lignes plus pertinentes que ses marchés, ce qui corrélativement oblige aussi la marque à assurer une continuité des goûts au-delà des marchés, soit : Farmer Classic chocolat en céréales de petit-déjeuner, yogourt ou barre devrait tendanciellement avoir en principe toujours le même goût pour remplir sa promesse. |
23 Cf. J.-M. Dru, Disruption : Overturning Conventions and Shaking Up the Marketplace, New York, Wiley, 1996. |
Au-delà de ces considérations marketing, nous avons cherché à montrer que même dans les portefeuilles de marque se jouent des logiques sémiotiques fondamentales, avec, d’un côté, un régime stratégiquement programmatique, lorsqu’on décline un portefeuille par palier de pertinence conformément à l’expérience commune, et, de l’autre, un régime superficiellement accidentel, lorsqu’on crée les ruptures de sens (ou sauts créatifs) en priorisant des segments qui, de prime abord, n’apparaissent pas être des plus pertinents24. Enfin, sur ce dernier point, on n’oubliera pas qu’il existe aussi, et même souvent, de véritables accidents dans les portefeuilles, avec des positionnements de produits, de gammes ou de lignes, faisant réellement non-sens. Par exemple, il nous semble que l’indication « Farmer Special Edition » sur le packaging des Farmer aux marrons (cf. figure 8) est vraiment malvenue, car elle laisse entendre qu’on a affaire à une ligne autonome alors même qu’il s’agit d’un produit appartenant à la ligne Farmer Classic qui n’a d’exceptionnel que le fait d’être en édition limitée. Une pastille sur l’emballage indiquant « édition spéciale » serait stratégiquement et sémiotiquement plus sensée. Dans tous les cas, avec les propositions distillées dans cet article, il nous semble qu’il y a déjà matière à rendre productive cette branche de la sémiotique qui, ainsi qu’évoqué en introduction, pourrait être baptisée « sémiotique stratégique » en vue de son institutionnalisation optimale. |
24 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005. |
Bibliographie Aaker, David A., Brand Portfolio Strategy, New York, Free Press, 2004. — et Erich Joachimsthaler, Brand Leadership, New York, Free Press, 2000. Åsberg, Paul, et Henrik Uggla, « Introducing multi-dimensional brand architecture: taking structure, market orientation and stakeholder alignment into account », Journal of Brand Management, 26, 2019. Chailan, Claude, « Brand architecture and brands portfolio: a clarification », EuroMed Journal of Business, 4, 2, 2009. Douglas, Susan P., Craig C. Samuel, et Edwin J. Nijssen, « Executive Insights: Integrating Branding Strategy Across Markets: Building International Brand Architecture », Journal of International Marketing, 9, 2, 2001. Dru, Jean-Marie, Disruption: Overturning Conventions and Shaking Up the Marketplace, New York, Wiley, 1996. Floch, Jean-Marie, Identités visuelles, Paris, PUF, 1995. ? Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990. Fontanille, Jacques, et Alain Perusset, « Les formes de vie entre pratiques et cultures, styles et idéaux de vie », Estudos Semióticos, 17, 2, 2021. Kapferer, Jean-Noël, Les marques capital d’entreprise, Paris, Editions d’Organisation, 1991. ? Strategic Brand Management, Londres, Kogan Page, 1992. ? Les marques, capital d’entreprise, 4e éd., Paris, Editions d’Organisation, 2007. ? The New Strategic Brand Management, 5e éd., Londres, Kogan Page, 2012. Laforet, Sylvie, et John Saunders, « Managing Brand Portfolios: How the Leaders Do It », Journal of Advertising Research, 34, 5, 1994. ? « Managing Brand Portfolios: Why Leaders Do What They Do », Journal of Advertising Research, 39, 1, 1999. ? « Managing Brand Portfolios: How Strategies Have Changed », Journal of Advertising Research, 45, 3, 2005. ? « How Brand Portfolios Have Changed: A Study of Grocery Suppliers Brands from 1994 to 2004 », Journal of Marketing Management, 23, 1-2, 2007. Landowski, Eric, Les interactions risquées, Liège, PULIM, 2005. Murphy, John, « Branding: The Game of the Name », Marketing, 29, 7-9, 1987. Muzellec, Laurent, et Mary C. Lambkin, « Corporate branding and brand architecture: a conceptual framework », Marketing Theory, 9, 1, 2009. Olins, Wally, Corporate Identity, Londres, Thames and Hudson, 1989. Perusset, Alain, « How Post-Structural Semiotics Models Categories: From Greimasian Semantics to Categorial Semiotics », Signata 14, 2023. ? « La marque comme service ayant une vision propre », Semiotica, 2024a. ? « Beneath Brand Strategies, Forms of Life », Social Semiotics, à par., 2024b. Petitimbert, Jean-Paul, « Territoire(s) de marque », Actes Sémiotiques, 117, 2014. Rao Vithala R., Agarwal Manoj K., et Denise Dahlhoff, « How Is Manifest Branding Strategy Related to the Intangible Value of a Corporation? » Journal of Marketing, 68, 2014. Rastier, François, Sémantique interprétative, 3e éd., Paris, PUF, 2009. Roberts, Kevin, « Lovemarks. The Future Beyond Brands », New York, powerHouse Book, 2004. Semprini, Andrea, La marque, une puissance fragile, Paris: Vuibert, 2005. Strebinger, Andreas, « Strategy: A Proposed Model », Advances in Consumer Research, 31, 1, 2004. Vargo, Stephen L., et Robert F. Lusch, « Evolving to a New Dominant Logic for Marketing », Journal of Marketing, 68, 2004. |
|
1 Cf. S.P. Douglas et al., « Executive Insights : Integrating Branding Strategy Across Markets : Building International Brand Architecture », Journal of International Marketing, 9, 2, 2001. 2 Cf. V.R. Rao et al., « How Is Manifest Branding Strategy Related to the Intangible Value of a Corporation ? », Journal of Marketing, 68, 2014. 3 J. Murphy, « Branding : The Game of the Name », Marketing, 29, 7-9, 1987 ; W. Olins, Corporate Identity, Londres, Thames and Hudson, 1989. 4 Cf. Cl. Chailan, « Brand architecture and brands portfolio : a clarification », EuroMed Journal of Business, 4, 2, 2009. 5 S. Laforet et J. Saunders, « Managing Brand Portfolios : How the Leaders Do It », Journal of Advertising Research, 34, 5, 1994 ; « Managing Brand Portfolios : Why Leaders Do What They Do », Journal of Advertising Research, 39, 1, 1999 ; « Managing Brand Portfolios : How Strategies Have Changed », Journal of Advertising Research, 45, 3, 2005 ; « How Brand Portfolios Have Changed : A Study of Grocery Suppliers Brands from 1994 to 2004 », Journal of Marketing Management, 23, 1-2, 2007. 6 J.-N. Kapferer, Les marques capital d’entreprise, Paris, Editions d’Organisation, 1991 ; Strategic Brand Management, Londres, Kogan Page, 1992 ; Les marques, capital d’entreprise, 4e éd., Paris, Editions d’Organisation, 2007 ; The New Strategic Brand Management, 5e éd., Londres, Kogan Page, 2012. 7 D.A. Aaker, Brand Portfolio Strategy, New York, Free Press, 2004 ; id. et E. Joachimsthaler, Brand Leadership, New York, Free Press, 2000. 8 Cf. A. Strebinger, « Strategy : A Proposed Model », Advances in Consumer Research, 31, 1, 2004 ; L. Muzellec et M.C. Lambkin, « Corporate branding and brand architecture : a conceptual framework », Marketing Theory, 9, 1, 2009 ; P. Åsberg et H. Uggla, « Introducing multi-dimensional brand architecture : taking structure, market orientation and stakeholder alignment into account », Journal of Brand Management, 26, 2019. 9 Cf. J.-M. Floch, Identités visuelles, Paris, PUF, 1995 ; A. Semprini, La marque, une puissance fragile, Paris, Vuibert, 2005. 10 J.-M. Floch, Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990. 11 A. Perusset, « La marque comme service ayant une vision propre », Semiotica, 2024. 12 S.L. Vargo et R.F. Lusch, « Evolving to a New Dominant Logic for Marketing », Journal of Marketing, 68, 2004. 13 J. Fontanille et A. Perusset, « Les formes de vie entre pratiques et cultures, styles et idéaux de vie », Estudos Semióticos, 17, 2, 2021. 14 D.A. Aaker, Brand Portfolio Strategy, op. cit. 15 A. Perusset, « Beneath Brand Strategies, Forms of Life », Social Semiotics (à par.). 16 https://www.migros.ch/fr/brand/farmer. 17 https://www.migros.ch/fr/brand/farmer. 18 Kevin Roberts, « Lovemarks. The Future Beyond Brands », New York, powerHouse Book, 2004. 19 Les marques…, op. cit., pp. 442-443. 20 « How Post-Structural Semiotics Models Categories : From Greimasian Semantics to Categorial Semiotics”, Signata, 14, 2023. 21 Fr. Rastier, Sémantique interprétative, 3e éd., Paris, P.U.F., 2009. 22 Sémantique interprétative, op. cit. 23 Cf. J.-M. Dru, Disruption : Overturning Conventions and Shaking Up the Marketplace, New York, Wiley, 1996. 24 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005. |
|
______________ Résumé : L’intérêt des sémioticiens pour le marketing a porté initialement sur les publicités et la communication, puis, à partir des années 1990, sur les enjeux de sens de la consommation et du branding. A cette époque, le marketing s’intéressait déjà aux marques, avec le développement de modèles d’architecture de marque comme ceux de D.A. Aaker ou J.-N. Kapferer. Aujourd’hui, les propositions théoriques de ces deux spécialistes continuent à marquent la pratique du brand management mais elles ne suffisent pas à lever certaines ambiguïtés et tensions inhérentes à l’élaboration de portefeuilles stratégiques de marque. L’objectif du présent article est de proposer une façon pertinente de construire un portefeuille de marque, conformément aux enseignements de la sémiotique structurale (A.J. Greimas) et de la sémantique interprétative (Fr. Rastier). Pour appuyer nos propositions, nous analysons le portefeuille de la marque de céréales Farmer (groupe Migros). Cette démarche conceptuelle a vocation à institutionnaliser une « sémiotique stratégique » offrant un appareil théorique, méthodologique et pratique pour optimiser les décisions stratégiques dans le domaine du brand management. Resumo : Os semioticistas interessados no marketing se focalizaram inicialmente na publicidade e a comunicação, e, a partir dos anos 1990, na questão do sentido do consumo e do branding. O marketing já tratava então de arquitetura de marca com modelos como os de D.A. Aaker ou J.-N. Kapferer. Embora as propostas teoricas desses dois especialistas sigam influindo hoje na prática do brand management, elas não bastam para resolver certas ambiguidades e tensões inerentes à elaboração de portfolios estratégicos de marca. Seguindo os principios da semiótica estrutural (A.J. Greimas) e da semântica interpretativa (F. Rastier), o objetivo deste artigo é propor um modo mais pertinente para construir um portfolio de marca. Para sustentar nossas propostas, analisamos o caso da marca suiça Farmer. Essa abordagem conceitual desemboca numa “semiótica estratégica” que oferece um aparelho teórico, metodológico e prático destinado a otimizar as decisões estratégicas no âmbito do brand management. Abstract : For many decades, semioticians have been interested in marketing. Their interest initially focused on advertisements and communication, but around the 1990s, it diversified with issues linked to consumption and branding. At that time, marketing was already focusing on brands with the development of brand architecture models, such as those by D.A. Aaker or J.-N. Kapferer. However, while the theoretical proposals of these two specialists continue to influence brand management practice, they are not sufficient to resolve certain ambiguities and tensions inherent in the development of strategic brand portfolios. The objective of this article is to propose a relevant way to build a brand portfolio, in line with the teachings of Greimas’ structural semiotics and Rastier’s interpretive semantics. To support this challenge, we will analyze the brand portfolio of the Farmer cereal brand owned by the Migros food group. More generally, this conceptual approach, which infuses marketing with semiotic considerations and models, also aims to institutionalize a field of contemporary semiotics, which could be conceived as “strategic semiotics”, namely a branch of Greimassian semiotics offering a theoretical, methodological, and practical apparatus to optimise strategic decisions in the field of brand management. Mots clefs : marketing, marque, sémiotique, stratégie. Auteurs cités : David A. Aaker, Algirdas J. Greimas, Jean-Noël Kapferer, Eric Landowski, François Rastier. Plan : 1. Éléments de sémiotique stratégique 1. La marque comme service ayant une vision propre 2. Les relations et stratégies de marque 2. Étude de cas : la marque suisse Farmer 1. Comment les lignes organisent-elles un portefeuille de marque ? |
|
Pour citer ce document, choisir le format de citation : APA / ABNT / Vancouver |
|
Recebido em 25/03/2024. / Aceito em 30/05/2024. |