Analyses et descriptions

Dynamique des Madrasas, institutions
d’enseignement dans les villes capitales
des Ayyubides et des Mamluks

Manar Hammad

Publié en ligne le 10 juillet 2024
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2024n7.67362
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Introduction : pour une sémiotique des institutions urbaines

En sémiotique de l’espace, on aborde un micro-univers sémantique par son expression spatiale. C’est le cas avec les madrasas de Syrie et d’Égypte. Mais ces édifices ne sont que la partie visible d’une culture urbaine, où des groupes sociaux sont présupposés par les fondations. L’échelle des lieux et des groupes en fait des acteurs collectifs, leur conjonction (Sujet, Objet) détermine des états sémiotiques que la tradition désigne comme institutions sociales. L’objet de cet essai est l’interaction des institutions d’enseignement avec les institutions de gouvernement, dans le contexte urbain de Syrie et d’Égypte entre le XIIIe et le XVe siècle.

Une société urbaine est le condensé spatial d’une société plus étendue. Considérée comme un micro-univers sémantique susceptible d’une analyse discursive, elle présuppose des actants collectifs qui ne sont pas différents des actants manifestés par d’autres expressions d’entités sociales. Émile Benveniste et Georges Dumézil ont interrogé les manifestations verbales des sociétés indo-européennes, Benveniste au niveau des mots du langage en ses contextes anciens, Dumézil au niveau des mythes. Ils concordent à reconnaître dans cet univers verbal quatre isotopies récurrentes, manifestées par des domaines d’action dits fonctions : Religion, Politique, Guerre, Production. L’historien des sociétés Michael Mann dégagea les mêmes isotopies sur un corpus historique étendu, leur accordant le rôle de sources du pouvoir social, constatant leur utilité pour la description des formes sociales : toute société peut être caractérisée par une combinaison de ces quatre isotopies, en des positions hiérarchiques différenciées.

En accordant la primauté à la structure du contenu, la sémiotique autorise quelque recul par rapport aux manifestations de l’expression, tant verbales propres à une culture (Benveniste et Dumézil) que descriptives historiques et transculturelles (Michael Mann). Nous tirons profit de cette capacité pour étudier une manifestation non verbale à l’échelle urbaine. Le recul temporel facilite l’étude, car l’analyse sémiotique part de la fin de la narration pour articuler le sens. Ceci nous convient car nous mettons encore au point nos outils d’analyse pour des corpus de grande échelle (cf. Hammad, Lire l’espace 2). Les villes arabes offrent au lecteur occidental l’avantage de l’estrangement qui facilite l’identification des mécanismes en jeu.

Nous verrons dans cette étude des groupes sociaux qui ont choisi un domaine d’action propre, i.e. une isotopie d’identification qui les oppose (en position de contrariété, non en contradiction) à d’autres groupes sociaux placés dans un autre domaine d’action identificateur. Ces rivalités revêtent diverses formes d’expression, l’architecture en est une. On notera, dans le contexte spatial et temporel retenu, le caractère périssable ou éphémère des architectures domestiques et des édifices du pouvoir politique, alors que les architectures transmises relèvent de la religion et de la guerre. Nous décrirons brièvement les modes de fonctionnement (production, reproduction) des institutions concernées. Les groupes qui les animaient n’étaient pas organisés par des liens de parenté : ils avaient opté pour des liens de fidélité interpersonnelle. Pour agir au sein de la société (mode de production), et pour se reproduire en tant que groupes dotés d’une identité dépassant celle des personnes, ils s’étaient dotés de terres institutionnelles qui n’appartenaient pas aux individus, étaient interdites à la vente et à l’héritage, dont le revenu était consacré aux fins des dites institutions. L’analyse mène donc de l’architecture au statut juridique des terres, qui joue un rôle clé dans cette culture. Car les modalités de l’action économique y sont attachées aux terres, non aux personnes. C’est ce qui assura la stabilité dynamique du fonctionnement dans la longue durée.

1. Pourquoi y a-t-il autant de Madrasas
dans certaines zones urbaines ?

Le visiteur du Caire, de Damas ou d’Alep est frappé par le nombre de bâtiments de madrasa serrés dans les centres urbains1. Les chroniques rapportent que les madrasas furent construites pour l’enseignement, que les étudiants s’y pressaient pour écouter des professeurs, prendre part à des controverses, et obtenir des licences d’enseignement ou Iǧāzat (Makdisi 1981: 270). Or l’abondance actuelle des madrasas n’est pas réductible à une simple accumulation dans le temps : dès 1260 EC, moment d’arrivée de l’invasion mongole, Alep possédait quarante-cinq madrasas (Eddé 1988). Ces bâtiments étaient construits avec soin, leur portail exhibant certaines des plus belles voûtes alvéolées en muqarnas2.

1. Le Caire. Madrasa du Sultan Qalawun et madrasa du Sultan Barquq
sur la rue al-Mu’izz li-Dinillah. Photo M. Hammad.

S2. Le Caire. Les deux bâtiments en vis à vis de la Madrasa
de Qansuh al-Ghuri sur Darb as-Silah. Photo M. Hammad.

3. Le Caire. Madrasa du Sultan Hasan,
portail avec voûte en muqarnas. Photo M. Hammad.

4. Alep. Minaret de la madrasat Siffahiyat
sur un portail à muqarnas. Photo M. Hammad.

1 Voir illustrations en annexe.


2 Muqarnas et Qarnasat sont des termes arabes désignant un procédé décoratif particulier mettant en œuvre la décomposition géométrique de grands volumes en petites alvéoles prismatiques accolées.


Les successions de hauts portails imposent leur rythme aux rues principales des villes. Lorsque les madrasas perdirent leur fonction d’enseignement faute d’étudiants et de professeurs, elles furent conservées comme lieux de prière, encombrant les centres urbains d’une pléthore de mosquées surnuméraires. Les autorités étaient réticentes à démanteler de tels bâtiments, si beaux qu’on les trouve maintenant sur les listes du patrimoine culturel. Aujourd’hui, les madrasas ne sont pas entretenues par l’administration des monuments historiques car elles continuent de relever de l’administration religieuse des biens de mainmorte ou awqāf. Les chartes de fondation des madrasas stipulaient que l’ultime propriété des lieux était dévolue à Dieu, alors que l’usufruit était dédié aux pauvres, parfois aux sanctuaires de Makkat et Madinat (= Al-ḥaramayn al-šarifayn). Au moment de la fondation, avant d’atteindre leur destination ultime, les bâtiments étaient dévolus à l’accueil de classes d’enseignement, à la conservation des livres, au logement des professeurs et des étudiants. Le droit islamique était le principal sujet enseigné. C’est de cette fonction (temporellement intermédiaire) que dérivait le nom commun donné aux bâtiments (madrasa = lieu d’étude). Ils étaient distingués par le nom de leur fondateur ou par le nom du premier enseignant pour lequel l’édifice avait été érigé.

Les madrasas ont été décrites dans de nombreuses publications (bibliographie dans Makdisi 1961 et 1981). Ces bâtiments apparurent au cours du Xe siècle de l’ère commune à Nishapur (Bulliet 1972). Durant le XIe siècle, des madrasas furent construites à Bagdad et dans les villes principales d’Iraq et d’Iran. Au XIIe, elles étaient construites en Syrie et en Égypte. Elles atteignirent le Maghreb un peu plus tard. Leur nombre et leur visibilité urbaine impliquent qu’elles véhiculaient plus de sens que l’aumône offerte aux pauvres, et que le droit enseigné aux étudiants. D’où une question pressante : qu’est-ce qui était en jeu ?

Restreindre la question à la période d’éminence des Zankides-Ayyoubides-Mamluks (1127-1516) en Syrie et en Égypte, où les madrasas prospérèrent, c’est nous donner une chance de déchiffrer le mécanisme qui provoqua la multiplication des madrasas, alors que celui de leur implémentation initiale nous échappe. Un regard à l’échelle urbaine suffit pour assurer que les portails de madrasas étaient érigés pour être visibles sur les grandes voies de circulation dans les villes majeures (Le Caire, Damas, Alep, Tripoli), ces rues étant surdéterminées par un sème militaire au Caire (circuit de parade entre la citadelle3 du Muqaṭṭam et Bāb al Futūḥ4, à travers Bāb Zuwayla, Darb as-Silāḥ5 et Bayn al-Qaṣrayn6), un sème religieux à Damas (entre la mosquée de Omeyyades, Bāb al-Jābiyat, et le faubourg pieux de ṣāliḥiyat7), ou par des sèmes économiques et religieux à Alep (de Bāb Anṭākiyat à la citadelle, puis à Bāb al-Maqām8 et ǧisr al-ḥaǧǧ9). Les madrasas furent construites pour être vues sur des rues d’intense activité sociale. Il va sans dire que les études de droit n’avaient pas besoin d’une aussi haute visibilité. Par conséquent, nous pouvons conclure que le désir de visibilité était attribuable aux fondateurs de ces institutions. Il y eut une compétition non déclarée entre les donateurs qui offrirent des bâtiments fonctionnels à des villes. Mais il y a plus que cette part visible. Toutes ces madrasas étaient entretenues (coût des réparations, salaires administratifs, émoluments des enseignants, bourses des étudiants) par le revenu de propriétés productives (boutiques et hammams en ville, moulins, champs et vergers hors des villes). Ces terres productives étaient moins visibles, mais elles étaient essentielles pour le fonctionnement d’une madrasa dans la longue durée, tout en ayant un impact direct sur la vie économique des cités. Avec l’augmentation du nombre de madrasas, la part principale du tissu urbain productif (79% à Damas) devint waqf dévolu à des institutions religieuses. Léguées comme donations permanentes, ces propriétés étaient soustraites au marché foncier et immobilisées comme biens de mainmorte inaliénables.

3 Construite par Saladin, choisie comme résidence et siège du gouvernement.


4 Porte des conquêtes


5 Rue des Armes


6 Entre les deux Palais, palais Fatimides détruits et remplacés par un ensemble de madrasas.


7 Quartier des Justes.


8 Porte du Mausolée.


9 Pont du Pélerinage — route de la Mecque.

Ainsi, les madrasas eurent une fonction déclarée (enseigner le droit) et des fonctions non déclarées, i.e. des effets de sens implicites que nous cherchons à expliciter. La fonction déclarée équivaut à un discours architectural10, un énoncé formulé à l’échelle du bâtiment. La fonction non déclarée équivaut à un métadiscours (une énonciation) formulé à l’échelle urbaine. Les deux discours sont en relation hiérarchique d’enchâssement (ou types logiques selon Russell 1940). Une analyse syntaxique peut identifier les effets de sens, les acteurs et les actants interagissant aux deux niveaux.

10 Pour tous les termes techniques sémiotiques, ou métalangage, voir Greimas et Courtés 1979. Pour les concepts de sémiotique de l’espace, voir Hammad 2006 et 2015.

Makdisi (1961, 1981) et Bulliet (1972) concourent à dire que l’enseignement dans les madrasas était en partie une transmission (savoir réifié mis en circulation), en partie un commentaire, et en partie une production d’opinions juridiques motivées par de nouveaux cas. Alors qu’elle est comparable d’une certaine manière à la circulation des objets dans l’espace social, la circulation du savoir est participative et non partitive (celui qui donne le savoir ne s’en sépare pas ; cf. Greimas et Courtés 1979). Au sein de la tradition islamique, le parcours de transmission est mémorisé comme une chaîne dite isnād et joue un rôle majeur dans la validation du savoir. Son développement est diachronique, alors que la convergence des opinions ou ijmā? advient dans la synchronie. Les deux processus synchronique et diachronique adviennent dans un espace social restreint, celui de spécialistes du droit désignés par le terme ʿUlamāʾ11. Dans cet univers, l’obtention d’une licence à enseigner ou Iǧāzat était un rite de passage qui transformait un étudiant en jurisconsulte susceptible d’être nommé à un poste de juge ou Qāḍi. Par les controverses publiques, les jurisconsultes se forgeaient une réputation qui les plaçait à un rang donné parmi leurs collègues, dans une hiérarchie du savoir et du talent argumentatif. Les plus brillants étaient appelés à devenir juges, ambassadeurs ou vizirs, obtenant ainsi un statut social et des revenus pécuniaires. Alors qu’ils continuaient à appartenir au monde des ʿUlamāʾ par leur savoir, ils atteignaient un autre espace social, celui de la classe gouvernante. Durant la période considérée, ceux qui détenaient un pouvoir politique étaient des commandants militaires qui acquéraient leur statut sur le champ de bataille (plus tard, par des intrigues de palais) et étaient confirmés par un Calife qui détenait un pouvoir symbolique.

11 Ulamā : ceux qui détiennent du savoir.

Bref, les madrasas ne peuvent être considérées comme de simples bâtiments, elles doivent être replacées sur la scène urbaine, au sein de la texture économique des villes, entre détenteurs de savoir et politiciens militaires qui disposaient d’énormes finances publiques, lesquelles trouvaient parfois le moyen de se transformer en ressources privées. Les publications universitaires ne se sont pas beaucoup intéressées à cet aspect des choses.

Vers la fin de son ouvrage intitulé Patricians of Nishapur12, Richard Bulliet a collationné des données écrites relatives aux madrasas connues les plus précoces du Xe siècle. C’étaient des lieux privés, qui furent les maisons de professeurs érudits. Aucun waqf n’est mentionné par les sources, ni aucun frais d’études. Un tel silence est ambigu et ne peut être retenu comme preuve de l’absence de statut waqf ou de frais, mais il suggère une probabilité. Le financement privé, comme le statut mulk de propriété13, rendaient imprévisible l’existence d’une madrasa lors du décès de son propriétaire, car les possessions de celui-ci pouvaient être dispersées en héritage, même si l’un de ses fils s’était donné la peine de devenir un homme de savoir.

12 Bulliet utilise le terme Patriciens pour parler des ʿUlamaʾ, préférant les caractériser par leur statut social.


13 La propriété mulk est la pleine propriété, pour un usage exclusif, avec la capacité de vendre et/ou de léguer.

Les sources de Bulliet sont des ouvrages collationnant les biographies d’hommes de savoir. A.M. Eddé (1988, 1999) utilise le même type de sources pour la ville d’Alep. De tels textes ne décrivent ni des bâtiments ni des villes, ils énumèrent des hommes qui eurent du succès dans la carrière de juge, jurisconsulte ou de professeur de droit. Tous les autres hommes dont le nom apparaît de manière marginale dans ces ouvrages sont mentionnés en passant, lorsque c’est nécessaire. Les chercheurs ont passé de tels textes au peigne fin à la recherche d’information à propos des villes et des madrasas. Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que de telles données sont passées par un filtre déformant. Elles furent rédigées dans une perspective donnée, écartant une quantité considérable d’information. Tous les ʿUlamāʾ qui n’ont pas réussi, c’est-à-dire ceux qui n’accédèrent pas à la notoriété par leur enseignement, leurs écrits ou leur position sociale, ne sont pas mentionnés. Considérant le nombre de madrasas et le flux des étudiants, nombreux sont les juristes qui n’ont pas été nommés dans ces ouvrages, alors qu’ils ont existé et gagné leur vie. Comment le firent-ils ? Nous pouvons avancer l’hypothèse, avec un risque mineur d’erreur, qu’ils obtinrent des postes subalternes qui tiraient parti de leur formation. En d’autres termes, ils devinrent des administrateurs et des secrétaires, soit dans l’administration publique soit dans des entreprises privées ou de grandes propriétés.

À Nishapur, l’espace social des ʿUlamāʾ était relativement fermé : ceux qui obtenaient une Iǧāzat ou licence étaient souvent des enfants de ʿUlamāʾ. En d’autres termes, le système des madrasas était régulé pour reproduire la classe sociale des patriciens, dont le signe distinctif de reconnaissance était le savoir juridique. Beaucoup de mariages endogamiques sont mentionnés à Nishapur : les fils de ʿUlamāʾ épousaient des filles de ʿUlamāʾ, leurs enfants devenaient ʿUlamāʾ. En tant qu’institution sociale, la madrasa apparaît alors dans le rôle de dispositif favorisant la reproduction d’une classe privilégiée. Le phénomène peut être interprété comme une forme de résistance des ʿUlamāʾ face à la Miḥna, une quasi inquisition imposée par les autorités de Bagdad au IXe siècle, mais la validation de l’hypothèse exigerait plus de documentation. Ici, il suffit de signaler un changement : lorsque le vizir Nizam al-Mulk construisit la madrasa Nizamiya à Bagdad, la faisant suivre par vingt ou trente autres madrasas dans les villes principales d’Iraq et d’Iran, il modifia le jeu et ses règles. Étant le donateur des biens waqf dédiés à une madrasa, il fit inscrire dans les chartes de fondation qu’il conservait le droit de nommer le professeur principal. Il fit venir les professeurs de très loin, et encouragea la circulation des étudiants de madrasa à madrasa. En conséquence, l’espace social des ʿUlamāʾ n’était plus restreint à une seule ville, il s’étendait à la totalité de Dar al Islam. Cela se matérialisa rapidement en Syrie, en Égypte et au Maghreb. Dès lors, le gouvernant-donateur avait son mot à dire pour le recrutement du personnel enseignant, comme il avait son mot à dire à propos de la nomination des juges et des ambassadeurs. Une influence politique s’imposait à l’outil de reproduction de l’espace social des ʿUlamāʾ. L’interférence de l’État avec les institutions d’enseignement alla jusqu’à leur absorption ultérieure dans l’administration officielle Ottomane. Cependant, les ʿUlamāʾ conservèrent une grande autonomie, attestée dans les chroniques par quelques refus de poste lorsqu’un juriste avait un doute sur l’origine des fonds utilisés pour construire une madrasa. Abu ḥāmid al-Ġazāli alla jusqu’à démissionner de son poste à la Nizamiya, prétextant un pèlerinage à La Mecque qui assura son absence durant des années, et qui le mena jusqu’à Jérusalem et Damas, où il tint un cercle d’enseignement (ḥalqa) à la Mosquée Omeyyade, hors du système des madrasas.

Les chroniques syriennes signalent l’arrivée de juristes en provenance du Khorasan, déjà savants et fameux. Ils restaient souvent en Syrie, prenant part à un large mouvement de population d’est en ouest, faisant passer des soldats et des marchands, mêlant des turcophones et des gens d’autres origines. Un tel mouvement était accepté dans le cadre de la libre circulation des musulmans au sein de Dar al-Islam. Les juristes venus de l’est n’avaient pas de problème à intégrer l’espace social des ʿUlamāʾ locaux : la langue arabe et l’Islam assuraient une base commune, la compétence en droit étant décisive.

2. Hypothèses historiques formulées à propos des Madrasas

Dans son ouvrage intitulé The rise of colleges (1981), Makdisi résume deux hypothèses interprétatives émises par Max van Berchem (1894) et Ignaz Goldziher (1920) à propos des motifs moteurs ayant entraîné le développement des madrasas. Considérant le programme de droit religieux dans les madrasas, les deux auteurs inscrivirent leur interprétation sur l’isotopie religieuse pour identifier un programme ultime pour les madrasas. Van Berchem y voit un moyen polémique de la tradition sunnite propageant ses idées contre la prédication šīʿite. Goldziher les voit plutôt inscrites au sein de la tradition sunnite, propageant des idées Ašʿarites contre les thèses Muʿtazilites. Les deux hypothèses négligent les autres dimensions sémantiques de la société, comme si l’isotopie religieuse déterminait tous les autres termes.

Le court résumé historique produit ci-dessus utilise d’autres isotopies descriptives, en particulier les sèmes militaire, politique et économique mis en avant par Dumézil (1968), Benveniste (1969) et Mann (1986). Notre narration mène vers la conclusion que les interprétations privilégiant les luttes religieuses sont insuffisantes. Une interprétation plus complexe est nécessaire, pour laquelle nous formulons une conjecture.

3. Formuler de nouvelles hypothèses

Nombreuses sont les madrasas que nous voyons aujourd’hui et qui n’existaient pas au XIIe siècle : les constructions furent ajoutées en diachronie. Lorsqu’il y avait déjà des madrasas dans une ville donnée, quelle raison motivait l’addition d’une nouvelle madrasa ? On peut douter de l’argument de la croissance rapide du nombre des étudiants en droit. Quels étaient les débouchés pour de telles foules ? La réponse ne se trouve ni dans le savoir transmis ni dans les besoins objectifs d’un marché du travail. Elle se trouve plus probablement dans une relation contractuelle implicite entre un bienfaiteur qui finançait une madrasa et des bénéficiaires qui recevaient des bourses d’études. Ces derniers devaient leurs études au premier. Un sentiment de dette évoluait en fidélité et incitait les diplômés à mieux servir le gouvernant qui avait assuré leur promotion. Autrement dit, les hommes de savoir devenaient moins indépendants et rendaient de meilleurs services à leur bienfaiteur. En contraposition, les diplômés sortis d’une école antérieure, dont le bienfaiteur était mort, ne devaient aucune dette au nouveau gouvernant, et étaient en conséquence plus indépendants. Bref, le fondateur d’une nouvelle madrasa avait intérêt à préparer des juristes qui lui devaient personnellement leur éducation. Un nouveau gouvernant avait intérêt à fonder rapidement une madrasa afin d’y préparer des administrateurs qui avaient une dette envers lui, pour les faire agir au sein de son gouvernement.

Au XIIe siècle, les madrasas syriennes commencèrent à abriter la tombe de leur fondateur dans une salle sous coupole. Il n’y avait pas une telle coutume auparavant, et l’innovation rencontra quelque résistance à Alep. Mais le bénéfice d’institutions d’enseignement offertes contribua à aplanir les difficultés. Le bienfaiteur qui payait le bâtiment avait là un intérêt personnel : sa tombe devenait visible sur une voie de grande circulation, sa mémoire resterait vivante, et ses bonnes actions lui attireraient des remerciements et des prières. Une telle concaténation formait un programme narratif qui se développait après sa mort, alors que le contrat implicite avec les juristes devait se développer de son vivant. Si on rappelle que les gouvernants venaient de très loin, soit comme des commandants militaires libres dans l’armée Seljukide, soit comme soldats esclaves grimpant les échelons plus tard dans l’armée Mamluk, un lieu de repos stable avait une grande importance symbolique. Ce programme implicite, inscrit dans l’architecture et dans la ville, était parallèle au programme explicite de la madrasa. Considérés ensemble, ces programmes n’étaient pas dépendants. Ils ne peuvent pas être réduits aux propositions religieuses de van Berchem et de Goldziher.

Les deux programmes (politique, personnel) présupposaient deux espaces sociaux ouverts. Le groupe gouvernant n’était pas une société fermée organisée pour se reproduire in situ, c’était un groupe ouvert, intégrant des individus qui venaient de fort loin. L’accès n’était pas facile, mais il était possible sur l’isotopie militaire. Les fonctions principales de ce gouvernement (Hammad 2017) étaient de défendre le pays contre les dangers extérieurs (croisés arrivant de l’ouest, mongols arrivant de l’est) et de maintenir l’ordre à l’intérieur. Cette dernière fonction était remplie avec des juges et des administrateurs, pour résoudre les conflits, lever des taxes, tenir des comptes. La connaissance du droit était nécessaire pour cela, et en conséquence les madrasas étaient nécessaires. Les fonctions intérieures déterminaient un groupe social d’administrateurs et de juges, qui était ouvert lui aussi. L’admission y était régulée par le système des madrasas. Les jeunes gens ambitieux avaient intérêt à rejoindre la dernière madrasa ouverte, pour travailler au service du gouvernant en fonction. De tels mécanismes peuvent expliquer (en partie au moins) l’addition continue de nouvelles madrasas, et leur remplissage renouvelé en étudiants.

Il y avait encore autre chose pour motiver l’addition de nouvelles madrasas. Les chroniques rapportent que Nur ad-Din Zanki (Élisséeff 1967) encouragea ses officiers à construire des madrasas, mettant en place entre eux une émulation comparable à une compétition. Avec l’arrivée des Mamluks, la compétition devint ouverte. Les commandants militaires rivalisaient pour laisser derrière eux des bâtiments plus remarquables que les fondations de leurs contemporains ou de leurs prédécesseurs. Certains laissèrent des fondations dans chaque ville où ils assurèrent un commandement. Ce mécanisme d’émulation constitue un troisième programme narratif, combiné à l’échelle urbaine avec les deux programmes identifiés ci-dessus.

4. Reformuler la question initiale

Nous avons considéré quelques questions prises ensemble, mais elles sont séparables en principe. En particulier, les madrasas ne sont pas nécessairement liées aux biens de mainmorte. Les premières madrasas du Xe siècle (Bulliet 1972) étaient des maisons privées, au statut mulk de pleine propriété, sans liens à des waqfs. De manière symétrique, les premiers waqfs du VIIIe siècle (Al-Ḫaṣṣāf 874/1999) étaient des propriétés familiales préservées de la fragmentation par héritage, sans liens avec un quelconque programme d’enseignement. Vers 1050 EC le vizir Nizam al-Mulk inscrivit les madrasas dans le cadre légal du waqf afin de conserver le contrôle sur la nomination des professeurs. Ce faisant, il combina deux formes institutionnelles (madrasa, waqf) pour obtenir un résultat. Du point de vue des enseignants, le waqf était une forme légale mise au service de l’institution d’enseignement. Du point de vue politique, la madrasa était un outil de formation projeté dans la forme du waqf pour obtenir de fidèles serviteurs de l’État bien formés. Les finalités dépendaient du point de vue. Si on combine cette évaluation avec les trois programmes (§3) motivant les fondations répétées de madrasas, on voit que non seulement il y avait plus d’une raison pour fonder des madrasas, mais aussi qu’il y avait des points de vue contraires déterminant la dépendance entre raisons. La poursuite de l’analyse (§5) révèle que la forme du waqf véhicule plus de choses, convoquant la forme du iqṭāʿ caractéristique des biens et des revenus militaires. Nous devons alors poser une autre question : pourquoi le système des madrasas en est-il venu à s’arrêter, et quand ?

5. La forme légale du Waqf et son analyse sémantique

5.1. La forme Waqf est indépendante de la madrasa

La forme légale du Waqf a souvent été invoquée pour expliquer la madrasa, mais les deux institutions ne sont pas sémantiquement dépendantes, même si des terres waqf assuraient l’autonomie financière des madrasas. Alors que le bâtiment de la madrasa était rendu visible par son architecture, d’autres bâtiments waqf qui le servaient étaient rendus invisibles, non pas en les cachant, mais en les rendant indiscernables des autres bâtiments privés. L’opposition visible / invisible est parallèle à l’opposition servi / servant (Frankl 1968). Les madrasas servies étaient rendues visibles, les terres qui les servaient étaient rendues invisibles. La visibilité servait la fonction mémorielle de la fondation, attirant l’attention sur les donateurs.

La forme légale du waqf est susceptible de protéger toute entité foncière, pas seulement les madrasas. Nous savons peu de chose à propos des fondations waqf de la période Omeyyade, lorsque des sanctuaires majeurs (Makkat, Madinat, Jérusalem, Damas) furent construits ou reconstruits SANS la forme waqf de protection légale immanente. Ils étaient mieux protégés par l’inviolabilité ḥaram religieuse et transcendante. Les mosquées privées n’étaient pas protégées contre le fractionnement par héritage lors d’une succession, à moins qu’elles n’aient été ouvertement utilisées par le public (Al-Ḫaṣṣāf 874/1999). A contrario, une mosquée communautaire ou Masǧid ǧāmiʿ était propriété publique protégée par une ḥurmat (Johansen 1981).

Nous ne connaissons pas d’institutions waqf précises d’époque Abbaside ou Fatimide, mais notre savoir peut être défectif. Aux époques ultérieures, la protection du waqf a été conférée à des hôpitaux, des cimetières, des toilettes urbaines, des caravansérails et au chemin de fer du Hijaz. Hors de Damas, une grande prairie au bord de la rivière Barada était un waqf réservé aux animaux de trait réformés. Les plus anciens cas de waqf connus, cités dans des textes normatifs (Al-Ḫaṣṣāf), évitaient les dispositions du partage par héritage jugées indésirables (fractionnement d’héritage, filles exclues d’héritage, parts inégales dévolues aux hommes et aux femmes, orphelins exclus de l’héritage d’un grand père par la disparition de leur géniteur).

5.2. Études sur le waqf

On a beaucoup écrit sur le waqf, un traité a même été compilé au IXe siècle par Al- Ḫaṣṣāf (874/1999). Adoptant une perspective normative, l’ouvrage commence par les traditions historiques attribuées au prophète Muḥammad et à ses compagnons, de tels précédents servant de référence à l’établissement de règles. Sa narration présente l’institution légale du waqf comme démarrant ex nihilo avec l’Islam, mais la comparaison avec des donations chrétiennes et mésopotamiennes (Mohasseb Saliba 2016, Charpin 2017) montre qu’il y eut des formes antérieures. Il n’en reste pas moins que la tradition juridique islamique développa un large éventail de règles et de pratiques pour le waqf. Si les waqfs islamiques continuent des pratiques antérieures similaires, une telle continuité dans la longue durée atteste la robustesse et l’utilité de telles manières d’agir.

Quelques publications ont édité des chartes historiques de waqf, avec des commentaires ou des traductions (Massignon 1952, Tate 1990, Eychenne, Meier et Vigouroux 2018). D’autres auteurs analysent les pratiques juridiques et les différences. André Raymond (1985, 1993, 1998) innova avec des considérations sur les fonctions sociales du waqf, observables à l’échelle urbaine. Deguilhem (1995) et Van Leeuwen (1999) poursuivent des fins semblables. Nous nous inscrivons dans une perspective proche, avec des méthodes sémiotiques.

5.3. Analyse sémantique du Waqf

La langue arabe oppose Waqf à ḥaram et à Mulk, produisant des effets de sens sur deux isotopies : ḥaram véhicule un sème religieux, Mulk véhicule un sème légal. Les deux termes impliquent un sens d’exclusivité et de protection de l’espace contre les empiètements.

ḥaram /vs/ Waqf. — Les deux épithètes (utilisées aussi comme substantifs) qualifient un espace protégé par une proscription ou interdit. Alors que ḥaram impose des interdictions d’origine divine portant sur des actions spécifiques, et posant des conditions d’accès à un espace sacralisé, Waqf impose au minimum l’interdiction légale de cession (vente) et de transmission (héritage), énonçant parfois d’autres conditions spécifiées dans une charte de fondation. Rien d’explicite n’interdit la cession d’un ḥaram mais l’interdit va de soi : un ḥaram est consacré, il appartient à Dieu, il n’est pas imaginable de le reprendre. Il en est de même pour les espaces waqf : ils ont été transférés à Dieu. Ce transfert protège et le ḥaram et le Waqf des empiètements et de la mise en circulation. D’une certaine manière, le statut waqf est une forme mineure du ḥaram, son protecteur étant la loi humaine au lieu de la loi divine. Les anciens sanctuaires ḥaram jouissaient d’une protection immémoriale, alors que les nouvelles fondations waqf avaient besoin de chartes légales pour le rappeler. Dans son ouvrage intitulé Le livre des idoles, Ibn al-Kalbi (v800-1924) rapporte que lorsque les tribus arabes prenaient de force des agglomérations, ils respectaient leurs lieux consacrés (ḥaram) et maintenaient en fonction les anciennes familles sacerdotales. Il en découle que l’appareil légal du waqf installe de nouveaux espaces semi- ḥaram, protégés par la volonté humaine enregistrée dans des chartes. Presque une imitation de la volonté divine.

Waqf /vs/ Mulk. — Étymologiquement, Mulk qualifie une forme pleine de propriété, plaçant son objet à l’entière disposition (bon vouloir) de son maître (Mālek). Celui-ci jouit d’un accès illimité à l’espace ainsi qualifié, il peut y faire tout ce qu’il désire. Deux possibilités caractérisent le Mulk : son maître peut le vendre (cession) ou le laisser à ses héritiers (succession). A contrario, un bien waqf ne peut plus être vendu (ni offert en don), ni être transmis en succession, sa propriété a été irréversiblement transférée à Dieu. Étymologiquement, waqf veut dire immobilisation, i.e. impossibilité de circulation dans l’espace social. Un terme quasi-synonyme est utilisé : ḥabs. Son étymologie désigne sa situation bloquée comme dans une prison.

Mais il y a plus. Dans un waqf, ce qui a été dévolu à Dieu et immobilisé, c’est la part essentielle de l’espace, son fundus en termes latins. Mais l’usage dudit espace, et ses produits, autrement dit son usufruit, a été séparé par un acte légal et attribué à des acteurs spécifiques. Le bénéficiaire ultime, ce sont les pauvres, ou parfois les sanctuaires de La Mecque et de Madinat. Cette attribution qualifie les produits comme aumônes. Mais avant d’atteindre leur ultime destination, les produits d’un bien waqf peuvent être alloués au sein d’une famille (Waqf ?urri), ou ils peuvent être utilisés pour payer des professeurs, des administrateurs, des étudiants… Des différences subtiles sont faites par l’usage de termes spécifiques (Al-Ḫaṣṣāf est disert sur de telles nuances).

Réseau sémantique du Waqf et modalités. — Placé entre ḥaram et Mulk, un Waqf peut entretenir des relations avec d’autres termes dans des textes juridiques. Nous ne détaillerons pas toutes les possibilités, les archives des tribunaux sont pleines de cas où des héritiers ont attaqué un acte de waqf sur sa forme, pour libérer les biens de l’immobilisation et obtenir une part de l’héritage (Al-Ḫaṣṣāf 874/1999). D’autres cas sont relatifs à des dettes, des usurpateurs ou des squatters.

ḥaram, Waqf, Mulk sont des épithètes qualifiant un espace par des modalités qui lui sont attachées, i.e. des contraintes sur l’action : possibilité ou impossibilité d’accès, de vente, de donation, d’héritage… Ce qui caractérise la manière de penser arabe (et peut-être d’autres cultures sémitiques, comme la Mésopotamie akkadienne) est que les modalités sont explicitement attachées aux objets, non aux sujets comme cela est souvent le cas dans les textes occidentaux. De manière caractéristique, les législateurs anglais conçurent au XIIe siècle la notion de personne morale (dite corporation) comme sujet juridique immatériel, habilité à acter en justice et à posséder des biens. Par des actes de langage, ils ont attribué des qualités modales à des entités immatérielles (rendues immortelles) telles qu’une Université, un Collège, ou la Couronne d’Angleterre (Kantorowicz 1957, Makdisi 1981). Dans le droit islamique, il n’y a pas d’entité juridique immatérielle, les modalités sont attachées à des objets matériels ou à des personnes vivantes. Par leurs effets modaux perpétuels, les biens waqf remplissaient en terre d’Islam une partie des fonctions dévolues aux corporations en Angleterre.

5.4. Analyse syntaxique du Waqf

Pour pouvoir devenir waqf, un bien doit avoir été de statut mulk. La condition est nécessaire pour la validité de la transformation légale, sinon l’acte de donation est nul. Si le bien était en gage, si le prix de son acquisition n’était pas payé en totalité, si le bien était engagé dans une transaction incomplète, il ne pouvait pas être transformé en bien waqf. En particulier, les terres allouées en tenure par l’État (iqtāʿ) n’étaient pas éligibles pour devenir waqf. Ceci était socialement important : au cours de la deuxième moitié du IXe siècle, le gouvernement de Bagdad connut la faillite après l’adoption d’un système d’armées professionnelles salariées à un moment où la collecte des impôts ralentissait (Kennedy 2001). Les vizirs Buwayhides adoptèrent l’antique système des terres en tenure allouées à des commandants militaires ou des administrateurs civils en échange de leurs services (Hammad 2014). Le procédé entraîna la fragmentation des terres de l’État en parcelles iqtāʿ qui étaient censées faire retour à l’État en fin de service. Les détournements furent nombreux. Certains titulaires d’iqtāʿ tentèrent de transformer en waqf la terre qu’ils détenaient en tenure, afin de conserver un contrôle sur ladite terre. Une telle transformation était illégale. Elle attire l’attention sur l’opposition Waqf /vs/ Iqtāʿ.

Waqf /vs/ Iqtāʿ et l’immobilisme associé. — Les biens Waqf et Iqtāʿ étaient immobilisés, soustraits au circuit commercial des terres au sein de la société. Le waqf appartenait à Dieu, l’iqtāʿ appartenait à l’État. Les deux catégories étaient protégées par la loi. L’immobilisation affectait la part principale de la propriété (fundus), alors que l’usufruit était dévolu à l’entretien de groupes sociaux. Les Iqtāʿ rémunéraient surtout la classe militaire (ahl as-sayf), alors que les Waqf payaient la class des juristes (ahl al-qalam). La guerre ou la violence favorisait l’extension des terres en iqtāʿ aux dépens de terres mulk saisies. La multiplication des madrasas favorisait des terres en waqf, aux dépens de terre mulk acquises par achat. La conjonction des deux expansions diminuait la quantité de terres en libre circulation. Il en résultait une tendance vers un immobilisme sur le marché des terres.

Syntaxe transitive de la forme Waqf : effet de stabilisation. — En parallèle à une tendance générale vers l’immobilisation des biens au sein de la société, chaque charte de fondation waqf tendait, en imposant la conformité des actions futures aux conditions spécifiées dans la charte, à perpétuer une situation envisagée par le donateur, sans considération pour un changement du contexte. Les bâtiments et les terres contraints par des conditions modales tendaient à perdurer en leur existence, i.e. à perpétuer une situation donnée. Inscrite dans le texte (charte) et dans la matière (bâtiments, terres), la volonté du fondateur déterminait un avenir identique au présent. Il pouvait être avantageux pour la personne du donateur, mais il pouvait ne pas être avantageux, dans la durée, à l’ensemble de la société. Par la détermination de conditions initiales et de contraintes sur les actions futures, le donateur déterminait la dynamique urbaine et sociale, tendant à ralentir les changements possibles. D’une certaine manière liée à son fonctionnement, l’institution du waqf avait un effet stabilisateur sur les dynamiques urbaines.

6. Iqtāʿ et Waqf en symétrie dynamique

6.1. Les biens en Iqtāʿ et les commandants Mamluks

Notre attention a été dirigée vers les terres en iqtāʿ par le fait que les donateurs de waqfs étaient des commandants militaires financés par des terres qui leur étaient attribuées en iqtāʿ durant leur service. La transformation de terres iqtāʿ en terres waqf aurait pu conserver aux bénéficiaires un certain contrôle sur les terres, et peut-être une transmission du contrôle à leur progéniture. Entre la brève invasion mongole (1260) et la conquête ottomane (1516), la Syrie et l’Égypte formèrent le cœur dynamique des terres arabo-islamiques, où le contrôle était entre les mains des Mamluks, soldats esclaves acquis très jeunes en Asie Centrale ou sur les rives de la Mer Noire. Élevés dans la foi musulmane et formés aux techniques militaires, ils étaient affranchis et on leur attribuait des terres en iqtāʿ en fonction de leur rang militaire, certains atteignant des postes de commandement et de gouvernement. Durant deux siècles et demi, leur nombre était maintenu par un flot de nouveaux venus intégrés dans les rangs de la classe protectrice militaire, acceptée par la société protégée en raison de son adoption de la foi musulmane et des liens d’obédience personnels (ṭaqqūš 1997). Ces militaires déracinés ne connaissaient pas leur famille antérieure : leurs liens et leurs obligations étaient orientés vers le présent et le futur. Ce qui explique leur désir de monuments commémoratifs personnels. Les madrasas, inscrites sur l’isotopie religieuse, étaient des objets de mémoire acceptables pour la société d’accueil. La formation des juges et des administrateurs, qui devaient leur formation à des bienfaiteurs mamluks, pouvait servir la mainmise de ces derniers sur la société durant leur vie.

6.2. La symétrie Mamluk / ʿUlamā

Les madrasas fonctionnaient comme des établissements de recrutement civil, parallèles au système militaire mamluk, mais elles s’en différenciaient par un fondement contractuel. Les bourses, les licences, et les salaires payés à partir des waqfs étaient assurés en lieu et place de l’asservissement, de l’ascension violente et des revenus payés par les iqtāʿ. Dans les deux cas, l’éducation était fournie, militaire ou juridique en fonction du parcours de vie. Une compétition sévère assurait, dans les deux groupes, le succès des plus brillants ou des plus efficaces. Bref, Mamluks et ʿUlamāʾ étaient en symétrie sociale. Chaque groupe prenait appui sur des terres immobilisées pour en extraire des revenus et perdurer. Les terres en tenure étaient en iqtāʿ pour le groupe gouvernant (ahl as-sayf = gens d’épée), elles étaient en waqf pour le groupe savant (ahl al-qalam = gens de plume). Les militaires essayaient de contrôler les juristes en fondant des waqfs successifs, les juristes essayaient de contrôler les militaires par la force de la loi et par le savoir. Les commandants militaires n’avaient pas le droit de rendre la justice dans la culture islamique : ce droit avait été délégué au IXe siècle par le Calife aux jurisconsultes, par désignation nominale. En conséquence, les militaires avaient besoin des juristes pour gouverner, les juristes avaient besoin des militaires pour obtenir l’exécution de leurs décisions légales. Pris dans une relation complexe mêlant rivalité et coopération, les deux groupes recrutés hors des liens familiaux ou tribaux préféraient les relations contractuelles entre anciens et nouveaux sur deux parcours sociaux parallèles.

6.3. Les Ottomans mirent fin à la symétrie Mamluks / ʿUlamāʾ

La symétrie Mamluks /ʿUlamāʾ connut sa fin avec la conquête Ottomane de la Syrie et de l’Égypte : le système du gouvernement militaire fut dissous. Établis en Asie Mineure par conquête progressive, les Ottomans étaient fiers de leur ascendance d’hommes libres ayant commandé une partie de l’armée Seljukide. Ils méprisaient les mamluks pour leur passé d’esclaves, même si l’efficacité militaire assurait leur pouvoir. Avec la Devchirme, les Ottomans avaient déjà lancé leur propre système de recrutement de jeunes gens qui devaient tout à leurs protecteurs : ils étaient prélevés comme taxe humaine dans les terres infidèles conquises. Les recrues étaient éduquées et sélectionnées, devenant soit des militaires soit des civils qui devaient leur carrière au Sultan. La division entre ahl as-sayf et ahl al-qalam perdura, mais la matière humaine desdits groupes devenait différente. La compétition entre gouvernants fondant des waqfs prit une autre allure. L’ancien jeu était révolu, les madrasas étaient intégrées dans un système hiérarchisé au sein de l’État. Waqf et Iqtāʿ continuaient à coexister, mais ils jouaient d’autres rôles.

7. Les madrasas, acteurs manifestant des structures
dans la longue durée

La présence prégnante des madrasas dans les villes d’Égypte et de Syrie est rendue plus notable par la disparition des résidences aristocratiques correspondant au groupe social symétrique. Une étude des mécanismes d’effacement serait trop longue, nous en ferons l’économie. La symétrie structurelle entre ʿUlamāʾ et militaires, entre waqf et iqtāʿ, n’est pas directement visible dans l’architecture mais dans les textes conservés. Elle était omniprésente durant trois siècles, dans un contexte particulier. Les choses étaient différentes auparavant, le changement introduit par les Ottomans installa un autre équilibre entre les acteurs. Sans nous étendre sur cette période ultérieure, nous pouvons dire que les catégories de constructions aristocratiques financées par les revenus de terres de l’État d’un côté, et les édifices religieux financés par les revenus de terres consacrées de l’autre, sont reconnaissables dans les villes du Moyen-Orient à toutes les époques, en différents états d’expansion ou d’abandon. Des périodes d’épanouissement sont observables à certains moments, comme si l’histoire produisait des hauts, des bas et des états d’équilibre dynamique. Si on considère la Mésopotamie à l’Âge du Bronze et à l’Âge du Fer, on peut identifier des phénomènes parallèles : des groupes militaires (identifiés comme Palais Royal dans les récits) et des groupes religieux (identifiés comme Temples dédiés à diverses divinités) se disputaient le contrôle politique de la société en collaboration ou en compétition. Toute cette activité était financée par des revenus prélevés sur une classe productive qui ne jouissait pas de la même visibilité. La fonction politique n’était pas très visible non plus. Deux groupes (militaire / religieux) réussissaient à être plus visibles que les autres. Il est intéressant de noter que la visibilité aux âges du bronze et du fer est assurée par l’architecture plus que par les textes (mêmes si les tablettes comptables gardent trace des revenus), et que les bâtiments aristocratiques n’ont pas subi un processus d’effacement comparable à ce qui est advenu durant la période islamique. Certains pourraient objecter que nous comparons des termes incomparables, mais la comparabilité dépend du degré d’abstraction choisi pour l’opération. Nous recherchons des oppositions sémantiques profondes rendues dynamiques par des opérations syntaxiques à l’échelle urbaine et péri-urbaine.

La visibilité des madrasas nous a mené vers des considérations d’un ordre plus général, dont les termes sont signalés par des relations de présupposition et un air de famille. En termes sémiotiques, ceci correspond à des valeurs profondes et des transformations manifestées de diverses manières à des périodes différentes. Un état sémiotique des choses étant défini par la jonction d’un actant Sujet d’un actant Objet, nous avons été amené à associer des groupes sociaux institutionnalisés avec des groupes de terres soustraites à la circulation commerciale des biens. Le paradigme des terres qui ne circulent pas fonctionne comme un trou noir attracteur, il ne peut que s’étendre, jusqu’à ce qu’une explosion catastrophique (comme une révolte ou une guerre) libère les terres et les remette en circulation. Ce phénomène est le premier facteur de périodicité dans ce qui est observable.

Les terres immobilisées peu visibles, dont l’usufruit entretenait des groupes sociaux, semblent être une donnée structurelle nécessaire dans des sociétés désireuses d’avancer en circonvenant les difficultés posées par l’absence ou par la rareté des espèces monétaires : l’allocation de terres productives permettait d’éviter les nécessités de lever des taxes pour les redistribuer ultérieurement. Ces mécanismes démarrèrent avant les formes de l’iqtāʿ et du waqf islamiques, ils prirent des formes féodales dans les contrées de l’Europe des Francs et du Japon des Tokugawa. L’intensité de ces mécanismes, exprimée dans la quantité des terres soustraites à la circulation commerciale, variait périodiquement. Leur robustesse, observable dans leur présence dans la longue durée, atteste leur efficacité comme elle atteste l’existence d’une forme de mémoire collective. L’analyse sémiotique de l’histoire urbaine, grâce à sa sémantique et sa syntaxe interprétatives, produit des résultats plus satisfaisants que la concaténation de faits successifs.


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1 Voir illustrations en annexe.

2 Muqarnas et Qarnasat sont des termes arabes désignant un procédé décoratif particulier mettant en œuvre la décomposition géométrique de grands volumes en petites alvéoles prismatiques accolées.

3 Construite par Saladin, choisie comme résidence et siège du gouvernement.

4 Porte des conquêtes.

5 Rue des Armes

6 Entre les deux Palais, palais Fatimides détruits et remplacés par un ensemble de madrasas./p>

7 Quartier des Justes.

8 Porte du Mausolée.

9 Pont du Pélerinage — route de la Mecque.

10 Pour tous les termes techniques sémiotiques, ou métalangage, voir Greimas et Courtés 1979. Pour les concepts de sémiotique de l’espace, voir Hammad 2006 et 2015.

11 Ulamā : ceux qui détiennent du savoir.

12 Bulliet utilise le terme Patriciens pour parler des ʿUlamaʾ, préférant les caractériser par leur statut social.

13 La propriété mulk est la pleine propriété, pour un usage exclusif, avec la capacité de vendre et/ou de léguer.

 

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Résumé : Cet article démarre comme une tentative de sémiotique urbaine centrée sur les édifices de Madrasas, institutions d’enseignement dévolues à la formation de juristes appelés ʿUlamāʾ dans les villes des pays d’Islam. Il explore la dépendance des madrasas envers les propriétés Waqf qui assuraient leur entretien et leur longévité. Ladite dépendance fut initiée au XIe siècle, lorsqu’un vizir combina les institutions d’enseignement Madrasa avec la forme légale du Waqf, installant l’interférence de gouvernants dans la formation de juristes. Cette interaction devint plus complexe lorsque les militaires Mamluks arrivèrent au pouvoir et entrèrent en compétition mutuelle pour la fondation de madrasas. La scène urbaine devint une arène dynamique où des groupes de juristes étaient mis en relation avec des groupes de commandants militaires, les deux catégories s’appuyant sur des propriétés institutionnelles immobilières (Waqf pour les ʿUlamāʾ, Iqṭāʿ pour les Mamluks) distribuées dans la ville et son terroir. Leur interaction avait un caractère idéologique-politique, déterminant les effets de sens déployés dans l’espace urbain durant deux siècles et demi. La symétrie structurelle arriva à son terme avec la conquête ottomane, qui mit en place des règles pour un jeu social combinant dans l’espace les isotopies de la religion, de l’économie et du contrôle militaire. (Il est recommandé au lecteur de disposer d’une certaine familiarité avec la culture islamique, mais tous les termes spécifiques sont explicités dans le texte).


Resumo : O objeto deste ensaio é a interação entre as instituções de ensino e as de governo no contexto urbano da Siria e do Egito, do 13o ao 15o século. A análise conduz da arquitetura ao estatuto jurídico das terras, que cumpre um papel chave nesta cultura onde as modalidades de ação econômica são ligadas às terras, não às pessoas. Uma sociedade urbana é o condensado espacial de uma sociedade mais extensa que, considerada como um microuniverso semântico, pressupõe actantes coletivos que se assemelham aos actantes manifestados por outras expressões das entitdades sociais. Émile Benveniste e Georges Dumézil, ao estudar as manifestações verbais das sociedades indo-européias, reconheceram quatro isotopias relacionadas aos seguintes domínios de ação (ou funções) : Religião, Política, Guerra, Produção. O historiador Michael Mann identifica as mesmas isotopias num amplo corpus historico : toda sociedade pode ser caracterizada por uma combinação destas isotopias em posições hierárquicas diferenciadas. Veremos no presente estudo grupos sociais que escolheram um domínio de ação específico, que os opõe a outros grupos colocados em outros domínios. Tais rivalidades emprestam diversas formas de expressão. Arquitetura é uma delas.


Abstract : This article starts as an endeavor in urban semiotics centered upon Madrasa buildings, learning institutions devoted in Islamic cities to the formation of jurists called ʿUlamāʾ. It explores the dependence of madrasas upon Waqf properties that ensured their maintenance and longevity. The said dependance started in the eleventh century, when a vizir combined the teaching institution of Madrasa with the legal form of Waqf, starting a possible interference of governors in the formation of scholars. Such interaction became more complex when the military Mamluks came to power and competed through the creation of madrasas. The urban scene became a dynamic arena where groups of scholars were set in relation with groups of military commanders, both categories relying on immovable institutional properties (Waqf for ʿUlamāʾ, Iqṭāʿ for Mamluks) spread in the city and its hinterland. Their interaction had ideological-political overtones, determining the meaning effects deployed in urban space for two and a half centuries. The structural symmetry came to its end with the Ottomans’ conquest, who set other rules for a social game combining in space the isotopies of religion, economics and military control. — Familiarity with Islamic culture is advisable to the reader, but all specific terms have been explicited.


Mots clefs : Institutions politico-militaires, Institutions urbaines, Iqṭāʿ, Madrasa, Mamluk, ʿUlamāʾ, Waqf.


Auteurs cités : Émile Benveniste, Georges Dumézil, Algirdas J. Greimas, Michael Mann.


Plan :

Introduction : pour une sémiotique des institutions urbaines

1. Pourquoi y a-t-il autant de madrasas dans certaines zones urbaines ?

2. Hypothèses historiques formulées à propos des madrasas

3. Formuler de nouvelles hypothèses

4. Reformuler la question initiale

5. La forme légale du waqf et son analyse sémantique

1. La forme Waqf est indépendante de la madrasa

2. Études sur le waqf

3. Analyse sémantique du Waqf

4. Analyse syntaxique du Waqf

6. Iqtāʿ et waqf en symétrie dynamique

1. Les biens en Iqtāʿ et les commandants Mamluks

2. La symétrie Mamluk / ʿUlamāʾ

3. Les Ottomans mirent fin à la symétrie Mamluks / ʿUlamāʾ

7. Les madrasas, acteurs manifestant des structures dans la longue durée

 

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