In vivo — Miroirs du stade

Sémiotique des pratiques sportives :
styles de jeu — l’exemple du rugby

Marin Dargent
ESCP, Paris

 

Publié en ligne le 30 juin 2023
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2023n5.62460
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Introduction

Dans son ouvrage de 1968, La signification du sport, le sociologue Michel Bouet ne définit pas moins de huit fonctions susceptibles de s’attacher à la pratique sportive : une fonction de dépassement, une fonction agonale, une fonction hédonique, une fonction hygiénique, une fonction sociale, une fonction de loisir, une fonction esthétique et une fonction de spectacle1. Du point de vue sémiotique, sous cette diversité apparente se cachent des régimes de sens et d’interaction en nombre bien plus limité mais dont la complexité interne et les combinaisons permettent de rendre compte d’une infinité de pratiques particulières. Nous allons tenter de les caractériser.

1 M. Bouet, La signification du sport, Paris, L’Harmattan, 1968.

Les sports (tout comme le jeu, dont ils constituent des variantes) sont le théâtre d’interactions multiples. Le recours au modèle interactionnel mis en place par les sociosémioticiens va nous permettre de développer tour à tour principalement trois points. Il s’agira d’abord de proposer brièvement une typologie générale des sports (pour l’essentiel homologable à la célèbre catégorisation établie par Roger Caillois). Dans ce cadre, nous focaliserons ensuite l’attention sur un sport parmi d’autres, en l’occurrence le rugby, afin de comparer entre eux les styles de jeu qui y ont cours. Enfin, nous nous concentrerons sur trois sous-variantes stylistiques (italienne, brésilienne et française) relevant d’un seul et même régime interactionnel, celui de l’ajustement.

Malgré le caractère général de la visée qui sous-tend cette analyse, nous ne saurions faire abstraction du contexte historique et aussi local (plus précisément, français) où nous nous situons pour l’entreprendre. Or, aujourd’hui, le sport tend à devenir de plus en plus « professionnel » et, de ce fait, de plus en plus soumis à des formes de programmation. Alors que le jeu est « une activité improductive », le sport, constate le philosophe Robert Redeker, « semble plus que jamais pris dans une logique de rendement, d’efficacité et de performance »2. C’est tout spécialement le cas pour le rugby, suite à sa professionnalisation qui, en 1995, mit fin à l’obligation d’amateurisme imposée aux joueurs. Les enjeux extra-sportifs ont alors commencé à prendre le pas sur l’esprit de jeu. « Notre rugby [à la française] était jugé trop libre, trop romantique, et impropre à offrir ce que réclame le sport moderne : le résultat et la réduction des incertitudes »3. Cette confrontation entre deux conceptions opposées sera tout au long en arrière-plan de notre réflexion.

2 R. Redeker, Sport, je t’aime moi non plus, Paris, Laffont, 2022.


3 P. Villepreux, « Le French flair. Un jeu libéré où l’imprévu est la norme », Panard, 2022, 1, 1.

1. Quatre régimes de jeu

Roger Caillois, en s’appuyant sur les travaux de Johan Huizinga, établit la célèbre typologie des jeux fondée sur la reconnaissance des quatre grands ressorts ludiques : la compétition (agôn), la chance (aléa), le simulacre (mimicry) et le vertige (ilinx)4. En termes sémiotiques, ces quatre principes relèvent chacun d’un régime d’interaction particulier5. En définissant une « culture sportive » par les types de rapports interactionnels qu’elle privilégie, nous pouvons compléter le modèle en faisant apparaître, pour chaque type de pratique sportive, le régime sémiotique dont elle relève :

i) Le sport selon la programmation

Une importante série de pratiques sportives relève sinon exclusivement du moins pour l’essentiel du régime de la programmation. Il s’agit des sports athlétiques tels que les épreuves du pentathlon (course à pied, haltérophilie, lutte, etc.). Ces sports ont pour principe l’affrontement entre protagonistes sur un critère physique précis : gagne celui qui court le plus vite, le plus longtemps, saute le plus loin, etc. Les critères de ce type permettent de reconnaître de manière incontestable le vainqueur d’une compétition. Pour garantir la probité de la performance, il faut évidemment que la régularité des conditions de jeu soit absolument respectée.

L’athlète engagé dans ce cadre doit lui-même se soumettre à des régularités très strictes. Son entraînement, son matériel, son régime alimentaire, tout doit être programmé dans le but de « performer ». Ce type de sports repose moins sur le talent que sur l’entraînement, garant de performances prévisibles. Et même si les sports de ce type comportent, comme tous les autres, une « glorieuse part d’incertitude », c’est là le type de pratique qui s’en éloigne le plus. Etant donné qu’on ne peut guère programmer efficacement que soi-même (a contrario, programmer toute une équipe est presque utopique), les sports qui reposent sur la programmation relèvent d’une « philosophie » à la fois individualiste et essentiellement « utilitariste » : l’objectif unique, ou presque, est de gagner.

La course à pied offre à cet égard l’exemple le plus populaire. Les runners des quais de la Seine incarnent, si on peut dire, « l’espèce » sportive la plus proche de l’automate. Seul ou en peloton, ils suivent un itinéraire prédéterminé, rectiligne autant que possible, animés d’un mouvement corporel régulier, une jambe en avant puis l’autre, pour une durée ou une distance prédéfinie. La distance mythique des 42,195 km du marathon fixe une régularité symbolique immuable. Le jour de l’épreuve, chacun est placé dans un sas correspondant à son objectif de temps sur la distance. Chaque sas est mené par un leader d’allure, un « lièvre », qui imprime le rythme à suivre. Au terme de l’épreuve, la réussite (qui ne fait pratiquement aucun doute si on a suivi régulièrement le programme d’entraînement et de nutrition) confère au coureur une nouvelle identité thématique : il devient un finisher.

ii) Le sport selon la manipulation

Les sports collectifs inventés en Angleterre dès le XIXe siècle, principalement le football et le rugby, apparaissent en termes sémiotiques comme essentiellement régis par le régime interactionnel de la manipulation. Cela en premier lieu en raison de la place qu’ils réservent à l’idée de stratégie. Les actions des joueurs s’inscrivent dans des « projets de jeu », des « schémas tactiques » et autres plans auxquels il faut rallier la participation volontaire de chaque équipier. A la différence d’un sportif individuel, une équipe de rugby de quinze joueurs constitue en effet un actant collectif très difficilement programmable. Par suite, un entraîneur de rugby doit s’appuyer sur un autre principe interactionnel. Sa compétence se mesure à sa capacité d’une part de définir des mouvements, des « coups » stratégiques, d’autre part de motiver ses joueurs pour qu’ils les mettent en œuvre (on dit d’ailleurs souvent que la victoire revient à l’équipe qui « en veut le plus »). Le rôle de l’entraîneur est donc primordial : c’est lui le grand manipulateur, aussi bien face à la partie adverse qu’à l’intérieur de son équipe et c’est à lui qu’incombe la responsabilité de la victoire ou de la défaite. Dans une équipe professionnelle, les entraîneurs sont les premiers à être licenciés en cas de mauvais résultat.

4 J. Huizinga, Homo ludens, Paris, Gallimard, 1938. R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958.


5 Sur la sémiotique des interactions, cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

En second lieu, si le rugby renvoie sémiotiquement au régime de la manipulation, c’est aussi parce que, plus peut-être que beaucoup d’autres sports, il pose un cadre de pratiques aptes à transmettre des valeurs — les fameuses « valeurs du rugby » : solidarité, esprit d’équipe, respect, courage. Le rugby : un terrain d’apprentissage de la contractualité, engagement à la fois face à autrui et vis-à-vis de soi-même. De fait, ce sport d’origine britannique, né dans les écoles, traduisait au départ une visée éducative. Aujourd’hui encore, il reflète, au moins en Grande-Bretagne, une certaine vision de l’éducation6.

6 La Rugby School, lieu d’invention du rugby, sise depuis sa fondation (1567) dans la ville du même nom, reste un des plus prestigieux établissements d’enseignement libre d’Angleterre.

iii) Le sport selon l’accident

Aucun sport ne va sans un minimum de risque. L’aléa, chance ou malchance, incertitude, irruption de l’imprévu ou risque d’accident constitue effectivement, à des degrés et sous des formes très divers, une des dimensions constitutives du sport. La popularité des paris sportifs atteste de ce caractère aléatoire. Dans beaucoup de spécialités, avant un événement sportif, on attribue aux participants une cote selon leur probabilité de victoire. Celle d’un coureur à pied ne peut évidemment pas être du même ordre que celle d’un surfeur.

Si, sémiotiquement parlant, tout sport relève donc, pour une part, du régime interactionnel de l’accident (qui a pour principe même l’aléa), certains sports en font leur ressort principal. Le meilleur exemple est celui des sports dits extrêmes, tels que le saut à l’élastique ou le deltaplane et dans une grande mesure l’alpinisme. Comme l’écrit Roger Caillois à propos des jeux fondés sur l’aléa, tout y est suspendu à « une décision qui ne dépend pas du joueur ». C’est régime du risque pur, « à l’exact opposé de l’agôn ».

Ces sports dérivent souvent d’activités sportives plus classiques, fondées sur le régime de l’ajustement, mais dans lesquels on aura délibérément multiplié les facteurs de risque. C’est ainsi qu’à partir du ski sur piste balisée, on passe au freeride pratiqué sur des pentes dangereuses. La mise en compétition entre les participants à ces pratiques n’a plus alors pour unique enjeu la victoire. Elle se situe déjà au niveau de la participation même.

iv) Le sport selon l’ajustement

A l’opposé du modèle programmatique, les sports de glisse, tel le ski, fournissent les meilleurs exemples de pratiques sportives relevant du régime interactionnel de l’ajustement. Renvoyant, si on se réfère à la typologie de Roger Caillois, au principe ludique du vertige, ils se fondent sur la compétence esthésique des pratiquants. Deux participants à une compétition de ski s’élançant tour à tour sur une même piste ne disposent jamais exactement des mêmes conditions de neige, si bien que la victoire dépend de la sensibilité de chacun aux caractéristiques changeantes du terrain.

 

Autre sport de glisse, le surf a fait son apparition aux Jeux Olympiques de Rio de Janeiro en 2016, acquérant ainsi le statut d’un sport de compétition. Plus encore que la neige, aucune vague n’est identique à la précédente. Pour s’y ajuster et faire sentir au jury qui décide du vainqueur la manière dont il en épouse l’élan, un surfeur doit faire preuve d’une extrêne sensibilité aux variations du « terrain », en l’occurrence à la surface de la vague qui lui sert de support et de partenaire ou pour le moins de « co-opérant »7. En termes de risque, le surf relève typiquement du régime d’insécurité. Il est vrai qu’aujourd’hui ce coefficient d’insécurité peut être réduit, sinon supprimé dans le cadre de compétitions sur des vagues artificielles, standardisées, « aux normes » si on peut dire — en un mot, programmées — qui commencent à voir le jour. Mais dans ces conditions, en même temps qu’il est ainsi rendu plus « professionnel », le surf tend à tomber dans l’insignifiance d’une morale sportive programmatique.

7 Cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009, note 48.

2. Le cas du rugby : styles de jeu

Si d’un côté, comme on vient de le noter, chaque sport relève principalement d’un régime interactionnel déterminé, nous allons voir, en nous concentrant maintenant sur l’exemple du rugby, que les choses ne sont pas si simples.

Le sport de combat collectif qu’est le rugby est parfois qualifié de « guerre euphémisée ». Bien que cette métaphore soit juste en première approximation, elle ne rend pas compte de la complexité et par suite de la variété de ce sport — à moins de bien voir que la guerre elle-même est un phénomène sémiotiquement des plus complexes et varié dans ses manifestations. Dans Les interactions risquées, Landowski inventorie la pluralité des régimes d’interaction qui tour à tour peuvent intervenir dans la conduite d’une guerre8 : sa description peut presque directement être transposée au rugby.

8 Section IV.3, « A qui perd gagne », pp. 47-53.

Car si, d’un côté, tout sport, rugby compris, a un centre de gravité qui penche du côté d’un certain régime d’interaction plutôt que d’un autre, dans la pratique, la dynamique d’un sport peut aussi basculer d’un régime à un autre en suspendant circonstantiellement son principe interactionnel dominant. Un coureur à pied peut à un moment donné renoncer à la régularité de son rythme chronométré pour se fier à sa sensibilité. Cessant alors de fonctionner comme un ordinateur régulé par le programme rythmique binaire du mouvement des jambes, il se met à « sentir » la route, au risque de réaliser un chronomètre aléatoire. De même, dans un sport collectif, le jeu ne reste jamais très longtemps subordonné à l’intentionnalité a priori de ses stratèges. Le projet même de jeu pensé à l’avance par un entraîneur peut parfaitement mettre en œuvre, sur le terrain, successivement plusieurs régimes d’interaction en fonction du déroulement de l’épreuve.

Non seulement une équipe donnée peut donc faire appel à des principes interactionnels variables selon les circonstances, mais de plus, en particulier dans le cas du rugby, on peut reconnaître des styles de jeu extrêmement différents les uns des autres selon la manière dont les principales équipes nationales modulent l’application du principe manipulatoire qui, certes, reste toujours à la base du genre « rugby » mais en même temps autorise de multiples interprétations. Et ces interprétations accorderont, selon les cas, une place plus ou moins prépondérante à tel ou tel des autres régimes interactionnels. Un peu comme un aria de Bach qu’on transcrirait ici en une suite pianistique romantique, là en un air de jazz, et ainsi de suite. D’où, à l’intérieur d’un cadre constant, autant de variantes stylistiques étonnamment différentes. En les identifiant, nous voudrions mettre en lumière la diversité des sous-cultures sportives co-présentes dans la pratique du rugby.

 

i) La victoire programmée : le rugby « de tranchée »

Un premier style de jeu, appelé dans le jargon sportif « rugby de tranchée », fait une place primordiale à divers traits caractéristiques du régime de la programmation. La manipulation globale est en quelque sorte « sous-traitée », opératoirement mise en œuvre sur le mode programmatique9. Christian Pociello, spécialiste en la matière, le décrit comme suit :

Le « rugby de tranchée » concentre les tâches où peuvent généreusement s’exercer les vertus viriles, ouvrières ou paysannes, jusque dans leurs débordements de violence. Ces fonctions concernent électivement les avants, « hommes de devoir », desquels on attend des « abnégations sans limites », voire une certaine fanatisation au service de la communauté. C’est aux avants que sont dévolues les formes les plus ingrates et les plus obscures du travail collectif, qui reste, par nature, un combat en force livré sur un espace limité et dont le modèle technique dominant est le travail collectif groupé en percussion.10

9 Cf. E. Landowski, « Complexifications interactionnelles », Acta Semiotica, 1, 2, 2021.


10 C. Pociello, « Le Rugby, la guerre des styles », Esprit, 62, 2, 1982.

On retrouve là l’essentiel de la description de la guerre vue comme un processus programmé : envisagée selon ce régime, elle « consiste à analyser [un conflit] en termes de purs rapports de forces. D’où une définition, on ne peut plus simple des objectifs comme des moyens de la lutte : il s’agit de battre l’ennemi en le soumettant à une puissance de feu supérieure à la sienne et suffisante pour l’anéantir »11. Autrement dit, en pareil cas l’équipe adverse n’est pas considérée comme un actant-sujet collectif humain mais comme un objet à détruire. Les finesses de la stratégie comprise comme une activité fondamentalement d’ordre cognitif (faire croire pour faire faire) passent donc au second rang. L’analyse des projets et des attentes de l’équipe adverse n’a en effet que peu d’intérêt dès lors que ce qui compte, c’est avant tout une supériorité en termes de puissance physique.

11 Les interactions risquées, op. cit., p. 47.

Au début des années 90, l’équipe de Bègles était connue pour pratiquer, avec « la tortue béglaise », une pure et simple stratégie « de destruction » : dès que l’occasion se présentait, les joueurs se regroupaient en « groupé-pénétrant » pour faire avancer le ballon. De même, le rugby sud-africain s’appuie sur des joueurs au physique massif prêts à l’affrontement direct contre l’adversaire. Une épreuve de force de ce genre comporte peu de risques : si les rapports de forces ont été correctement analysés et s’ils sont suffisamment en faveur d’une équipe donnée, alors sa victoire devient certaine. Mais elle a une contrepartie sur le plan sémiotique. Car si « l’option de type programmatique », c’est-à-dire la primauté accordée aux rapports de forces, « minimise les risques d’ordre pratique », en même temps elle « maximise ceux d’ordre symbolique »12 : de fait, lorsque la victoire est remportée dans de telles conditions, c’est au détriment du jeu, et du sens même du jeu.

12 Ibid., p. 50.

ii) La victoire stratégique : le rugby « de décision »

Une deuxième sous-culture ou « philosophie » de jeu relève du régime interactionnel de la manipulation. Christian Pociello l’appelle « rugby de décision » :

Le « rugby de décision » insiste sur les qualités d’intelligence et d’exécution tactiques requises des joueurs, qui orientent l’« exploitation » du travail des avants. La proximité spatiale et fonctionnelle avec ces avants fait des demis les « ingénieurs » ou les « contremaîtres » selon les cas, et on oscille entre une conception stratégique ou caporaliste de leur rôle. Cette fonction de conduite et de guidage éclairés d’une masse d’autant plus puissante qu’elle est plus disciplinée ne s’exprime jamais mieux, dans l’imaginaire social du rugby, qu’au travers des métaphores dont on pressent le retentissement sur la mentalité des joueurs ; ils y sont « cornacs », « poissons-pilotes » ou « petits caporaux ».13

13 C. Pociello, art. cit.

Le rugby de décision suppose qu’on reconnaisse à l’équipe adverse le statut de sujet. Le jeu consiste à contourner ses compétences par la mise en place de stratégies. Ce style de jeu mobilise la motivation décisionnelle de tous les joueurs d’une équipe. Cependant, s’il est trop perfectionné, le rugby de décision tend à basculer vers la programmation, c’est-à-dire de purs rapports de forces. Les équipes britanniques sont celles qui incarnent le mieux cette option. Inventeurs du sport en question, les Anglais pensent connaître « tout naturellement » la bonne façon de le pratiquer. Le plus souvent, ils cherchent à contrôler le jeu en suivant un plan stratégique adapté à chaque adversaire. L’efficacité du plan suivi à l’occasion du quart de finale de la coupe du monde de 1991 face à la France, où Serge Blanco, arrière et capitaine de l’équipe de France, était systématiquement visé, souvent à la limite de la violence, reste mémorable. Si on peut estimer anti-sportif de tels agissements, ils reflètent néanmoins parfaitement la logique du rugby de décision.

iii) La victoire par chance ou l’« esprit Barbarian »

La professionnalisation du sport implique des enjeux économiques difficilement compatibles avec la pure prise de risque. Victoire sur le terrain est synonyme de rentrée d’argent nécessaire pour une équipe sportive. Pour trouver un style de jeu proche du régime de l’accident, mieux vaut s’éloigner un peu du domaine sportif professionnel.

L’expression la plus nette de ce style très risqué se trouve chez l’équipe hétérodoxe des « Barbarians », nom d’un club de rugby fermé, fonctionnant sur invitation. Il s’agit une équipe sans joueurs permanents et qui ne dispute chaque année qu’un très petit nombre de matchs contre des équipes nationales. Tandis que les Barbarians britanniques ont été créés par des étudiants anglais dès 1890, leur équivalent français, surnommé les « Baa-baas », ne voit le jour qu’en 1979. L’esprit baa-baas est présenté de la façon suivante sur le site http://barbarianrugbyclub.fr/ : « La philosophie est simple chez les Barbarians : on attaque de toute position possible, et même impossible, en prenant le risque que ça se retourne contre vous, l’avantage étant qu’on n’a aucune obligation de gagner, même si c’est le but du jeu ». La victoire reste certes un des buts du jeu, sinon le jeu ne serait plus du tout un sport, mais son importance est très réduite. La victoire est un objectif secondaire par rapport au jeu lui-même. Les Barbarians ne disputent que des matchs sans enjeux afin de se garantir un espace sans pression de résultat excessive. La prise de risque assumé peut alors être maximale. Et le score en devient « insensé ».

Les Barbarians représentent en somme une tentative de rébellion contre la tyrannie du résultat — ce que Christian Pociello appelle poétiquement « la dictature du planchot » (le planchot étant le nom qu’on donne au tableau d’affichage des scores). Les techniques des joueurs ne sont plus mises au service exclusif d’une froide efficacité mais privilégient une recherche esthétique. Une victoire des Barbarians est bien sûr toujours possible, mais elle reste imprévisible. Si elle est au rendez-vous, elle sera un bonus bienvenu pour les joueurs. En ce sens, la victoire à l’issue d’un tel rugby de risque pur peut être qualifiée de victoire « chanceuse ».

iv) La victoire osée : le « rugby-panache »

Nettement distinct des trois précédents, le rugby dit « de style », aussi appelé « rugby-champagne » ou encore « rugby-panache », est caractérisé par C. Pociello comme « l’effervescence d’un jeu tout débridé, en finesse, créatif, spontané, fantaisiste, tolérant au désordre, quasi artistique, qui reste l’apanage d’individualités vives et inspirées, mis en scène dans une sorte de joute d’homme à homme, qui peut déployer ses folles cavalcades sur de grands espaces »14. Ce style de jeu illustre, socio-sémiotiquement parlant, la « constellation de l’aventure », c’est-à-dire la conjugaison de deux régimes interactionnels, celui de l’ajustement et celui de l’accident.

14 Ibid.

La culture rugbystique la plus proche du régime de l’ajustement est ce que les commentateurs britanniques appellent le French flair, pratique de jeu privilégiant l’improvisation — une sorte d’« instinct de jeu » —, donc opposée aux stratégies préméditées chères aux équipes anglaises, mais souvent non moins efficace. Le French flair est un jaillissement créatif et inattendu en cours de match, fondé sur la sensibilité et visant un accomplissement, deux métatermes sémiotiques qu’on trouve mot pour mot sous la plume d’un journaliste du magazine L’Obs :

Il y a eu une époque où, comparé au jeu anglais plus pragmatique et stéréotypé, la France a développé un jeu plus inventif. Le French flair, c’est cette prise d’initiative, souvent inhabituelle. Cela demande de l’intelligence dans la lecture d’une situation, ce dont tout le monde n’est pas capable. (…) Enfin, il y a l’apport personnel, nommé talent, ou intelligence, ou sensibilité, bref, ce petit supplément difficilement définissable. Mais qui, exprimé dans un collectif, permet d’atteindre une forme d’accomplissement artistique.15

15 J. Marot, « XV de France : le “French flair”, la note bleue d’un rugby créatif », L’Obs, 10 sept. 2011.

Pour permettre à chaque joueur de s’ajuster constamment à la situation, le French flair refuse les plans stratégiques et les schémas programmatiques. Ce régime de l’ajustement sportif place par conséquent chaque joueur dans une position de sujet à part entière. L’adversaire, loin d’être un objet à détruire, devient (un peu comme au judo) un adversaire-partenaire de la performance sportive, vue non plus comme domination unilatérale mais (en tout cas du haut des tribunes) presque comme une danse. Les termes décrivant le jeu inspiré par le French flair appartiennent d’ailleurs souvent au registre de l’esthétique : sensibilité, finesse, flair, beauté.

Pratiquer ce jeu demande d’accepter une part importante de risque. Beaucoup d’entraîneurs français se sont évertués à copier un modèle anglais ou sud-africain pour limiter le risque de défaite. Il en résulte que depuis le passage du rugby à l’ère professionnelle, en 1995, le French flair est parfois considéré comme en voie de disparition. Pourtant, la créativité de l’ajustement sportif peut s’avérer efficace et a contribué à la victoire de nombreux matchs pour l’équipe de France. La victoire obtenue par ajustement se caractérise comme une victoire osée, certes moins certaine que celle acquise selon les régimes de la « tranchée » ou de la « décision », mais en contrepartie plus pleine de sens.

La projection sur le carré de ces quatre styles de jeu donne le modèle suivant :

3. Formes d’ajustement

Revenons à notre question initiale : où classer le rugby ? Nous avons vu dans un premier temps qu’à l’intérieur d’une typologie générale des sports, il relève essentiellement (comme d’autres sports collectifs tels que le football) du régime interactionnel de la manipulation : c’est un sport de stratège.

Mais nous avons ensuite dû constater que les choses sont plus nuancées ou plus complexes. On pourrait même dire qu’il n’y a pas « qu’un seul rugby », tant les manières de le pratiquer, les styles de jeu sont nettement différenciés. Certes, le principe de base, d’ordre manipulatoire et stratégique, qui définit en tant que tel le « genre sportif » appelé rugby se retrouve en chacune de ces variantes stylistiques. On l’y trouve pour ainsi dire à l’état pur dans la variante britannique dite rugby « de décision », qui met à peu près exclusivement en œuvre une grammaire de la manipulation. Mais en dehors du cas britannique, le même principe manupulatoire fondamental se trouve modulé par sa combinaison avec l’un ou l’autre des trois régimes interactionnels restants : avec la programmation dans le cas du style « de tranchée », avec le régime de l’accident en ce qui concerne « l’esprit barbarian », et, s’agissant du style « rugby-panache », avec l’ajustement.

Ce n’est cependant pas tout. Car le « rugby-panache » ne constitue nullement l’unique manière possible de moduler le régime interactionnel de base — encore une fois, la manipulation — avec des formes d’ajustement. Deux autres styles de jeu, identifiés pour leur part sur le plan footballistique, se présentent aussi comme reposant sur une combinaison de ces deux régimes. Il s’agit du jeu à l’italienne dit arte di arrangiarsi et du style de football brésilien, dérivé, comme on va voir, du malandragem. L’un et l’autre ont déjà été reconnus et sémiotiquement analysés de près par notre collègue Paolo Demuru16. Nous allons examiner pour finir les rapports entre ces trois sous-variantes stylistiques concernant les deux sports collectifs aujourd’hui favoris.

16 P. Demuru, « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme del’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015. Voir aussi, du même auteur, Essere in gioco, Bologne, Bononia University Press, 2014.

3.1. Malandragem vs Arte di arrangiarsi

Que ce soit sur le plan sportif ou dans n’importe quel autre champ d’interaction, il y a bien entendu différentes manières de s’ajuster à un partenaire ou à un adversaire en fonction des contextes et du type d’interactant en cause. Le tennisman comme le basketteur ont leurs propres pratiques d’ajustement. Chacun s’appuie sur un cadre de référence défini par les règles spécifiques du jeu qu’il pratique. S’ajuster à l’adversaire dans un match de rugby est donc autre chose que s’ajuster à la vague dans le cas du surfeur. Pourtant, un joueur de « rugby-panache » se rapproche, dans sa conception du sport et du jeu, d’un surfeur sur sa planche.

Le style de jeu italien se caractérise par la tactique du catennacio, le verrouillage, manœuvre défensive de contre-attaque. Contre un adversaire supposé physiquement et techniquement plus fort, l’équipe italienne n’a d’autre choix que de se servir de son flair pour trouver la faille et remporter la victoire. Regroupée en défense, elle attendra l’opportunité pour surgir en surprenant l’adversaire. Le style de jeu brésilien se fonde quant à lui sur l’agilité et une créativité spectaculaire. Illustré par des joueurs comme Garrincha, Romario ou Ronaldinho, le style brésilien fait la part belle aux génies du dribble. Les mouvements de corps, inspirés de la samba et de la capoeira, servent à dissimuler le ballon pour mieux tromper le défenseur afin de le contourner. Le fait que l’équipe brésilienne soit la plus titrée de tous les temps (cinq coupes du monde) prouve à l’évidence que son style de jeu est on ne peut plus efficace. Et pourtant, pour les joueurs brésiliens, autant que la victoire, c’est l’effet esthétique et le plaisir qui importent.

Si différents soient-ils, ces deux styles représentent deux formes d’un seul et même régime interactionnel, celui de l’ajustement. Toutes deux se fondent, non pas sur une stratégie préétablie mais sur une capacité d’invention en acte, de réponse en situation, face à l’adversaire. Face à la force supérieure de leurs adversaires, les joueurs italiens et brésiliens se fient à leur sensibilité pour les surprendre. Mais alors que l’inventivité des Italiens est collective et défensive, celle des Brésiliens est individuelle et offensive. Toutes deux, mais chacune à sa manière, s’accompagnent d’une aptitude à la ruse et à la dissimulation. Comme le précise Paolo Demuru, la ruse italienne est d’abord une ruse « intellectuelle » orientée vers le résultat, alors que la brésilienne est une ruse « corporelle » guidée par le plaisir :

(...) la ruse brésilienne diffère de la ruse italienne. La première, pourrait-on dire en reprenant la description du malandro fournie par Antonio Candido, est une ruse qui constitue presque une fin en soi, qui se distingue par l’amour du jeu lui-même et le goût de l’excès. L’image qui l’exprime le mieux est peut-être celle, offerte par Mario Filho, de Garrincha dribblant toute la défense de la Fiorentina, y compris le gardien de but, puis attendant le retour du dernier défenseur pour l’asseoir avec une autre feinte et mettre le ballon au fond des filets. Il s’agit avant tout d’une astuce élégante, ludique, souvent superflue et narcissique, qui jouit éternellement de son propre miroir. Le malandro, pour reprendre la définition de DaMatta, n’est pas simplement celui qui parvient à se tirer de situations difficiles mais celui qui le fait avec grande élégance. Au contraire, la ruse italienne est rectiligne, linéaire, sans arrière-pensée, entièrement dirigée vers l’objectif. « Le maximum d’effet, avec le minimum d’effort », disait Enia à propos de l’essence de l’italianité.17

17 Art. cit.

Face à la complexité des macro-phénomènes culturels que sont les identités nationales, Paolo Demuru montre que le sport constitue une porte d’entrée vers la caractérisation de régimes de signification qu’on retrouve plus largement dans d’autres domaines culturels. Le catennacio serait la retranscription dans le football de l’arte di arrangiarsi, l’art la débrouillardise, entendu comme la façon de se tirer de situations désespérées malgré la mise en œuvre de moyens inappropriés. Le joueur brésilien, de son côté, incarne la figure du « malandrin », le malandragem, « esprit du malandrin », étant une attitude considérée à la fois positivement — finesse, ruse, ingéniosité, agilité — et négativement — oisiveté, irresponsabilité, tromperie. Une éthique est ici indissociable de la dimension esthétique. Et cette esthétique se retrouve par exemple, d’après Demuru, dans les formes toutes en courbe des bâtiments conçus par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. Au-delà des philosophies de jeu et des pratiques sportives, les styles footballistiques italien et brésilien « constituent, conclut l’auteur, deux formes distinctes d’ajustement, comprises non seulement comme un régime d’interaction, mais comme un véritable régime existentiel »18.

18 Ibid. (notre traduction).

C’est ce que nous avons entraperçu plus haut en caractérisant les styles de jeu rugbystique de différentes équipes nationales selon le régime interactionnel particulier qu’elles privilégient. Il est vrai qu’aujourd’hui les équipes professionnelles s’internationalisent de plus en plus et que par suite les cultures de jeux se mélangent. D’où l’atténuation progressive des différences de style au profit d’un jeu de plus en plus standardisé qui fait fi des singularités culturelles et qui, du même coup, vide le jeu d’une bonne part du plaisir qui lui est originellement associé, en même temps que de son sens. Il n’en reste pas moins que persistent certaines idiosyncrasies résistantes.

3.2. Le « French flair »

Les travaux de Demuru donnent à nos yeux une nouvelle dimension au concept de French flair. Si le malandragem et l’arte di arrangiersi nous disent quelque chose de la « brésilianité » et de l’« italianité », le French flair ne caractériserait-il pas un régime de production de sens, et par là peut-être même un style de vie par comparaison plus spécifiquement français19 ? Pour en juger, nous nous appuierons sur les observations des principaux théoriciens et pratiquants de ce style de jeu.

Parmi eux, Pierre Villepreux, qui appliqua cette modalité de jeu dans les décennies 70, 80 et 90 en tant que joueur puis entraîneur du Stade toulousain et de l’équipe nationale, par la suite devenu maître de conférences en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, la décrit ainsi :

L’expression French flair a été inventée par les Britanniques pour caractériser, dans des situations de grande incertitude, la créativité des joueurs français face à celle des Anglais beaucoup plus pragmatiques. Le French flair dispense du plaisir pour le joueur engagé dans le mouvement car il sait être un maillon d’une action collective efficace et spectaculaire. En cela, il ne peut s’inscrire que dans le jeu de mouvement cher à René Deleplace20. Le jeu rebondit avec pertinence d’une forme à une autre, l’adaptation des acteurs est permanente. C’est un jeu libéré où « l’imprévu » est la norme. Chaque situation rencontrée est une aventure d’où émergent des gestes techniques non orthodoxes.21

19 Cf. E. Landowski, « Régimes de sens et styles de vie », Actes Sémiotiques, 115, 2012.


20 René Delaplace, entraîneur de rugby mais aussi musicien et professeur de mathématiques, est le principal théoricien du jeu de mouvement à la française. Pierre Villepreux est l’un de ses disciples.


21 S. Vaissière, « Rugby. Le French flair, un art de l’improvisation », Panard, 2022, 1, 1.

Parallèlement aux modalités techniques de son application sur le pré, il est aussi utile de s’interroger sur l’origine du French flair. Pierre Villepreux esquisse une première réponse : « Dès mes premiers pas en compétition, à 16 ans, je n’ai pas aimé les solutions que me proposaient les entraîneurs pour gagner. (…) L’entraîneur imposait et nous, on exécutait. Dans ces conditions, j’étais en permanence tenté de désobéir »22. Dans l’esprit des joueurs, le French flair procèderait donc d’abord d’un geste de désobéissance face à des schémas préétablis. Nous voici tout près de la « négation créatrice » caractéristique du « beau geste » tel qu’analysé par Greimas23. Une morale dominante est réfutée au profit d’autres potentialités. Un tel principe de désobéissance n’est évidemment pas réservé au rugby. Comme pour les ajustements décrits par P. Demuru, le French flair se présente comme un style de comportement (typiquement français ?) qu’on retrouve dans d’autres domaines. Au théâtre par exemple, à en juger d’après l’acteur Édouard Baer :

Comme le sport, je crois, le jeu au théâtre est une inspiration fondée sur une humeur qui vous dépasse. Les metteurs en scène vous interdisent généralement de suivre cette humeur, mais il faut leur désobéir. De même qu’un joueur doit oublier son entraîneur, le comédien doit oublier son metteur en scène. On crée alors les conditions pour qu’il se passe quelque chose.24

22 P. Villepreux, « Le French flair. Un jeu libéré... », art. cit., 2022, 1, 1.


23 A.J. Greimas, « Le beau geste », RS/SI, 13, 1-2, 1992.


24 E. Baer, cité par S. Vaissière in « Rugby. Le French flair... », art. cit.

Pour qu’il « se passe » quelque chose, il faut effectivement libérer les potentialités des acteurs. Alors, chacun peut improviser selon son intelligence situationnelle. Les partenaires de jeu devant à tout instant s’ajuster les uns aux autres, cet esprit crée, aussi bien sur le terrain de sport que sur la scène de théâtre, un « jeu en mouvement ».

3.3. Modulations modales de l’ajustement

Comparé aux régimes d’ajustements sportifs dépeints par Demuru, le French flair comporte des points de ressemblance et de divergence qui permettent de le caractériser plus précisément. Un premier point commun avec l’arte di arrangiarsi est qu’à la différence du malandragem, les « philosophies » italiennes et françaises ne peuvent s’appliquer que collectivement. C’est seulement en équipe, par l’ajustement de chaque joueur à ses partenaires, que ce style de jeu peut être adopté avec succès. Les génies du jeu brésilien apparaissent en revanche plutôt comme autant d’individualités chacune conduite par sa propre sensibilité corporelle.

Le French flair n’en diffère pas moins du style transalpin, et cela par sa flamboyance. Face à l’économie de moyens prônée par l’efficience italienne, les actions de jeu françaises se démarquent par leur ambition offensive. A ce titre, le French flair se rapproche esthétiquement du style brésilien. Mais l’effet ludico-esthétique qui en résulte tant pour les joueurs que pour les spectateurs ne saurait en aucun cas être directement recherché. Il en est une conséquence qui vient pour ainsi dire en surplus, sans constituer un objectif visé en lui-même. Au risque de lui faire perdre un peu de son côté romantique, le French flair, tel que théorisé par René Delaplace, se veut avant tout utile. Il s’agit d’abord d’appliquer les meilleures solutions possibles dans chaque scénario de jeu, alors que le malandragem brésilien pratique « la ruse pour la ruse », le jeu pour l’amour du jeu et non pour son efficacité pratique en termes de gain.

Pour différencier les formes d’ajustement à l’italienne et à la brésilienne, Paolo Demuru recourt à l’axiologie des valeurs établie par Jean-Marie Floch25. Selon lui, l’ajustement brésilien, le malandragem, est

un ajustement esthétique / ludique qui se soucie autant de la forme que du contenu et se complaît dans le plaisir de l’interaction. Ce qui prévaut ici est l’intuition sensible, et la sensibilité dont il s’agit est une sensibilité perceptive globale, impliquant la totalité des sens et du corps. (…) Tandis que l’arte di arrangiarsi est un ajustement pratique qui vise avant tout le résultat. L’intuition sur laquelle elle se fonde est une intuition intellectuelle, guidée par une sensibilité circonscrite, qui fait essentiellement appel à la vision.26

25 J.-M. Floch, « J’aime, j’aime, j’aime… », Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990.


26 P. Demuru, art. cit., § III.1.

Bien que souscrivant pour l’essentiel à cette analyse, il nous semble pour notre part que l’ajustement italien est en fait plus proche de la valorisation critique de Floch que de la valorisation pratique. Cela dans la mesure où ce que traduit ce style de jeu est à notre sens une quête d’efficience. Si l’arte di arrangiarsi vise avant tout le résultat, il le cherche d’une façon bien précise : en visant « le maximum d’effets avec le minimum d’efforts ». Cette formule est la définition même de l’« efficience », notion que Jean-Paul Petitimbert associe à la valorisation critique — par opposition à celle d’efficacité, qu’il rapporte à la valorisation pratique :

toute valorisation (par le destinateur) ou évaluation (par le destinataire) qu’on puisse qualifier de critique touche en fait, écrit J.-P. Petitimbert, à la question de l’optimisation des moyens mis (ou à mettre) en œuvre et à leur rendement, ou leur rentabilité s’il s’agit d’un investissement ou d’un coût. Quand ce rapport résultats / ressources est positif, on peut alors parler de valeur d’« efficience».27

27 J.-P. Petitimbert, « Lecture critique et (re)valorisation sémiotique de la valeur “critique” chez J.-M. Floch », Acta Semiotica, II, 3, 2022, p. 247.

Dans le même article, Petitimbert fait de plus référence aux réflexions de Jacques Fontanille et Claude Zilberberg sur un thème tout proche :

une typologie de valeurs descriptives (en l’occurrence celles de l’axiologie de Floch) peut, écrivent-ils, être élaborée sur la base de valeurs modales qui seraient attachées en dominante à chacune d’elles. Ainsi, les valeurs pratiques seraient-elles sous-tendues par le pouvoir-faire ; les valeurs utopiques auraient pour substrat la modalité du croire ; c’est sur le vouloir-faire que reposeraient les valeurs ludiques ; quant aux valeurs critiques, c’est le savoir-faire qui en serait le fondement modal.28

28 J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998, pp. 181-182.

Partant de ces diverses considérations, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle, bien que l’ajustement relève par définition de la compétence esthésique — et non modale — du sujet, ce régime peut être modulé par les modalités à l’œuvre dans la syntaxe standard d’un autre régime29.

Et, de fait, la modulation modale de l’ajustement selon l’arte di arrangiarsi apparaît bien relever d’une forme de savoir-faire particulier, le savoir-se-débrouiller. De son côté, la modulation modale de l’ajustement selon le malandragem brésilien semble, du fait de la nature ludique / esthétique que lui attribue Demuru, relever d’un certain vouloir-faire, à savoir le vouloir-bouger des joueurs. Côté français, la forme d’ajustement incarnée par le French flair trouve en revanche sa modulation modale dans le pouvoir-faire, ou pour le moins sa quête.

29 Sur les hybridations entre régimes de sens et d’interaction, cf. E. Landowski, « Complexifications interactionnelles », art. cit., et le dossier qui suit.

En effet, l’inventivité dont le French flair fait preuve manifeste avant tout une forme de protestation, de désobéissance et d’effort de prise de pouvoir par rapport aux règles d’une organisation trop rigide, auxquelles les acteurs résistent30. Que cette organisation soit sportive (incarnée par l’entraîneur), théâtrale (incarnée par le metteur en scène) ou encore politique (incarnée par un pouvoir trop « vertical »), le principe reste le même. Libérés de la rigidité programmatique des règles, les acteurs du jeu peuvent alors s’accomplir pleinement en exploitant leurs potentialités propres. Si la finalité du projet reste l’efficacité, l’atteinte des objectifs, les moyens mis en œuvre changent du tout au tout. Au lieu de rester un jeu stéréotypé où les acteurs doivent se conformer malgré eux, le jeu devient l’espace d’expression collective du potentiel de chacun. Interrogé sur le French flair, le musicien franco-libanais Ibrahim Maalouf insiste sur l’importance que revêt l’exploitation du pouvoir-faire y compris dans son propre domaine : « Au conservatoire comme à l’école, on nous explique ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Ce qu’on doit faire ou savoir-faire, ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. Mais à quel moment nous enseigne-t-on ce qu’on est capable de faire ? »31.

On a donc trois formes (trois variantes) de l’ajustement qui se distribuent de la façon suivante :

30 Sur la protestation contre le non-sens des règles établies et l’inventivité qu’elle génère, cf. J.-P. Petitimbert, « Du bricolage comme principe de création », Acta Semiotica, II, 4, 2022.


31 I. Maalouf, cité par S. Vaissière in « Rugby. Le French flair... », art. cit.

Conclusion

Nous avons cherché à caractériser avec précision les régimes de signifiance impliqués dans l’activité ludique en général, et plus spécifiquement dans les pratiques sportives. Nous avons à cet égard éprouvé la pertinence de la sémiotique des interactions, approche qui nous a permis de distinguer différents styles de jeu, de les interdéfinir et d’analyser leurs combinaisons. Mais on l’a également relevé, face à la diversité des cultures sportives, un grave problème se pose aujourd’hui. Il résulte d’une tendance vers un professionnalisme de plus en plus envahissant. Nous croyons pourtant que la rationalité professionnelle n’aura jamais totalement raison d’un sport aventureux. Le plaisir, ainsi que le sens, restent des motivations essentielles à la performance sportive. Comme l’affirme Edgar Morin, « le sport porte en lui le tout de la société »32. Les régimes de signification mis en œuvre sur le plan du sport se retrouvent plus largement sous forme de styles de vie dans les sociétés concernées. Homo ludens est une partie de nous-mêmes que nous ne devons donc pas abandonner à l’insignifiance.

32 E. Morin, Le sport porte en lui le tout de la société, Paris, Cherche Midi, 2020.


Références

Bouet, Michel, La signification du sport, Paris, L’Harmattan, 1968.

Caillois, Roger, Les jeux et les hommes (le masque et le vertige), Paris, Gallimard, 1958.

Demuru, Paolo, Essere in gioco, Bologne, Bononia University Press, 2014.

— « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015.

Floch, Jean-Marie, Sémiotique, marketing et communication, Paris, P.U.F., 1990.

Fontanille, Jacques, et Claude Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998.

Greimas, Algirdas J., « Le beau geste », RS/SI, 13, 1-2, 1992.

Huizinga, Johan, Homo ludens, Paris, Gallimard, 1938.

Landowski, Eric, Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005.

— « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009.

— « Régimes de sens et styles de vie », Nouveaux Actes Sémiotiques, 115, 2012.

— « Complexifications interactionnelles », Acta Semiotica, I, 2, 2021.

Marot, Jérémy, « XV de France : le “French flair”, la note bleue d’un rugby créatif », L’Obs, 10 sept. 2011.

Morin, Edgar, Le sport porte en lui le tout de la société, Paris, Cherche Midi, 2020.

Petitimbert, Jean-Paul, « Lecture critique et (re)valorisation sémiotique de la valeur “critique” chez J.-M. Floch », Acta Semiotica, II, 3, 2022.

— « Du bricolage comme principe de création », Acta Semiotica, II, 4, 2022.

Pociello, Christian, « Le Rugby, la guerre des styles », Esprit, 62, 2, 1982.

Redeker, Robert, Sport, je t’aime moi non plus, Paris, Laffont, 2022.

Vaissière, Sébastien, « Le French flair, un art de l’improvisation », Panard, 2022, 1, 1.

Villepreux, Pierre, « Le French flair. Un jeu libéré où l’imprévu est la norme », Panard, 2022, 1, 1.

 


1 M. Bouet, La signification du sport, Paris, L’Harmattan, 1968.

2 R. Redeker, Sport, je t’aime moi non plus, Paris, Laffont, 2022.

3 P. Villepreux, « Le French flair. Un jeu libéré où l’imprévu est la norme », Panard, 2022, 1, 1.

4 J. Huizinga, Homo ludens, Paris, Gallimard, 1938. R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958.

5 Sur la sémiotique des interactions, cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

6 La Rugby School, lieu d’invention du rugby, sise depuis sa fondation (1567) dans la ville du même nom, reste un des plus prestigieux établissements d’enseignement libre d’Angleterre.

7 Cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009, note 48.

8 Section IV.3, « A qui perd gagne », pp. 47-53.

9 Cf. E. Landowski, « Complexifications interactionnelles », Acta Semiotica, 1, 2, 2021.

10 CC. Pociello, « Le Rugby, la guerre des styles », Esprit, 62, 2, 1982.

11 Les interactions risquées, op. cit., p. 47.

12 Ibid., p. 50.

13 C. Pociello, art. cit.

14 Ibid.

15 J. Marot, « XV de France : le “French flair”, la note bleue d’un rugby créatif », L’Obs, 10 sept. 2011.

16 P. Demuru, « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme del’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015. Voir aussi, du même auteur, Essere in gioco, Bologne, Bononia University Press, 2014.

17 Art. cit.

18 Ibid. (notre traduction).

19 Cf. E. Landowski, « Régimes de sens et styles de vie », Actes Sémiotiques, 115, 2012.

20 René Delaplace, entraîneur de rugby mais aussi musicien et professeur de mathématiques, est le principal théoricien du jeu de mouvement à la française. Pierre Villepreux est l’un de ses disciples.

21 S. Vaissière, « Rugby. Le French flair, un art de l’improvisation », Panard, 2022, 1, 1.

22 P. Villepreux, « Le French flair. Un jeu libéré... », art. cit., 2022, 1, 1.

23 A.J. Greimas, « Le beau geste », RS/SI, 13, 1-2, 1992.

24 E. Baer, cité par S. Vaissière in « Rugby. Le French flair... », art. cit.

25 J.-M. Floch, « J’aime, j’aime, j’aime… », Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990.

26 P. Demuru, art. cit., § III.1.

27 J.-P. Petitimbert, « Lecture critique et (re)valorisation sémiotique de la valeur “critique” chez J.-M. Floch », Acta Semiotica, II, 3, 2022, p. 247.

28 J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998, pp. 181-182.

29 Sur les hybridations entre régimes de sens et d’interaction, cf. E. Landowski, « Complexifications interactionnelles », art. cit., et le dossier qui suit.

30 Sur la protestation contre le non-sens des règles établies et l’inventivité qu’elle génère, cf. J.-P. Petitimbert, « Du bricolage comme principe de création », Acta Semiotica, II, 4, 2022.

31 I. Maalouf, cité par S. Vaissière in « Rugby. Le French flair... », art. cit.

32 E. Morin, Le sport porte en lui le tout de la société, Paris, Cherche Midi, 2020.

 

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Résumé : Les sports (comme le jeu, dont ils constituent des variantes) sont le théâtre d’interactions multiples. Le recours au modèle interactionnel mis en place par les sociosémioticiens permet de développer tour à tour principalement trois points. Il s’agit d’abord de proposer brièvement une typologie générale des sports, pour l’essentiel homologable à la célèbre catégorisation établie par Roger Caillois. Dans ce cadre, nous focalisons ensuite l’attention sur un sport parmi d’autres, le rugby, afin de comparer entre eux les principaux styles de jeu (britannique, français, sud-africain, etc.) qui y ont cours. Enfin, nous nous concentrons sur trois sous-variantes stylistiques (italienne, brésilienne et française) qui concernent tant le football que le rugby et relèvent d’un seul et même régime interactionnel, celui de l’ajustement, vu à la fois comme style de jeu et comme style de vie.


Resumo : A prática dos esportes, assim como a dos jogos (dos quais representam variantes), implica uma grande diversidade de regimes de interação. Aqui, o recurso ao modelo interacional elaborado no quadro da sociossemiótica permite aclarar três principais pontos. Trata-se primeiro de propor uma tipologia semiótica geral dos esportes, no conjunto homologável com a categorização estabelecida por Roger Caillois. Dentro deste quadro, concentramo-nos depois sobre um esporte particular, o rugby, no intento de comparar entre eles distintos estilos de jogo (inglês, francês etc.). Em um terceiro momento, adotando uma perspectiva mais ampla, que abrange tanto as práticas do futebol quanto as do rugby, analisa-se três variantes estilísticas (brasileira, italiana, francesa) alicerçadas num mesmo regime interacional, o do ajustamento, visto como estilo de vida ao mesmo tempo que estilo de jogo.


Abstract : Sports (just like games, of which they are variants) are the scene of multiple interactions. Harnessing the interactional model invented by socio-semioticians allows to bring to light three main points that this article will envisage in turn. We will first briefly propose a general typology of sports (essentially homologous to the famous categorisation established by Roger Caillois). Within that framework, we will then focus on one sport among others, namely rugby, in order to compare the specific playing styles that seem to be priviledged by different national teams (England, South Africa, France, etc.). Lastly, from a broader perspective including both football and rugby, we will envisage three stylistic sub-variants (Italian, Brazilian and French) belonging to a single interactional regime, that of adjustment, considered at the same time as a style of play and a lifestyle.


Mots clefs : ajustement (formes d’—), football, régime interactionnel, rugby, sport, style de jeu, style de vie.


Auteurs cités : Roger Caillois, Paolo Demuru, Jean-Marie Floch, Algirdas J. Greimas, Eric Landowski, Edgar Morin, Jean-Paul Petitimbert, Pierre Villepreux.


Plan :

Introduction

1. Quatre régimes de jeu

i) Le sport selon la programmation

ii) Le sport selon la manipulation

iii) Le sport selon l’accident

iv) Le sport selon l’ajustement

2. Le cas du rugby — styles de jeu

i) La victoire programmée : le  rugby « de tranchée »

ii) La victoire stratégique : le rugby « de décision »

iii) La victoire par chance ou l’« esprit Barbarian »

iv) La victoire osée : le « rugby-panache »

3. Formes d’ajustements

1. Malandragem vs Arte di arrangiarsi

2. Le « French flair »

3. Modulations modales de l’ajustement

Conclusion

 

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Recebido em 23/01/2023. / Aceito em 28/05/2023.