In vivo

Recherche marketing
et cryptosémiotique

Jean-Paul Petitimbert
ESCP, Paris — CPS, São Paulo

 

Publié en ligne le 23 décembre 2023
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2023n6.64721
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Alléché par ce titre : « Four ways foods claim to be healthy », j’ai récemment découvert un article scientifique publié en avril 20191 sur le site de recherche de l’INSEAD2. Son contenu — par ailleurs excellent et dont je recommande vivement la lecture — m’a cependant laissé un peu songeur.

Il y est question de santé et des divers types d’allégations affichées sur les emballages de produits alimentaires de grande consommation à propos de leur composition. Depuis trente ans que je travaille, entre autres domaines, sur des problématiques de marketing alimentaire de toutes sortes — en épicerie sèche, en frais, en surgelé, dans le baby food, le pet food (chiens, chats, NAC3 et même poissons rouges !), le fast food, le slow food et tutti quanti —, je sais évidemment que la question de la « valeur santé » de ce qu’on met dans les biberons, les assiettes, les gamelles ou les aquariums est une des préoccupations centrales de la plupart des consommateurs et par conséquent des industriels et des marques. Je ne pouvais donc que me délecter de cette « saine » lecture…

Et je m’en suis d’autant plus délecté que j’y ai décelé, sous-jacente aux résultats de l’étude et plus ou moins visible sous la statistique qui les pondérait, une exploitation juste mais non explicitement affirmée de la syntaxe narrative standard développée de longue date par la sémiotique structurale (et maintes fois appliquée dans des analyses de corpus de toute nature, pas seulement alimentaires). D’un certain côté, je me réjouissais de voir à l’œuvre un des outils qui font le quotidien de tout sémioticien du marketing. Mais d’un autre, je me désolais en constatant que l’article passait sous silence la source du cadre conceptuel adopté par l’approche méthodologique utilisée. Comment interpréter ce non-dit ? Était-ce en toute ingénuité, à l’instar de monsieur Jourdain et de son usage de la prose, que les auteurs avaient fait par hasard de la sémiotique sans le savoir ? Ou avaient-ils au contraire délibérément occulté cette source, hélas souvent mal considérée dans certains milieux (pas uniquement académiques), obnubilés par le quantitatif « dur » et peu enclins à faire explicitement appel aux sciences humaines et sociales, dites « molles » ? Difficile de trancher.

1 Par le professeur Pierre Chandon, en collaboration avec Quentin André et Kelly Haws : https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0743915618824332 et https://knowledge.insead.edu/marketing/four-ways-foods-claim-be-healthy.


2 L’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD) est une prestigieuse école privée française de management dont le programme de MBA est classé numéro un en Europe et parmi les premiers du monde par le Financial Times.


3 Acronyme de « nouveaux animaux de compagnie » (écureuils, serpents, lézards, furets, tortues, etc.).

Toujours est-il que le schéma ci-dessous, tiré d’un « post » de présentation et de promotion de l’article par un des auteurs, est une parfaite illustration de ce qu’on pourrait grossièrement qualifier d’exercice de « cryptosémiotique » :

De quels acquis de la théorie sémiotique standard cette grille d’analyse est-elle une forme de décalque ? C’est à l’évidence de la catégorie de la jonction qu’il est ici question. L’exploitation de cette catégorie, dont les deux termes primitifs sont la conjonction et la disjonction, permet de rendre compte d’opérations narratives élémentaires aboutissant à des états qui relient entre elles au moins deux unités d’un récit quelconque (deux « actants » pour être précis). Concrètement, i) une unité peut être conjointe à une autre (par exemple par addition ou par fusion des deux) ; ii) elle peut en être disjointe (par soustraction ou par élimination de l’autre) ; iii) elle peut encore en être non-conjointe (par exclusion de l’autre ou par sa mise à l’écart) ; iv) et enfin elle peut en être non-disjointe (par conservation ou par maintien de l’une dans l’autre).

Le carré sémiotique correspondant à ces opérations est le suivant (en gardant le code couleur de l’article) :

Un coup d’œil, même rapide, permet de constater facilement que les deux schématisations ont un air de famille évident. Bien que l’un et l’autre schémas se retrouvent visuellement tête-bêche (ce qui n’est qu’un artifice de présentation), il s’agit de la même logique, de la même syntaxe, appliquée à des « objets », positifs ou négatifs, présents ou absents de la composition des produits en question.

Quant aux deux axes orthogonaux qui enjolivent l’ensemble en lui donnant une allure de mapping plutôt que de carré sémiotique, ils ne sont que la visualisation des relations de contrariété entre les deux déixis du carré d’une part, et de contradiction entre ses termes complexe et neutre d’autre part.

Loin de moi l’idée de dénoncer une utilisation dévoyée de la sémiotique. Bien au contraire ! Partisan et ardent défenseur de cette discipline, je milite auprès de mes clients et auprès des étudiants des établissements où je l’enseigne pour que la réflexion marketing s’en nourrisse, en use et même en abuse, tant je suis convaincu de la puissance de l’outillage méthodologique qu’elle a su développer (au-delà, d’ailleurs, du seul carré sémiotique qui n’est que la lointaine pointe émergée de l’iceberg). Greimas, considérait lui-même que la sémiotique, en plus de la « vocation scientifique » qu’il lui assignait, devait aussi remplir une fonction ancillaire — « la plus noble », disait-il — et largement contribuer à nourrir les réflexions menées dans d’autres champs disciplinaires. Mon seul regret en l’occurrence, c’est que, bien que remplissant cette « noble » tâche, elle ne soit pas elle aussi mise sous les feux de la rampe mais reste confinée dans l’ombre des coulisses.

 

En 1990, Christian Pinson, lui aussi enseignant-chercheur à l’INSEAD, signait la préface du premier ouvrage de sémiotique appliquée au marketing et à la communication4. Son auteur, le regretté Jean-Marie Floch — à l’époque directeur d’IPSOS Sémiotique —, était l’un des proches collaborateurs de Greimas et consacrait une grande partie de ses recherches « à fournir les outils conceptuels et méthodologiques utiles à une meilleure intelligibilité des comportements de marché et à la création d’une différence, bref d’un avantage concurrentiel »5. Par ailleurs, Pinson prédisait à la collaboration des deux domaines de recherche un avenir fructueux et réciproquement bénéfique : « Parce qu’il me semble que le marketing a besoin de la sémiotique. Parce qu’il me semble que, confrontée aux réalités concrètes du marketing et de la communication (…), la sémiotique ne peut que s’enrichir de nouveaux chantiers conceptuels »6. Malheureusement, sa prédiction ne s’est qu’en partie réalisée.

4 Préface du livre de Jean-Marie Floch, Sémiotique, marketing et communication : Sous les signes les stratégies, Paris, P.U.F., 1990.


5 Chr. Pinson, op. cit., Préface, p. VII.


6 Ibid., p. VIII.

Soyons honnête, la faute n’est pas entièrement imputable aux seuls marketeurs, sous prétexte qu’ils n’auraient pas su tirer pleinement parti des potentialités offertes par la sémiotique. Il faut bien admettre aussi la part de responsabilité des sémioticiens eux-mêmes ! Si la sémiotique souffre dans certains milieux d’une réputation sulfureuse, c’est que les relents nauséabonds qui l’entourent sont les effets directs de l’inintelligibilité volontairement et paradoxalement cultivée par le petit cénacle académique de ses représentants officiels. On les dirait enivrés, voire aveuglés par les airs de scientificité que donne à leurs écrits le charabia ésotérique qu’ils utilisent en le faisant passer pour un indispensable « métalangage » (qu’ils n’ont au surplus de cesse d’enrichir, et d’obscurcir par la même occasion). Rares sont ceux qui aujourd’hui, comme Floch naguère, prennent la peine de rendre les résultats de leurs travaux accessibles au plus grand nombre7. Et comme l’écrivait, il y a quelques années, l’un d’entre eux dans un accès de lucidité : « Trop de sèmioticiens, au contraire de Floch, ont cru que puisque ce qui est profond est souvent incomprèhensible, il suffit d’ècrire quelque chose d’incomprèhensible pour que ce soit profond »8.

7 Cf. J.-P. Petitimbert, « La sémiotique à l’épreuve de l’écrit : régimes rédactionnels et intelligibilité », Actes Sèmiotiques, 123, 2020, censurè. Rèèd. in Galáxia, 44, 2020, pp. 37-49.


8 Massimo Leone, recension de J.-M. Floch et J. Colin, « L’ècriture de la Trinitè d’Andrei Roublev », Lexia, 3, 2009, p. 420.

Mon petit néologisme, la « cryptosémiotique », peut alors prendre deux sens, selon le point de vue qu’on adopte. Soit il désigne, comme c’est le cas dans cet article de recherche marketing, le fait d’utiliser des concepts sémiotiques sans le dire ; soit il désigne, comme c’est le cas dans la culture de l’entre-soi des sémioticiens « de haut vol » (comme les appelait Floch), le fait d’opacifier sous une épaisse couche de sabir des spéculations abstraites dont on peut se demander si elles répondent encore aux exigences et aux souhaits du fondateur de notre discipline.

L’idéal ne serait-il pas que ce néologisme ne renvoie ni à l’un ni à l’autre cas, et qu’il n’ait, au fond, aucune raison d’être ? On peut toujours rêver. C’est pourtant le souhait que je formule, dans le double espoir que la sémiotique ait à nouveau pleinement droit de cité en marketing, et que les sémioticiens, au moins certains d’entre eux, redescendent des hauteurs stratosphériques auxquelles ils planent pour enfin, selon le vœu et les termes mêmes de Greimas, se mettre à « mordre sur la réalité ».

 


1 Par le professeur Pierre Chandon, en collaboration avec Quentin André et Kelly Haws : https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0743915618824332 et https://knowledge.insead.edu/marketing/four-ways-foods-claim-be-healthy.

2 L’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD) est une prestigieuse école privée française de management dont le programme de MBA est classé numéro un en Europe et parmi les premiers du monde par le Financial Times.

3 Acronyme de « nouveaux animaux de compagnie » (écureuils, serpents, lézards, furets, tortues, etc.).

4 Préface du livre de Jean-Marie Floch, Sémiotique, marketing et communication : Sous les signes les stratégies, Paris, P.U.F., 1990.

5 Chr. Pinson, op. cit., Préface, p. VII.

6 Ibid., p. VIII.

7 Cf. J.-P. Petitimbert, « La sémiotique à l’épreuve de l’écrit : régimes rédactionnels et intelligibilité », Actes Sèmiotiques, 123, 2020, censurè. Rèèd. in Galáxia, 44, 2020, pp. 37-49.

8 Massimo Leone, recension de J.-M. Floch et J. Colin, « L’ècriture de la Trinitè d’Andrei Roublev », Lexia, 3, 2009, p. 420.

 

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Mots clefs : conjonction / disjonction, cryptosémiotique, marketing, visualisation des relations.

 

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Recebido em 10/10/2023. / Aceito em 10/11/2023.