Dossier — Altérité / Diversité

Pour une grammaire de l’altérité

Eric Landowski
Paris, CNRS — São Paulo, CPS

 

Publié en ligne le 30 juin 2023
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2023n5.62453
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Introduction

« El otro, el mismo » : c’est autour de ce thème que s’est déroulé le congrès de l’Association espagnole de sémiotique tenu en 2019 à Bilbao, où l’essentiel de ce qui suit a été présenté sous forme de communication orale1. Il s’agissait de « l’autre » en général, indépendamment de toute caractérisation plus précise fondée par exemple sur des critères de nationalité, de langue, de culture ou de religion, d’âge ou de sexe. Le modèle esquissé ci-après se situe au même niveau de généralité. Il intègre dans le cadre de la théorie interactionnelle développée à partir des années 20002 un ensemble de questions relatives au thème de l’altérité qui avaient été soulevées dans un travail antérieur3. L’objectif est de construire une grammaire sémiotique interdéfinissant les formes élémentaires que peuvent prendre les diverses manières de concevoir et de pratiquer, sur le plan interindividuel ou entre collectifs, les rapports avec cet « autre » — ou bien serait-ce donc ce « même » ? — qu’est autrui.

1. Différentes différences

Que deux individus soient compatriotes ou de pays et de langues différents, qu’ils soient du même âge, du même sexe, du même métier, ou non, avant d’être différents — plus ou moins — l’un de l’autre au regard de ces variables et de leurs combinaisons, ils sont en premier lieu autres l’un à l’autre en tant qu’ils constituent deux totalités irréductibles, deux personnes distinctes — et cela n’est pas une question de degrés. Imaginons deux collègues nés la même année, habitant la même ville, le même quartier, parlant la même langue et partageant les mêmes goûts : ils ne pourraient pas être plus proches. Supposons même que ce soient des jumeaux. Si on se trouve embarrassé par le fait qu’ils se ressemblent « comme deux gouttes d’eau » au point qu’on risque de les confondre, c’est parce qu’on sait que leur similitude d’aspect est trompeuse, qu’elle cache l’existence de deux personnes dictinctes et que même si la ressemblance était parfaite, X resterait X et Y quelqu’un d’autre.

C’est dire que l’identité de la personne, face à autrui comme vis-à-vis d’elle-même, ne dépend que secondairement de la présence de caractéristiques différentielles manifestes, d’ordre physionomique par exemple. Ces différences permettent de reconnaître des identités distinctes mais ce ne sont pas elles qui les fondent. Ce qui fonde le sentiment d’identité personnelle aussi bien que, pour autrui, la reconnaissance de l’autre comme autre tient à une différence logiquement antérieure, indépendante de tout trait distinctif repérable en surface. Cette différence originaire d’où résulte la forme première du sentiment d’identité est une différence positionnelle à l’intérieur d’une structure relationnelle vide de contenu, une différence d’ordre purement syntaxique : « je ne suis pas toi » (x vs y), « tu n’es pas moi » (y vs x), « toi, c’est toi » (y = y), « moi, c’est moi » (x = x).

1 Cf . S. Zunzunegui et A. Miguel (éds.), El otro, el mismo. Figuras y discursos de la alteridad, Signa. Revista de la Asociación Española de Semiótica, 20, 2021.


2 Cf. Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004. Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.


3 Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997, chap. 1 et 2.

1.1. Deux stades de l’identité

Mais cette matrice syntaxique vide est prête à accueillir des investissements sémantiques relevant de registres (d’« isotopies ») particuliers sur la base desquels s’interdéfiniront les « rôles thématiques » respectifs des protagonistes : « moi je suis ceci », « toi tu es cela »4. A la pure différence positionnelle viennent alors se superposer des caractérisations distinctives fondées sur des catégories qui, pour beaucoup d’entre elles, sont stéréotypiquement considérées comme recouvrant des « essences » différentes par nature. Ainsi notamment de la « virilité » — aux yeux de ceux qui l’opposent à l’« éternel féminin » —, ou des traits spécifiques censément attachés à tel ou tel groupe de population, par exemple les « méditerranéens », supposés être comme ci par opposition aux « nordiques », censément comme ça.

Dans le processus de formation identitaire, l’apparition de la matrice syntaxique que présupposent les investissements sémantiques à venir résulte d’une découverte inaugurale qui, pour le sujet, fonde le sentiment même de son existence propre : c’est le passage d’une indistinction première (archétypiquement, entre le corps du nouveau-né et celui de sa mère) à la conscience d’une relative autonomie. Un tel passage suppose, sur le plan le plus élémentaire, la perception d’une séparation entre deux morceaux d’espace, deux corps juxtaposés, autrement dit la reconnaissance d’un écart entre deux positions : ici, ceci, c’est « moi », , cela, c’est « l’autre », toi, elle, ou lui. Pathologies mentales mises à part, une fois cette reconnaissance acquise, elle perdurera en tant que base logique et condition minimale de toute l’élaboration identitaire ultérieure.

A partir de là, le sujet commencera à discerner son ou plutôt ses « identités thématiques », car elles seront multiples et probablement changeantes au fil du temps. M’étant rendu compte, ne fût-ce encore que confusément, que j’« existe », j’apprendrai ensuite que je « suis » plus précisément, sémantiquement, « substantiellement », un garçon, de telle origine, de tel milieu, etc. A mesure que le sujet se découvre ainsi faire partie d’ensembles (un genre, une famille, un groupe social déterminés) relevant eux-mêmes de diverses taxinomies, son identité se précise en termes d’appartenances ainsi que d’attachements et de répulsions corrélatifs. Comme on dit, ses premiers « liens sociaux » se constituent.

4 Rôle (et parcours) dits « thématiques » parce que manifestant des thèmes récurrents. Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris Hachette, 1979, pp. 318 et 393.

En ce sens, en sémiotique aussi, « l’existence » précède l’« essence » puisque c’est seulement en versant jour après jour dans la matrice syntaxique initiale de nouveaux contenus que les instances de socialisation enseignent au sujet « ce qu’il est », et corrélativement « ce que sont » les autres : un « fils de famille », une « rien du tout », un « Blanc », un damné de la terre, une princesse. Bien que ces contenus tendent à figer les images (ou les « simulacres ») de soi et d’autrui, en son principe le processus de construction identitaire ainsi amorcé n’a pas de fin. Dans le meilleur des cas, c’est tout au long de la vie que le sujet, au gré de ses expériences et de ses rencontres, se découvrira lui-même toujours de nouveau « comme un autre » en même temps qu’il reconnaîtra, chez l’autre, des potentialités jusqu’alors insoupçonnées5.

5 Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

1.2. Une syntaxe sémantique ?

Pour remplir le vide sémantique du rapport positionnel initial et donner à l’identité individuelle des contenus thématiques précis, un nombre indéfini d’isotopies sémantiques peuvent être convoquées. Celles qui le sont le plus usuellement sont néanmoins en nombre très réduit. Ce sont en gros celles qu’on trouve sur un passeport, une carte « d’identité » ou une fiche de police : sexe, âge, nationalité, profession, taille, couleur des yeux, à quoi peuvent s’ajouter, dans certains fichiers, la « citoyenneté », la langue, la religion, l’ethnie, parfois la couleur de la peau sinon même la « race ».

Toutes ces spécifications ont-elles la même valeur, ou bien certaines d’entre elles, plus cruciales que les autres, pourraient-elles avoir, en plus de leur vertu distinctive, une valeur constitutive, « existentielle » ? Si tel était le cas, elles se placeraient sur le même plan que la syntaxe fondamentale, au point, peut-être, de se confondre avec elle. Si la question se pose, c’est avant tout à propos de l’identification thématique par le sexe, et peut-être aussi la « race ». Tandis que ce dernier terme, lourdement connoté, est passé hors d’usage de longue date, le premier, qui tend aujourd’hui à ne plus désigner qu’une différence d’ordre biologique, appelle comme on sait l’usage d’une notion complémentaire, celle du « genre » psycho-socialement construit. On peut alors se demander si le caractère presque tabou des termes en question n’est pas lié au fait qu’ils mobiliseraient des catégories situées, si on peut dire, à cheval sur la sémantique et la syntaxe.

Contrairement à ce que nous avons postulé plus haut, il se pourrait en effet que le sémantisme que recouvrent ces deux termes ne se superpose pas après coup à la différence positionnelle originaire mais en fasse partie : pour nous en tenir à la catégorie masculin versus féminin, on naîtrait à la conscience de soi — c’est-à-dire au sens — déjà sexué. La détermination sexuelle devant selon cette hypothèse être considérée comme en jeu dès le stade de la découverte existentiellement constitutive du sujet, il n’y aurait pas au commencement une structure purement syntactico-positionnelle vide de contenu mais dès le départ une surcharge sémantique de la syntaxe. C’est là une spéculation touchant des profondeurs ontogénétiques insondables, dont on peut certes estimer que la sémiotique est en mesure de se passer, et aurait peut-être même avantage à se passer. Pourtant, tout en soulevant le problème du statut sémiotique de la sexualité, ou au moins de la sexuation (qu’on la préfère seulement binaire ou plus complexe), la question pourrait faire avancer la réflexion sur la relativité des rapports entre syntaxe et sémantique, alors qu’on s’en tient généralement à l’idée de deux dimensions séparées6.

6 Considérant que la syntaxe est en elle-même porteuse de sens et qu’elle a, de ce point de vue, valeur « sémantique », Greimas avance en tout cas, dans Sémantique structurale, l’idée d’une « syntaxe sémantique » (p. 117).

Néanmoins, compte tenu de la visée plus modélisante qu’analytique du présent exposé, plutôt que d’attribuer un statut spécial à la différence sexuelle, nous la considèrerons seulement comme une parmi les nombreuses différences exploitables dans les processus de construction des identités et des altérités corrélatives.

2. Modélisation

El otro, el mismo : faisons de cette juxtaposition une équivalence : l’autre à soi n’est-il pas en effet, en premier lieu, le même que soi ? Car il ne peut y avoir de différence, donc d’altérité, qu’entre des éléments comparables, c’est-à-dire semblables au moins à certains égards. Si deux acteurs n’avaient absolument rien en commun, ni consistance matérielle ni intérêts partagés (ou concurrents) ni valeurs ni vision analogues (ou même opposées), alors, faute d’avoir aucune prise l’un sur l’autre, ils n’entreraient d’aucune manière en relation et par suite aucun des deux n’apparaîtrait comme l’autre de l’autre. Il faut donc bien que pour être autre, l’autre soit aussi, pour une part, le même : c’est le présupposé, la première condition de tout rapport interactif, de toute « prise » entre deux entités7.

7 Cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009 (1re partie, II.3).

Mais le problème qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure cette part de « mêmeté » sera reconnue sur le plan des relations vécues, et sous quelles formes la part corrélative d’« altérité » sera traitée dans les pratiques interactionnelles. Entre, d’un côté, un partenaire qui serait considéré comme actuellement ou potentiellement identique à soi et traité comme tel, ou comme seulement similaire, et, de l’autre, un interactant qui, malgré une communauté d’appartenance minimale sous-jacente, serait regardé comme tout autre que soi, ou encore comme simplement autre, toutes les gradations du rapport de distance-proximité sont envisageables. En découlent des régimes d’altérité contrastés qui se traduisent dans des pratiques de relation à l’autre obéissant à des syntaxes interactionnelles non moins diversifiées, quel que soit le registre sémantique — inter-culturel, inter-générationnel, « inter-sexuel » ou autre — dont relèvent les différenciations identitaires prises en compte.

Ces divers cas à envisager s’interdéfinissent schématiquement comme suit8:

8 L’ellipse centrale indique quelles sont les relations (contradiction, implication) entre les positions du schéma. Ce sont les mêmes que dans le carré sémiotique classique (cf. Sémiotique. Dictionnaire, op. cit.), à ceci près que la continuité de l’ellipse souligne le caractère transitoire de chacune des positions.

3. Régimes d’altérité

Nous allons maintenant examiner tour à tour chacune de ces configurations. Pour cela, nous suivrons un parcours témoignant d’un certain optimisme, quitte à avancer en sens inverse de l’orientation qu’indiquent les flèches du schéma « canonique » ci-dessus. Nous partirons du régime où les rapports à l’autre sont les plus oppressifs — pour « l’autre » en premier lieu, à coup sûr, mais aussi, presque autant, pour soi-même : c’est le régime de l’« assimilation ». Et nous aboutirons in fine au dispositif qui ouvre au contraire les perspectives de coopération entre interactants à tous égards les plus positives. Menant ainsi vers le meilleur en partant du pire, cette syntagmatique suggère quelles pourraient être théoriquement les étapes d’un processus de reconnaissance et d’émancipation de l’autre — en même temps que d’accomplissement de soi, ces deux aspects étant indissociablement liés.

3.1. L’autre tenu pour identique à soi : le régime de l’assimilation

Le point de vue selon lequel l’autre serait « par nature » fondamentalement identique à soi s’inscrit dans la grande tradition philosophique universaliste qui postule qu’en dépit de toutes les différences le genre humain est un.

Sur le plan des politiques publiques, ce postulat sert depuis longtemps de justification à des stratégies d’assimilation. Le moi-collectif, le « nous », se considérant comme l’incarnation d’une « normalité » universalisable parce qu’estimée la plus conforme à la Raison ou à la « Nature », les particularismes de toutes sortes, notamment religieux, apportés du monde extérieur, aussi bien que ceux (par exemple de mœurs) surgis de l’intérieur, sont tenus en suspicion et leurs manifestations, si elles deviennent trop « voyantes », font scandale et doivent être proscrites. Tandis que l’attention médiatique se concentre aujourd’hui prioritairement, au moins en France, sur les affaires endogènes de « genre », l’étranger, incarnation pourtant majeure de l’Autre, en particulier l’ex-colonisé et de nos jours spécialement (quand ils n’ont pas péri naufragés) les migrants, les exilés, les réfugiés du Tiers Monde restent sommés, sous peine de brimades quotidiennes, de harcèlement policier, de poursuites judiciaires, ou d’exclusion, de se conformer non seulement aux règles de droit du pays d’« accueil » mais aussi aux normes de comportement qui y régissent la vie de tous les jours.

Transposé sur le plan interindividuel, le même type d’attidude produit le même genre d’effets contradictoires : reconnaissance de principe « généreusement » accordée à l’autre en tant que représentant d’une humanité commune à tous, mais à condition qu’il épouse la normalité locale et donc efface toute différence palpable qui aurait pour effet de le singulariser. De même que sous ce régime tout étranger est reçu de grand cœur sous réserve qu’il se plie aux usages du cru, de même, en famille, un enfant sera tenu de se comporter au plus vite « comme une grande personne » : « raisonnablement ». Ou encore, s’agissant des femmes, réputées « émotives par nature », on attendra d’elles qu’elles veuillent bien raisonner « en hommes » : « logiquement » ! Les pratiques d’assimilitation consistent, autrement dit, à tout accepter de la part du dissemblable, à l’exception précisément des traits constitutifs, ou supposés tels, de son altérité.

 

Du point de vue politique, culturel, religieux, souvent même ethnique (pour ne pas dire racial9), les promoteurs de telles politiques, les « assimilateurs », obnubilés qu’ils sont par l’idée de leur prétendue pureté génétique ou culturelle menacée, sont typiquement des intégristes dont l’auto-définition identitaire ne peut ni ne doit à aucun moment vaciller. Car c’est là, dans une conscience identitaire sûre d’elle-même et immuablement figée, érigée en principe régulateur, que trouve sa source leur compulsion à mettre les autres « aux normes » en les assimilant, ou à les exclure si résistance il y a. Réfractaire à toute forme de doute ou de discussion, un assimilateur, en tant que programmateur de la vie d’autrui, qu’il traite en non-sujet, n’est au fond lui-même qu’une sorte d’automate programmé par ses propres obsessions et, dans cette mesure, lui aussi un non-sujet. Dans un tel cadre, pour peu que les rapports de force soient suffisamment inégaux, les assimilés potentiels, sachant que le devenir qui leur est promis est d’avance fixé par les attentes et les tactiques de la partie dominante, n’ont que deux possibilités : ou bien s’accommoder de cette programmation, ou bien chercher à passer sous un autre régime interactionnel.

Puisque le groupe ou le sujet dominant attend ou même exige que tout le monde se conforme aux normes de la « juste raison » qu’il prétend incarner, une première option possible est effectivement de prendre son discours à la lettre et de chercher à devenir son semblable. Par obligation, par calcul ou peut-être par conviction, l’autre prend en ce cas pour modèle celui dont il dépend, dans l’espoir de devenir un jour son pareil, son égal. Pour cela, s’il le faut, il refoule des inclinations qui lui sont propres et renonce à des potentialités qu’il aurait pu développer pour son propre compte. Bien qu’il y ait des raisons de penser que la ressemblance avec le modèle ne sera jamais parfaite et que par suite l’intégration à laquelle il aspire ne sera jamais tout à fait sans réserve, cette option a de bonnes chances de permettre un modus vivendi relativement apaisé et durable. Mené avec le zèle constant de s’« aligner », le programme de la partie dominée — plan de survie plutôt que d’ascension sociale ou humble quête de reconnaissance s’il s’agit de relations interpersonnelles — constitue de fait le garant d’une harmonie au moins apparente, un garant d’autant plus sûr qu’il légitime et donc renforce l’autorité de la partie dominante érigée en modèle d’excellence.

Mais cette option a un coût moral très élevé. Elle ne revient pas seulement à faire accepter ou subir par le groupe ou le sujet dominé la négation de sa propre autonomie. Elle commande jusqu’au détail de ses pratiques. Il faut apprendre à agir, à parler, à penser, à vivre à la mode de la collectivité assimilatrice, ou pour le moins afficher un degré de déférence suffisant à son égard (ou, en privé, à l’égard de quelque autorité patriarcale). En termes de stratégies véridictoires, le régime de l’assimilation est une parfaite école de la dissimulation forcée. Même une fois atteint un premier degré d’intégration, l’ex-intrus devra encore se comporter de manière superlativement conforme s’il veut prévenir d’éventuels doutes relatifs à l’effectivité de sa conversion. Si moyennant toutes ces épreuves il obtient la reconnaissance dont dépend son sort en tant qu’acteur social, il n’y sera parvenu qu’au prix d’une forme de reniement de soi.

L’autre option, l’option opposée — ne renoncer en rien au potentiel d’une altérité pleinement assumée et par là s’affranchir du régime d’assimilation — s’exprime selon des modalités très diverses mais qu’on peut respectivement ramener à telle ou telle parmi les autres manières possibles de concevoir et de pratiquer la relation entre l’un et son autre telles que le modèle les interdéfinit.

3.2. L’autre vu comme similaire à soi : le régime de l’admission

Un premier régime d’autonomie relative s’ouvre à partir du moment où les partenaires entretiennent non plus un rapport unilaréral imposant à l’une des parties la nécessité ou le devoir de se conformer aux exigences du plus puissant mais des relations fondées sur un principe de réciprocité. Il faut pour cela qu’en premier lieu les interactants se reconnaissent les uns les autres en tant que totalités et en particulier comme foyers de volonté, autrement dit comme des Sujets à part entière et égale, non plus sur le seul plan d’une universalité de principe mais dans les rapports de face à face.

9 Cf. Cl. Calame, « La stigmatisation et l’exclusion de migrantes et migrants : une nouvelle forme de racisme ? », Communications, 107, 2020.

Seule cette forme de reconnaissance d’une mêmeté définie en termes de similarité statutaire concrète peut fonder l’acceptation d’un « droit à la différence » sur les plans les plus divers. Sans doute, en pratique, ce « droit » ne s’exercera-t-il que dans certaines limites, mais la signification de ces limites change du tout au tout dès le moment où elles peuvent être négociées, c’est-à-dire fixées par acccord entre les volontés moyennant des procédures de persuasion — formule qui correspond très exactement au principe de syntaxe interactionnelle propre au régime dit de la « manipulation ». Ce qui constitue l’altérité de l’autre cesse alors d’être regardé avec méfiance ou traité comme tout au plus « tolérable » dans des limites étroitement définies et devient au contraire, en principe et par principe, accueilli positivement. Sur un plan général, pour une société (ou tout autre collectif de taille plus réduite) qui ne vise pas à perdurer telle quelle coûte que coûte mais aspire à évoluer qualitativement en multipliant ses potentialités, admettre une telle diversité interne — mieux, la rechercher — se révèle un atout, une condition nécessaire à la dynamique de son épanouissement10.

10 Cf. Cl. Lévi-Strauss, De près et de loin, Paris, Seuil, 1990, pp. 206-207. Sur la culture de la diversité, cf. R. Pellerey, « Una dinamica organizzazionale dissidente », Actes Sémiotiques, 122, 2019 ; J. Fontanille, « Pluralité des rôles et participation », Terres de sens, Limoges, Pulim, 2018 (2e partie, II.5). Sur la stratégie d’admission en général, cf. E. Landowski, Présences de l’autre, op. cit., pp. 28-29, 34-39.

Mais loin d’être donné, un tel régime doit être conquis moyennant l’abolition des pesanteurs propres aux sociétés d’assimilation. Comment rendre ce changement possible ? Bien que certaines décisions de la puissance publique puissent y contribuer sur le plan formel, il ne peut pas être imposé en profondeur par décret. D’autant moins que la mise en place d’un modèle qui éviterait toute stigmatisation des différences (en établissant par exemple — mais pour de bon ! — la « parité » entre hommes et femmes) suppose un minimum d’adhésion précisément de la part des groupes (ou, en l’occurrence, du genre) jusqu’alors dominants. Etant donné que c’est d’eux que dépend en définitive le maintien, l’atténuation ou la suppression des discriminations, aucun changement réel n’est possible sans que, de bon ou de mauvais gré, ils renoncent aux privilèges attachés à leur position dominante, ainsi qu’accessoirement à toutes sortes d’habitudes afférentes, en particulier langagières11. Vaincre les résistances qu’inévitablement ils opposent à de tels changements — pour eux, de véritables bouleversements —, les leur faire accepter « volontairement », requiert pour le moins le développement d’une pédagogie adéquate.

11 Voir ici-même A.M. Lorusso, « Le débat sur les catégories de genre : comment rendre les langues adéquates », Acta Semiotica, III, 5, 2024.

La meilleure tactique en la matière pourrait se ramener à leur faire comparer les bénéfices et les coûts respectifs des deux régimes, en évitant toute rhétorique moralisante car aux yeux des destinataires les plus concernés — ceux les plus viscéralement attachés au statu quo — un prêchi-prêcha « correct » et bien-pensant ne serait que flatus vocis ou paraîtrait une provocation. Dans ces conditions, une exhortation à tenter pourrait être de ce genre : « Vous jouissez actuellement de mille avantages au détriment de ceux dont vous programmez la vie sociale pour mieux les exploiter. Mais en contrepartie — comme dans la dialectique du maître et de l’esclave ! — vous vous emprisonnez dans votre propre forteresse mentale et vous condamnez à la paranoïa. Et les bénéfices pragmatiques que vous tirez de votre position dominante ne compenseront jamais le fardeau moral que vous impose un tel acharnement à maintenir à toute force ce rapport de domination devenu intenable. Il faut y penser : changer de régime, renoncer à soumettre l’autre, admettre son autonomie, le laisser vivre, ne sera pas moins libérateur pour vous que pour ceux sur qui vous exercez à un tel prix votre emprise ».

La difficulté à enclencher un tel processus de conversion paraît néanmoins d’autant plus grande que les exigences propres à un régime d’admission pleinement assumé dépassent les réquisits formels d’une organisation politique démocratique. Les systèmes électoraux à base censitaire de jadis, de même que ceux qui écartaient le vote des femmes donnent des exemples de pratiques naguère jugées démocratiques bien qu’elles aient fonctionné sur le mode d’un entre-soi garanti par des mesures d’exclusion de « l’autre ». Si l’abolition de la plupart des restrictions de ce type fait des démocraties d’aujourd’hui des systèmes relativement inclusifs sur le plan politique12, il n’en va pas de même sur bien d’autres plans. Dans beaucoup d’espaces d’interaction, la distribution actuelle des rôles évoque encore davantage le modèle de la république athénienne que celui d’une démocratie moderne. Pourtant, dans son principe, la logique d’admission vaut pour l’ensemble des scènes interactionnelles, à commencer par le monde du travail.

12 Relativement tout au plus, puisque la nationalité reste généralement un critère du droit de vote politique.

3.3. La radicale étrangeté de l’autre regardé comme tout autre

A l’opposé des formules d’inclusion, soit forcée (par assimilation reposant sur l’élimination ou la censure des spécificités de l’autre), soit consensuelle (supposant leur reconnaissance et leur admission), on trouve une panoplie au moins aussi riche de configurations impliquant l’exclusion du dissemblable, vu maintenant comme radicalement autre à raison de son irrégularité foncière par rapport à la norme commune, comme une sorte d’accident de la nature ou de la vie sociale dont le « barbare », le « sauvage », le « fou » et, à sa manière, la sorcière, ou, aujourd’hui, le « terroriste » et le « monstre sexuel » offrent diverses figures types.

Le plus souvent, l’exclusion est envisagée sous son aspect transitif et dynamique : exclure, c’est prendre l’initiative d’expulser de la communauté un élément qui en fait partie mais dont un jour l’altérité jusqu’alors inaperçue se révèle par un comportement jugé fautif — c’est l’exclusion du parti, la radiation des cadres, la dégradation militaire, la destitution, l’excommunication, le renvoi de l’élève indiscipliné, la répudiation de l’épouse infidèle — ou potentiellement dangereux : mise en quarantaine, assignation à résidence, internement psychiatrique. Mais exclure, c’est aussi, statiquement, s’entourer de barrières interdisant l’accès à l’espace que le groupe se réserve (murs superposés à des frontières d’Etats, filtrage autour d’un milieu professionnel fermé, « plafond de verre » dans une organisation). Et c’est encore tenir à part, ségrégé (au sérail, au gynécée, dans un camp, un centre de rétention, une réserve, un ghetto), la forme ultime étant évidemment l’élimination, individuelle ou en masse (condamnation à mort, exécution, liquidation, extermination, « purification ethnique », ethnocide, pogrom, « solution finale »).

Il faut de plus prendre en compte des formules plus complexes qui posent la question de l’auto-exclusion. « Ce n’est pas nous qui t’avons rejeté, prétend souvent le groupe qui ostracise, c’est toi qui t’es exclu en cultivant une différence à laquelle tu te complais et dont tu t’enorgueillis ». L’autre ainsi soupçonné d’exacerber délibérément sa dissemblance tendra à passer pour un autre « pire » que les autres, un « pervers », différent et de surcroît « coupable » de sa différence. Mais ce n’est pas nécessairement à son corps défendant que l’exclu se trouve ainsi stigmatisé : il peut au contraire lui-même revendiquer, comme positive, la radicalité de sa différence et faire de son refus de toute forme d’assimilation aussi bien que de tout compromis qui permettrait son admission le ressort d’un affrontement ouvert, d’un combat contre la partie dominante. Une telle radicalisation de la différence, et son assomption en tant que motif de guerre est une option extrême, quelquefois désespérée mais souvent gagnante à terme et qui, en principe sinon toujours en pratique, est ouverte à toute minorité — ou majorité — discriminée. Il n’est cependant pas nécessaire non plus que l’autre s’assume de la sorte comme foncièrement autre pour qu’il soit regardé et traité comme tel. Selon une vision qui, si choquante soit-elle, semble largement répandue notamment lorsqu’il est question de « déviances » sexuelles ou de différences « de couleur », la figure limite du tout-autre est celle du dégénéré, comme si c’était au genre humain tout entier qu’il était alors déclaré étranger.

 

Certes, la tout-altérité ne saurait être conçue de manière aussi rudimentaire parmi les couches de population « éclairées ». La différence radicale s’y donne plus volontiers à décrire en termes d’étrangeté, notion toute relative13. Saisie sur ce mode, l’altérité commence là où finit la zone de l’intelligible : l’autre, c’est alors celui qu’on ne comprend pas. Mais il n’est jamais exclu qu’une parole qui échappe aux formes de la rationalité commune soit reçue, à un second degré, comme potentiellement porteuse de quelque vision, sagesse ou forme de vérité al di là del vero14. De même qu’un sens autre peut se cacher derrière le non-sens apparent de n’importe quel accident, de même le discours aberrant du sauvage ou du fou se révèle parfois chargé d’un outre-sens qui, faisant énigme, demande à être décrypté. Mystérieux comme la parole du devin, le discours ou le comportement le plus dérangeant peut ainsi, à la limite, faire l’objet d’une forme de respect comparable à la révérence devant le sacré. Du même coup, la figure du tout-autre, cessant d’être regardée comme pure aberration, en vient à s’entourer d’une aura suscitant interrogation et fascination15. En pareil cas, le regard sur l’autre tend à se rapprocher de celui que suppose une démarche ethnographique. Sémiotiquement parlant, c’est une des modalités de ce que nous appelons l’« assentiment » face au hors-norme, à l’inintelligible et plus généralement à l’accidentel.

Sur un plan plus trivial, on dit que face à ceux qu’on appelait autrefois crûment des « anormaux », les groupes sociaux traditionnels savaient trouver des accommodements pratiques, des formes de cohabitation et de solidarité, y compris avec les moins assimilables et les moins admissibles au sens donné ici à ces termes. De même, aujourd’hui, un reste de civilisation ou d’humanité, ou tout simplement un peu d’humour ne devrait-il pas suffire, au moins sur le plan des échanges micro-interactionnels quotidiens, à dédramatiser la portée de bien des clivages identitaires ? à permettre d’inclure, au lieu de les exclure, ceux dont les manifestations échappent aux formes ordinaires ? Ce serait changer de regard et, derrière la figure terrifiante du tout-autre, découvrir ou redécouvrir celle d’un autre avec lequel des modes de coopération heureuse seraient possibles. Telle est l’éventualité qui reste à envisager.

3.4. L’autre, simplement autre : reconnaissance et accomplissement

L’autre, simplement autre : voilà le noyau d’une dernière configuration qui, paradoxalement, n’est pas la plus simple à cerner. Voir l’autre comme simplement autre, c’est cesser de se focaliser sur des différences manifestes pour les évaluer, les unes comme bienvenues, d’autres comme tout au plus tolérables, ou pire, insupportables, en vertu de critères préétablis. C’est en revanche envisager ce qui fait la spécificité de l’autre en tant qu’éventuel partenaire comme un potentiel qui reste à découvrir et auquel il convient par conséquent de donner la possibilité de s’actualiser. A l’opposé du geste méfiant de l’assimilateur, c’est faire le pari qu’en enclenchant un jeu de stimulations et de relances mutuelles, la confrontation avec ce qu’autrui présente de différent par rapport à soi — l’étonnement réciproque face au divers, et sa résolution — peut favoriser le déploiement des potentialités dont on se croit soi-même porteur.

13 Par exemple, l’anglais queer, « strange or odd from a conventional viewpoint », devenu substantif, ne vise plus désormais rien d’« étrange » mais une différence assumée.


14 Expression et thème chers à Guido Ferraro.


15 Cf. M.A. Babo, « Figuras de lo mismo : entre lo semiótico y lo político », Signa, 20, 2021.

En dépit de ce qu’elle comporte de prometteur, cette conception n’est de toute évidence pas celle la plus couramment mise en pratique de nos jours — loin de là — ni sur le plan interpersonnel ni entre sujets collectifs. Rêverie d’idéaliste, diraient certains. Elle ne présuppose pourtant nullement que l’homme soit bon par nature ou heureux par vocation ! Et elle ne repose pas davantage sur l’idée d’un devoir moral d’aimer son prochain. Elle consiste par contre à postuler que dans certaines conditions créer en commun un sens inédit de la relation qu’on entretient avec l’autre est possible, que ce soit face aux représentants d’autres cultures16, entre générations et même (pourvu que ce soit à l’écart des discours militants et des campagnes médiatiques) dans les rapports, intellectuels et autres, avec l’autre ou les autres sexes17. Cette vue optimiste prend sémiotiquement appui sur les principes d’une syntaxe que nous avons définie comme celle du régime interactionnel de l’« ajustement »18. A ce titre, elle s’inscrit dans une problématique générale de la production de sens, dont elle constitue une des formules de base.

Ce régime, contrairement à celui de la programmation, ne se réduit pas à une forme d’adaptation aux régularités de comportement de la partie dominante ou de soumission aux normes qu’elle définit. Sa mise en œuvre ne consiste pas davantage à faire habilement en sorte que l’un des actants se plie, de bon ou de mauvais gré, à la volonté de l’autre, comme le permet la syntaxe de la manipulation. Et à la différence du régime de l’accident, elle exclut l’hypostase du tout-autre, qu’il soit vu comme un monstre ou, à l’opposé, comme une sorte de rédempteur. Non seulement l’ajustement est un régime d’interaction entre égaux — ce qu’exclut la syntaxe de la programmation tout autant que celle de l’accident — mais de plus, alors que la manipulation met face à face des sujets intentionnels qui savent d’avance exactement ce qu’il veulent et plus spécialement ce que chacun attend de l’autre ou des autres, s’ajuster mutuellement n’est possible qu’entre des sujets disponibles, ouverts à ce qui se présente, au présent même et à autrui. Ce que nous entendons par « disponibilité » est une attitude tournée non pas vers l’appropriation du monde moyennant la domination d’autrui mais vers l’accomplissement du potentiel de toute chose, et d’abord des gens et de soi-même. Un sujet disponible ne convoite rien de particulier : acceuillant face à l’imprévu, il aspire seulement à s’épanouir de concert avec son entourage et grâce à lui selon des procédures qui ne peuvent pas être fixées a priori. Pour lui, les valeurs de l’« être », et particulièrement de l’« être-ensemble » passent avant l’exclusivité de l’« avoir ».

16 L’anthropologue Paul Rabinow en donne un exemple remarquable dans Un ethnologue au Maroc (1977, préface de P. Bourdieu, Paris, Hachette, 1988). Commentaire in E. Landowski, « L’épreuve de l’autre », Sign Systems Studies, 34, 2, 2008.


17 Cf. E. Landowski, « Pour A », in Y. Fechine (éd.), Semiótica nas práticas sociais, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2014.


18 Cf. Les interactions risquées, op. cit., ch. 4.

A partir du moment où une telle disponibilité s’avère réciproque, les rapports entre partenaires peuvent prendre la forme d’une authentique co-opération, à la fois processus de co-création de sens par le dialogue entre visions du monde et pour ainsi dire de réinvention de la vie sur le plan des pratiques. La présence de l’un à son autre n’étant plus alors en tout point encadrée par de rigides déterminismes ou des conventions sociales contraignantes, pas non plus entièrement suspendue à des négociations confrontant des intentions divergentes ou des intérêts opposés, ni complètement livrée à l’aléa, la vie peut être conçue comme un parcours où, dans l’immanence des rapports entre des entités interdépendantes et sensibles les unes aux autres en même temps que respectueuses de leur autonomie respective, chacun cherche à s’accomplir moyennant l’accomplissement corrélatif du potentiel propre à l’autre ou aux autres.

Si cela s’applique si bien, en premier lieu, à l’amitié (et même, parfois, à ce qu’on appelle l’amour), c’est parce que l’amitié met en jeu une dynamique d’incitations réciproques grâce auxquelles les partenaires créent entre eux des rapports où l’absence de règles préétablies comme de visées figées leur permet d’inventer et de réinventer, théoriquement en permanence, leur mode d’être et de faire, de penser et de vivre l’un en rapport avec l’autre. De nombreuses études ont montré comment un tel régime peut donner un sens nouveau aux relations entre soi et l’autre dans les domaines les plus divers de la vie sociale19. S’il ne s’agit évidemment pas d’une panacée face à tous les drames de l’altérité, c’est du moins la perspective la plus riche de promesses en termes de « vivre ensemble »

Conclusion

Au long du parcours qui vient d’être effectué, nous n’avons à aucun moment fait mystère des valorisations, négatives ou positives, qui, à nos yeux, s’attachent à chacun des régimes passés en revue. La raison en est évidente : lorsqu’un sémioticien traite d’expériences qui sont de l’ordre du vécu, et qui plus est, comme c’est ici le cas, d’un vécu particulièrement sujet à dramatisation, il est inévitablement partie prenante à l’objet analysé. La description ne peut alors que difficilement faire abstraction de toute évaluation. On est donc très loin de la prétendue neutralité et du détachement généralement posés comme conditions de l’« objectivité scientifique ». Tombe-t-on pour autant dans une pure « subjectivité » ?

19 Cf. notamment P. Cervelli, « Fallimenti della programmazione e dinamiche dell’aggiustamento », in A.C. de Oliveira (éd.), As Interações sensíveis, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013 ; J.-P. Petitimbert, « Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; P. Demuru, « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; M. Scóz, « Por uma abordagem sociossemiótica do design de interação », Actes Sémiotiques, 121, 2018 ; A. Catellani, « L’entreprise responsable et ses parties prenantes : entre “manipulation” et co-construction de sens », Actes Sémiotiques, 122, 2019.

Pas nécessairement car sous certaines conditions une évaluation peut être objective. En l’occurrence, les jugements que nous portons ne procèdent ni de préférences personnelles dépourvues de justifications ni d’un parti pris idéologique. Il n’ont donc rien de « subjectif » au sens trivial et habituel du terme. Au contraire, la valeur que nous attribuons à chacun des régimes est fondée sur des critères précis. Et ces critères sont sémiotiques. On l’a vu, chacun des régimes d’altérité (assimilation, admission, exclusion, coopération) est l’expression d’un régime d’interaction correspondant (programmation, manipulation, accident ou ajustement). Or ces derniers relèvent eux-mêmes d’autant de régimes de sens distincts, dont le propre est d’offrir aux interactants une latitude plus ou moins grande en termes de signifiance, c’est-à-dire de production de sens : ce sont respectivement les régimes sémiotiques dits de l’« insignifiance », de l’« avoir de la signification », de l’« insensé » et du « faire sens »20.

20 Cf. E. Landowski, « Les métamorphoses de la vérité, entre sens et interaction », Acta Semiotica, II, 3, 2022, pp. 260-261.

La valeur sémiotique attribuable à chacun des régimes d’altérité découle de cette triple articulation : elle tient au degré de productivité sémiotique propre à celui des régimes de sens qui correspond au régime d’interaction mis en jeu par le régime d’altérité qu’on prend en considération. Cette valeur dépend, autrement dit, de ce qu’un régime d’altérité donné apporte ou exclut, par comparaison avec les trois autres, sur le plan des rapports de sens entre les sujets (et plus généralement face à l’univers ambiant, autre forme majeure de « l’autre » bien qu’il n’en ait pas été directement question ici).

Pour finir, voyons donc de plus près, cas par cas, comment ces valorisations sont sémiotiquement fondées.

i) Ce que le régime de l’assimilation exclut en pourchassant les différences et en programmant la réduction de la diversité à l’uniformité, c’est la possibilité même de l’émergence d’un quelconque sens nouveau ; dominants comme dominés, les acteurs sont ad vitam aeternam cloisonnés dans des rôles prédéfinis : en même temps que le gel des rapports humains, c’est la pétrification des rapports de sens. Sémiotiquement, c’est en somme la négativité à l’état pur.

ii) A partir de là, le passage au régime de l’admission marque une incontestable avancée ; les rapports interindividuels et collectifs devenant plus malléables, le champ social se transforme en un espace de négociation producteur de significations nouvelles attachées aux statuts et aux fonctions des uns et des autres désormais définissables et redéfinissables contractuellement, conformément à la syntaxe de la manipulation ; mais cette contractualisation, garantie nécessaire de modes de relation nouveaux, tend en contrepartie à fixer des limites, ne serait-ce que provisoires, à la création de formes relationnelles et de productions signifiantes inédites. Le côté positif va donc ici de pair avec une part inhérente de négativité qui en restreint systémiquement la portée21.

21 D’où les réserves qu’on peut émettre à l’égard du « schéma narratif canonique » fondé sur de la syntaxe de la manipulation et du contrat (cf. « Politiques de la sémiotique », RIFL, 13, 2, 2019, pp. 12-14). Sur le caractère limitatif du principe contractuel, voir notamment A. Mbembe, La Communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.

iii) Le régime d’altérité articulé autour de la figure du tout-autre repose sur un régime de sens non moins complexe puisque si c’est d’abord celui du pur non-sens, du rejet de l’aberrant et de l’exclusion du monstrueux, c’est aussi celui de l’apparition éventuelle d’un outre-sens susceptible de renouveler en profondeur les interprétations communes de toutes les différences. Cette fois, c’est donc la négativité qui peut, paradoxalement, se révéler porteuse d’une valeur sémiotique positive en tant que potentiellement régénératrice du sens admis.

iv) Enfin, dépassant les limites de la contractualité, le régime de la coopération, avec sa syntaxe interactantielle en forme d’ajustement, est celui où d’authentiques processus de création de sens et en particulier de réinvention des modes du « vivre-ensemble », et par là-même du « sens de la vie » deviennent possibles. D’où la valeur sémiotique prééminente que nous lui reconnaissons.

Une telle prise de position en faveur de la créativité va bien sûr de pair avec une certaine conception de la discipline elle-même : « sémiotiser », ce n’est pas seulement analyser des pratiques du sens et des objets de sens existants, c’est aussi chercher les moyens d’en construire de nouveaux.

 

Bibliographie

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1 Cf . S. Zunzunegui et A. Miguel (éds.), El otro, el mismo. Figuras y discursos de la alteridad, Signa. Revista de la Asociación Española de Semiótica, 20, 2021.

2 Cf. Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004. Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

3 Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997, chap. 1 et 2.

4 Rôle (et parcours) dits « thématiques » parce que manifestant des thèmes récurrents. Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris Hachette, 1979, pp. 318 et 393.

5 Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

6 Considérant que la syntaxe est en elle-même porteuse de sens et qu’elle a, de ce point de vue, valeur « sémantique », Greimas avance en tout cas, dans Sémantique structurale, l’idée d’une « syntaxe sémantique » (p. 117).

7 Cf. E. Landowski, « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009 (1re partie, II.3).

8 L’ellipse centrale indique quelles sont les relations (contradiction, implication) entre les positions du schéma. Ce sont les mêmes que dans le carré sémiotique classique (cf. Sémiotique. Dictionnaire, op. cit.), à ceci près que la continuité de l’ellipse souligne le caractère transitoire de chacune des positions.

9 Cf. Cl. Calame, « La stigmatisation et l’exclusion de migrantes et migrants : une nouvelle forme de racisme ? », Communications, 107, 2020.

10 Cf. Cl. Lévi-Strauss, De près et de loin, Paris, Seuil, 1990, pp. 206-207. Sur la culture de la diversité, cf. R. Pellerey, « Una dinamica organizzazionale dissidente », Actes Sémiotiques, 122, 2019 ; J. Fontanille, « Pluralité des rôles et participation », Terres de sens, Limoges, Pulim, 2018 (2e partie, II.5). Sur la stratégie d’admission en général, cf. E. Landowski, Présences de l’autre, op. cit., pp. 28-29, 34-39.

11 Voir ici-même A.M. Lorusso, « Le débat sur les catégories de genre : comment rendre les langues adéquates », Acta Semiotica, III, 5, 2024.

12 Relativement tout au plus, puisque la nationalité reste généralement un critère du droit de vote politique.

13 Par exemple, l’anglais queer, « strange or odd from a conventional viewpoint », devenu substantif, ne vise plus désormais rien d’« étrange » mais une différence assumée.

14 Expression et thème chers à Guido Ferraro.

15 Cf. M.A. Babo, « Figuras de lo mismo : entre lo semiótico y lo político », Signa, 20, 2021.

16 L’anthropologue Paul Rabinow en donne un exemple remarquable dans Un ethnologue au Maroc (1977, préface de P. Bourdieu, Paris, Hachette, 1988). Commentaire in E. Landowski, « L’épreuve de l’autre », Sign Systems Studies, 34, 2, 2008.

17 Cf. E. Landowski, « Pour A », in Y. Fechine (éd.), Semiótica nas práticas sociais, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2014.

18 Cf. Les interactions risquées, op. cit., ch. 4.

19 Cf. notamment P. Cervelli, « Fallimenti della programmazione e dinamiche dell’aggiustamento », in A.C. de Oliveira (éd.), As Interações sensíveis, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013 ; J.-P. Petitimbert, « Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; P. Demuru, « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; M. Scóz, « Por uma abordagem sociossemiótica do design de interação », Actes Sémiotiques, 121, 2018 ; A. Catellani, « L’entreprise responsable et ses parties prenantes : entre “manipulation” et co-construction de sens », Actes Sémiotiques, 122, 2019.

20 Cf. E. Landowski, « Les métamorphoses de la vérité, entre sens et interaction », Acta Semiotica, II, 3, 2022, pp. 260-261.

21 D’où les réserves qu’on peut émettre à l’égard du « schéma narratif canonique » fondé sur de la syntaxe de la manipulation et du contrat (cf. « Politiques de la sémiotique », RIFL, 13, 2, 2019, pp. 12-14). Sur le caractère limitatif du principe contractuel, voir notamment A. Mbembe, La Communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.

 

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Résumé : L’objectif est de construire une grammaire interdéfinissant les manières de concevoir et de pratiquer les rapports avec l’« autre ». Sachant qu’il ne peut apparaître de différence, donc d’altérité, qu’entre des éléments semblables au moins à certains égards, la question est de savoir dans quelle mesure la part de « mêmeté » inhérente à « l’autre » sera reconnue sur le plan des relations vécues et sous quelles formes la part corrélative d’« altérité » sera traitée dans les pratiques. Entre, d’un côté, un partenaire considéré comme identique à soi, ou comme seulement similaire, et, de l’autre, un interactant regardé comme tout autre, ou encore comme simplement autre, toutes les degrés de distance-proximité sont possibles. En découlent des régimes d’altérité contrastés et des pratiques interactionnelles obéissant à des syntaxes non moins diversifiées.


Resumo : O objetivo do ártigo é construir uma gramática capaz de interdefinir os modos de conceber e praticar as relações com o Outro. Sendo admitido que qualquer diferença e, portanto, qualquer relação de alteridade entre dois elementos pressupõe que eles sejam comparáveis, quer dizer parcialmente idênticos, a questão que se coloca é saber em que medida a parte de « mesmedade » inerente ao outro será reconhecida nas práticas vividas e de que modo a parte correlativa de alteridade será tratada. Entre, por um lado, um parceiro considerado como idêntico, ou somente similar a si mesmo, e, por outro, um interactante tratado como radicalmente outro, ou ainda como « simplesmente outro », todos os graus de distância ou proximidade são possíveis. Daí o contraste entre regimes de alteridade distintos, obedecendo a sintaxes interacionais não menos diversificadas.


Abstract : The objective of the article is to semiotically interdefine the possible ways of conceiving and practicing the relationship with the « Other ». Being admitted that any difference and therefore any « alterity » between two elements presupposes that they be comparable, that is to say partially identical, the question that arises is to assess in what measure this similarity will be recognised in daily practices, and how the correlated aspect of alterity will be dealt with. Between, on the one hand, a partner considered as identical, or only similar, to the Ego, and on the other hand an interactant regarded as radically different, or just « simply other », all degrees of distance-proximity are possible. Hence a series of contrasted regimes of alterity, obeying equally distinct interactional syntaxes.


Mots clefs : altérité, identité, objectivité sémiotique, régimes d’altérité, régimes de sens, valeur sémiotique.


Auteurs cités : Maria Augusta Babo, Claude Calame, Jacques Fontanille, Algirdas J. Greimas, Claude Lévi-Strauss, Anna Maria Lorusso, Achille Mbembe, Roberto Pellerey, Jean-Paul Petitimbert, Paul Ricœur.


Plan :

Introduction

1. Différentes différences

1. Deux stades de l’identité

2. Une syntaxe sémantique ?

2. Modélisation

3. Régimes d’altérité

1. L’autre tenu pour identique à soi : le régime de l’assimilation

2. L’autre vu comme similaire à soi : le régime de l’admission

3. La radicale étrangeté de l’autre regardé comme tout autre

4. L’autre, simplement autre : reconnaissance et accomplissement

Conclusion

 

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Recebido em 27/08/2021. / Aceito em 15/04/2023.