A la mémoire de Desiderio Blanco

Perdue et retrouvée,
notre expérience

Eric Landowski
Paris, CNRS — São Paulo, CPS

 

Publié en ligne le 30 juin 2023
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2023n5.62451
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Miro al jardín, que tiene las flores al romper.
Y al abrir la ventana, mi invade con el triunfo
de magnolias y lilas y dalias y jasmines
y geranios y rosas místicas y claveles...
(Una alondra quebranta la calma de mi alcoba).
D. Blanco, Oh dulces prendas, I.

 

Ces vers sont extraits du recueil de poèmes Oh dulces prendas publié par Desiderio Blanco en 20061. Ancien recteur de l’université de Lima (de 1989 à 1994), il était connu dès cette époque, au Pérou et à l’étranger, pour ses travaux de chercheur, de spécialiste du cinéma, de pédagogue, de traducteur, toutes activités menées par lui essentiellement en tant que sémioticien. Dans ce contexte, la parution d’un livre de poésie sous son nom fut une vraie surprise. Mais maintenant, alors qu’il nous a quittés voilà déjà un an, le 2 juillet 2022, cette œuvre à la fois marginale en termes académiques et sans aucun doute essentielle en tant que geste existentiel prend à nos yeux un sens nouveau. Cela non seulement parce qu’en termes affectifs elle nous restitue un peu de la présence de notre ami, mais aussi parce que la relecture de ce livre nous remémore d’anciennes discussions avec lui notamment en ce qui concerne la possibilité d’une approche sémiotique de l’« expérience »2.

1 D. Blanco, Oh dulces prendas, Lima, Ediciones Caracol, 2006, 44 p.


2 Cf. D. Blanco, « En busca de la experiencia perdida », in A.C. de Oliveira (éd.), Interações sensíveis, São Paulo, Estação das letras e das cores, 2013, reed. Contratexto, 22, 2014.

Les poèmes qui composent ce recueil datent les uns des années 1950-55 (première partie, « Ascetica », poèmes I à X), les autres des années 1965-70 (seconde partie, « Corporalia », XI à XX). Il est donc clair que l’auteur n’était pas encore sémioticien lorsqu’il les a écrits. Mais il l’était devenu depuis longtemps lorsqu’en 2006 il les publia. Nous ne chercherons pas à percer les motivations psychologiques (les « intentions de l’auteur », comme on disait autrefois) qui ont pu l’amener à divulguer ces textes après les avoir gardés si longtemps en réserve. En revanche, nous voudrions cerner les implications sémiotiques de cette œuvre parue environ cinquante ans après sa rédaction.

 

Se présentant dans la première partie comme une confession, dans la seconde comme une adresse à l’aimée, le texte fait état de deux expériences à première vue antithétiques : d’abord une vie d’ascèse religieuse — Lo importante es el alma —, ensuite une passion amoureuse charnellement assumée — lo primero es el cuerpo. Mais cette polarisation sera dépassée : (...) adoro tu cuerpo, cuerpo a cuerpo, / porque el cuerpo / es salvación del alma3. Il va de soi que si ce volume n’était qu’une présentation suivie d’une critique de la doctrine dualiste opposant le corps et l’esprit, l’âme et la chair, il ne s’agirait pas d’une œuvre poétique mais d’une réflexion d’ordre philosophique parmi bien d’autres. Non, ce petit volume se signale d’emblée comme tout autre chose : aucune rhétorique dissertative ou argumentative mais de bout en bout un discours lyrique en prise sur le présent de sa propre énonciation.

3 Les trois citations sont tirées du dernier poème, XX, « Oda corporal ».

Soy un novicio (...) Miro el jardín (...) Siento fiebre (I). Amo tu alma (...) Pero adoro tu cuerpo (XX). Tout au long, le temps verbal dominant, sinon le seul, est le présent de l’indicatif. Non pas un présent intemporel à valeur universelle (« l’homme est mortel ») mais le temps de la présence du sujet à soi-même, le présent d’un « je » censément en train de vivre le rapport même au monde dont il fait état, d’abord enfermé dans la clôture monastique, hâvre mais aussi prison de l’âme, puis corporellement emporté par son élan vers l’autre, l’aimée.

Comme l’observe Raúl Bueno au fil de la lecture remarquablement juste et fouillée qu’il propose de ce livre4, il s’agit là de deux univers figuratifs et surtout, à notre sens, plastiques opposés : d’un côté, celui du sacré, la pénombre, de l’autre la lumière ; ici un espace clos sur lui-même, là une ouverture sans limites ; après le silence du milieu de vie sacré et le figement de la prière, la présence d’une matérialité sensible animée par la mobilité la plus vive. Pourtant, ces deux mondes ne sont pas complètement séparés. Le second, qui finira par s’imposer, se signale dès le début par des incursions à l’intérieur du premier : Una alondra quebranta la calma de mi alcoba. Et un peu plus bas dans le même poème d’ouverture : al abrir la ventana, mi invade con el triunfo / de magnolias y lilas y dalias y jasmines5.

Mais ce que ces deux univers ont en commun en dépit de leur valeurs phoriques opposées, c’est l’intensité de leur présence. Dans l’un comme l’autre, le sujet est immergé « corps et âme », comme dominé par une force ici centrifuge et là centripète. Loin de simples décors pour un discours à thèse, il s’agit des espaces vécus d’une double expérience intime.

Espaces vécus ? expérience ? Desiderio n’aurait pas aimé — pas accepté — cette manière de dire. Tout en prêtant à mes élucubrations une attention d’une extraordinaire générosité, comme lecteur, comme interlocuteur, comme traducteur, il finit un jour par me reprocher de commettre une erreur impardonnable de la part d’un sémioticien : prendre les mots pour des choses, les discours pour des actes, ne pas voir que l’expérience proprement dite — le vécu tel que nous le vivons dans son immédiateté — échappe par nature au discours : aucun discours ne restituera jamais l’authenticité première du vécu6.

4 R. Bueno, « La salvación por el cuerpo : sentido de la poesia de Desiderio Blanco », in Ó. Quezada Macchiavello (éd.), Fronteras de la semiótica. Homenaje a Desiderio Blanco, Lima, Universidad de Lima et Fondo de Cultura Económica, 1999. Pour cet article, Bueno utilise une version de Oh dulces prendas datée de 1996, encore inédite en 1999, mais apparemment identique à la version qui paraîtra en 2006.


5 Jardín, ventana, jasmin, un dehors offensif qui invade : aux familiers de l’œuvre de Greimas cet enchaînement de figures rappelle un autre poème, celui de Rilke analysé dans De l’Imperfection. Selon la traduction utilisée par R. Dorra : « (...) ante los ventanales (...) / ella sintió, de pronto, el consentido parque. / (...) Y, bruscamente, repudió, irritada, / el perfume del jasmín al que encontró ofensivo ». « Ejercicio para piano », De la imperfección, México, Fondo de Cultura Económica, 1990, p. 47.

6 Cf. D. Blanco, « En busca de la experiencia perdida », art. cit., 7e section, « Puntos críticos », pp.164-170.

 

Nous n’en disconvenons pas, sachant que tout discours est une construction de sens, une construction élaborée, qui plus est, à partir de perceptions culturellement filtrées, autrement dit pour une part elles-mêmes déjà construites. Sans oublier au surplus, diraient certains, les facéties de « l’inconscient », instance incontrôlée toujours capable de reconstruire la réalité à sa façon, que ce soit en censurant certains de ses aspects ou en en hallucinant d’autres qui n’y ont jamais été présents.

Mais ces réserves étant faites, il n’empêche qu’à moins d’être un sémioticien à la vigilance épistémologique sans faille, c’est bel et bien sur le mode du « tout naturel » — et non pas avec le sentiment d’une perception culturellement médiatisée ou psychiquement biaisée — que le sujet vit ce qu’il vit. De plus, en dépit du fait que l’expérience ainsi vécue est nécessairement celle d’une conscience individuelle absolument unique et singulière, il se trouve que dans les limites de n’importe quel groupe socio-culturel donné, les effets de sens qui se dégagent de la rencontre avec le monde sont en gros les mêmes pour tous. Si par exemple un film ou une chanson provoquent un enthousiasme partagé par des foules entières, c’est bien parce que les configurations plastiques et dynamiques qu’ils mettent en jeu sur le plan visuel ou musical enclenchent les mêmes types de vécus, les mêmes « expériences » sensibles, non pas certes chez tout le monde mais en tout cas chez le plus grand nombre. A défaut, aucune intercompréhension, aucune communication de masse ne serait possible. Les créateurs de design mais aussi les politiques, les artistes — tout ceux qui s’adressent à un large public — le savent parfaitement et en tirent de très efficaces stratégies de persuasion. L’expérience, en tout cas ainsi entendue, n’a donc rien d’ineffable. Au contraire, y compris en ce qu’elle semble avoir de plus intime, elle est connaissable et même, dans une assez grande mesure, modélisable, par exemple sémiotiquement.

Or, malgré les objections qu’il nous opposait en théorie, cette dimension de l’expérience sensible, Desiderio l’intégrait bel et bien dans sa pratique de chercheur et d’analyste — discrètement, il est vrai (un peu comme si, de la part d’un sémioticien, c’était à peine avouable). Cela aussi bien dans certaines de ses analyses de films7 qu’à propos d’un autre cas de sémiotique « syncrétique » (où s’articulent entre elles les sémiotiques spatiale, gestuelle, verbale, sonore, musicale et même olfactive), à savoir la messe, célébration qui le touchait évidemment de très près.

7 En particulier D. Blanco, « Los determinantes del sonido : música, lenguaje, cine », Lienzo, 30, 2009.

Dans son principal travail publié sur ce sujet, « El rito de la Misa como práctica significante », il distingue fondamentalement deux choses, présentées de la façon suivante dans le résumé : d’un côté las sutilezas teológicas de los pensadores cristianos, de l’autre la presencia y participación de un cuerpo sensible junto a otros cuerpos igualmente sensibles8. L’article consiste en une analyse de ces deux dimensions. Certes, les considérations relatives à la première sont les plus développées et les plus approfondies. Mais l’analyse inclut aussi (notamment pp. 59-60) une approche de la composante sensible propre à cette « pratique signifiante » où se mêlent la gestualité, les chants, la musique. Ce qui mène l’auteur à la conclusion suivante : Si [los fieles] no alcanzan a comprender la sutileza de los argumentos teológicos, participan no obstante de un conocimiento práctico iluminado por la fe (p. 69).

8 « El rito de la Misa como práctica significante », Tópicos del seminario, 20, 2008, Resumen.

Pourquoi alors faire du mot « expérience » un mot-tabou ? Il désigne pour nous en premier lieu exactement ce dont parle notre ami : la rencontre esthésique avec le monde sensible, vécue par un sujet doté d’un corps (souvent, mais pas nécessairement, junto a otros cuerpos), rencontre — expérience — dont résulte, selon les termes mêmes de Desiderio, une « connaissance pratique », une forme d’intelligibilité enracinée dans le sensible9. Au fond, je crois que nous nous entendions ! Car ce qui compte ce ne sont ni les étiquettes qu’on accolle aux concepts ni les prises de position épistémologiques a priori mais la réalité et l’efficacité des pratiques d’analyse. Et à cet égard, par delà ses réserves de principe, la démarche de notre ami était à la pointe de la recherche.

 

9 Sur cette forme de connaissance, cf. J.-P. Petitimbert, « Sémiotique des pratiques mystiques », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; « Prière et Lumière. Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », ibid. ; « Les traductions liturgiques du “Notre Père”. Un point de vue sur les théologies qui les sous-tendent », ibid., 119, 2016.

Mais passons à un autre point à première vue litigieux : quand un auteur (ou un locuteur) prétend dire l’expérience qu’il est en train de vivre ou qu’il a vécue, qu’en est-il du rapport entre le texte qu’il produit et la « vérité » ? Après tout, comme Desiderio le suggère à la p. 165 de l’article précédemment mentionné (« En busca de la experiencia perdida »), peut-être que Proust a purement et simplement inventé la si fameuse « haie d’aubépines ». Et peut-être que les « clochers de Martinville » n’ont jamais existé. Réalité tangible ou rêve de romancier ? Nous ne sommes pas allé vérifier.

Et au fond, qu’importe ? Même devant un tribunal, les choses sont moins tranchées. Pour un juge, la question décisive en dernière instance n’est pas de savoir si celui qui dit vrai est le prévenu qui prétend rapporter son expérience — en l’occurrence les « faits » tels qu’il se sont passés ou au moins tels qu’il les a vécus — ou si la vérité est du côté du plaignant qui expose autre chose ou le contraire. D’abord, il se peut que la « vérité vraie » ne soit jamais connue. Et surtout, considérations morales mises à part, qu’importe où se situe la Vérité ?... du moment où on sait que la version qui déterminera le verdict n’est pas celle supposée catégoriquement — ontologiquement — vraie mais celle, vraie ou fausse, que la cour estimera la plus vraisemblable, beyond reasonable doubt comme disent les Britanniques.

A fortiori, s’agissant de textes littéraires, bien plutôt que la vérité du dit, c’est la qualité du dire qui compte avant tout. Et cette qualité dépend elle-même pour une part essentielle de sa puissance d’évocation par rapport à quelque expérience non pas nécessairement vécue par l’auteur mais du moins « vivable » — au sens de « qui aurait pu » ou qui « pourrait » être vécue (à la manière des « mondes possibles ») — parce que discursivement construite comme une expérience humaine possible.

D’ailleurs, tout comme dans le cas de Proust inventant « Marcel » et peut-être aussi les « haies d’aubépines » en tant que simulacres discursifs, rien en toute rigueur ne prouve que le signataire — l’auteur — de Dulces prendas, en même temps qu’il construisait son propre simulacre discursif (le « je » du texte, parfaite figure de la piété au début, archétype de l’amoureux transi vingt pages plus loin), n’a pas inventé tout le reste aussi, y compris une « Evelyne en papier », homonyme de l’Evelyne en chair et en os mais qui n’aurait rien à voir avec celle que nous avons connue et à qui le texte est dédié. Tout est possible !

Certes, mais est-ce une raison suffisante pour affirmer que sous prétexte que c’est un texte et rien d’autre qu’un texte que nous avons sous les yeux — autrement dit un objet par définition fabriqué — nous ne pouvons en aucune manière prendre ce que ce texte dit pour l’expression d’un sentiment véritablement éprouvé ? Un tel soupçon épistémologique est-il nécessaire ? est-il même seulement convenable ? Ne peut-on pas être et écrivain et honnête homme ? Poussé à l’extrême par esprit de système, un tel purisme sémiotique pourrait vite conduire à une quasi paranoïa ! Et s’il s’agit de simple précaution méthodologique, le risque est de tomber dans l’auto-inhibition en s’imposant des interdits qui restreignent le champ des analyses et par là les avancées potentielles de la théorie. Je préfère donc faire crédit à notre ami de la sincérité de sa quête.

 

Et je ne crois pas que ce soit du coup rétrograder du rang de sémioticien averti à celui de lecteur sentimental et naïf qui se laisse berner par les « ruses de l’énonciation »10. Car plus généralement il me semble que nous n’avons pas, en tant que sémioticiens, à statuer sur la véracité des discours. Nous ne sommes pas chargés de la vigilance publique face aux entourloupettes des écrivains ! D’autant moins que leurs livres ne sont faits que de cela. Notre rôle n’est donc pas, à mon avis, de nous demander si l’auteur « dit la vérité » lorsqu’il construit un texte qui se donne pour le rapport d’une expérience vécue — que ce soit (soi-disant) la sienne ou (soi-disant) celle d’un de ses personnages. La seule chose qui nous incombe est d’une part et avant tout de rendre compte des conditions de l’efficacité (éventuelle) des dispositifs discursifs mis en œuvre dans et par les textes, d’autre part, sur un plan plus « philosophique », de nous interroger sur le sens ultime de cette avidité pour le « vécu », de ce goût pour l’expérience même, de cet appétit contemporain pour le plus intime de l’intimité (une sorte de voyeurisme ?), bref de cette attente d’authenticité aujourd’hui si commune aux consommateurs de la littérature et si bien exploitée par ses producteurs.

10 Celles qu’évoque et évente Jose Luiz Fiorin dans As astúcias da enunciação, São Paulo, Ática, 1996.

Ce changement de perspective, ce déplacement du centre d’intérêt — passer de la dénonciation de l’artifice à l’analyse des simulacres existants — a un inconvénient pratique, mais aussi, en contrepartie, quelques avantages du point de vue théorique : c’est que du moment où on ne se donne plus pour but de pourchasser le simulé en n’acceptant que l’éprouvé (comme si forcément ils s’excluaient l’un l’autre de manière catégorique), les questions qui se posent deviennent sémiotiquement plus compliquées. Car on s’aperçoit alors qu’en ce domaine tout est à la fois parfaitement vrai et, une fois mis en discours, entièrement « fictif », à côté du réel par construction. C’est dire que le discours de l’expérience est par nature hybride, mi-fiable mi-trompeur. D’ailleurs, bien souvent, le sujet éprouvant sait-il lui-même au juste ce qu’il éprouve ? Par exemple, en visite chez le médecin, forcé de dire ce qu’il « sent » — « Ça vous gratouille ou ça vous chatouille ? »11—, le patient, faute de pouvoir dire au juste ce qu’il en est, en est réduit à construire une sorte de ressenti possible dont il déplore lui-même le décalage par rapport à l’expérience, authentique mais indicible, qu’il a de son propre corps.

Reconnaître ce genre d’incercitude et toutes les ambivalences qui peuvent en découler ne revient pas à plaider pour une sémiotique « assouplie » ou « modérée » comme certains la voudraient, c’est-à-dire épistémologiquement moins exigeante que la version « pure et dure ». La perspective que nous adoptons n’est pas moins rigoureuse conceptuellement que la précédente, mais pour prendre en compte la régression à l’infini du dit (donc du construit et, en ce sens, du fictif) vers l’authenticité d’un inatteignable vécu, nous lui apportons un degré de complexité supplémentaire et nécessaire.

 

11 Knock ou le Triomphe de la médecine, pièce en trois actes de Jules Romains, 1923.

Admettons donc sans détour que de même que dans les bons manuels de linguistique « John loves Mary », dans Oh dulces prendas « Desiderio ama Evelyne ». Si nous le savons (ou du moins le croyons), c’est uniquement parce que (vrai ou faux) il le dit, et que même il nous le dit en nous rendant témoins, par la publication, du fait qu’il le lui déclare, à elle, par écrit. No morirás jamás, / porque el mar ama tu cuerpo / y yo amo tu alma (XIX). Et puis il y a, en tête de la seconde partie, cette dédicace : A Evelyne. De fait, à la différence de la première partie, pur discours en « je », les pièces XI à XX sont adressées à un « Tu » comme s’il s’agissait de lettres extraites d’une longue correspondance au jour le jour. Diariamente / se da cita en tus ojos / una lluvia de estrellas.

Que ces messages aient ou non été remis ou envoyés comme le sont les « vraies lettres » n’est qu’une question subsidiaire, d’intérêt bio-historique. Plus décisif nous semble le fait qu’au fil de ces pages on trouve des énoncés de divers types. Parmi eux, quelques-uns, qu’on peut considérer comme relevant du genre déclaratif à valeur informative — amo tu alma dulce / amo tu alma clara / amo tu alma joven (XX) — risquent, nous semble-t-il, de ne pas être suffisants pour des âmes exigeantes, en quête d’absolu. Le propre de l’amour n’est-il pas de vouloir dire l’expérience même — le geste même — de l’Amour, c’est-à-dire, au fond, l’indicible ? Pour aller dans cette direction, les amants ne trouvent en général qu’une pauvre ressource : se raconter, faire état de leurs joies et peines, mettre en scène leur relation en s’en remémorant inlassablement les grands moments.

Desiderio-le-poète procède dans l’ensemble tout différemment. Cela sans doute parce que bien avant de devenir sémioticien il avait déjà — du seul fait d’écrire — pris la mesure de cette distance qui (aimait-il nous rappeler) sépare l’éprouvé, le vécu de l’expérience, du discours de l’expérience par lequel on voudrait l’exprimer12. En tout cas, en évitant autant qu’il se peut le verbiage bio-narratif et en optant pour la forme poétique, il trouve ce qui pourrait bien constituer l’unique échappatoire à la frustration des amants privés de langue pour dire le présent même de leur amour. Un texte poétique n’a-t-il pas en effet le pouvoir de dire plus que ce qu’il dit ? D’où au moins deux styles possibles d’écriture pour les amoureux13.

12 Sur les rapports entre vécu de l’expérience et discours de l’expérience (ainsi qu’entre discours de la narration et vécu de la narration), cf. E Landowski, « Unità del senso, pluralità di regimi », in G. Marrone, N. Dusi, G. Le Feudo (éds.), Narrazione ed esperienza, Rome, Meltemi, 2007.


13 Cf. E. Landowski, « La lettre comme acte de présence », Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997, pp. 210-215. Trad. D. Blanco, Presencias des otro, Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2007.

Le plus répandu (mais peu présent sous la plume de notre poète-épistolier), celui où chacun se met en scène en exhibant ses états d’âme (désir, nostalgie, désespoir, etc.), parfois sous forme d’exclamations — ¡tu roja boca me brinda! (XV) — ou d’appels — ¡morderemos la dicha al mismo tiempo! (XVII) — exprime certes quelque chose des passions changeantes éprouvées par celui qui écrit, fluctuations que sans doute son lecteur (ou en l’occurrence sa lectrice supposée) saura comprendre. L’un s’exprime, l’autre enregistre ; le second peut en principe répondre et à son tour s’exprimer ; et ainsi de suite. Mais une telle consécution de coups unilatéraux alternés (un peu comme au jeu d’échecs) laisse chacun installé dans sa propre subjectivité. Bien sûr, chacun tend vers l’autre, et en cela les deux partagent le même amour, mais chacun le vit pour soi-même. Ce sont comme deux parallèles qui peut-être se rejoindront, mais seulement à l’infini. Si bien qu’en définitive, alors même qu’on voudrait une présence immédiate, ce régime d’échange ravive constamment le sentiment de la distance et par là nourrit la frustration.

C’est cela que le mode d’écriture alternatif, d’ordre poétique, cherche et quelquefois — Dulces prendas en témoigne — parvient à dépasser. La poésie n’abolit évidemment ni la distance physique ni le rapport d’altérité qui sépare les sujets. D’ailleurs, mais cela la poétique de Desiderio le laisse dans l’ombre, même lorsque les amants sont face à face il n’est jamais sûr qu’on n’ait pas affaire à la simple juxtaposition de deux êtres tournés chacun vers soi-même — et si ce n’est pas le cas, dire la coprésence reste encore de l’ordre de l’impossible. En revanche, le propre de la poéticité est de créer un espace autre, détaché de la « situation de communication », un pur espace de sens, autonome. Et en créant un tel univers, le poète offre enfin la possibilité d’un partage effectif. Il ne l’offre d’ailleurs pas seulement à sa destinatrice occurrentielle, réelle ou fantasmée, mais à tout énonciataire potentiel, à tout éventuel lecteur futur (ce qui suffirait à justifier la publication du présent recueil, s’il le fallait). Car autant la formule narrativo-phatique ordinaire reste cantonnée dans l’expression des sentiments personnels (fût-ce, paradoxalement, en recourant dans la plupart des cas aux clichés les plus usés), autant une vraie écriture poétique dépasse ce niveau, transcende les contingences pathémiques individuelles et, bien que ce soit encore à travers la manifestation d’une singularité, construit quelque chose de général sinon d’universel : une configuration signifiante inédite. Comme toute bonne littérature.

En somme, même si une lettre, même si un poème, ne sont jamais que des textes, une lettre en forme de poème est un texte dont l’énonciation, à la fois comme écriture et comme lecture, constitue en elle-même une expérience sui generis qui, parfois, grâce au déplacement-dépassement du regard qu’elle suppose, réalise un authentique acte de mise en présence des esprits, par delà la séparation des corps. Parfois, n’est-ce pas déjà beaucoup ?

Merci, Desiderio, de nous avoir montré ce chemin.

 

Ouvrages cités

Blanco, Desiderio, Oh dulces prendas, Lima, Ediciones Caracol, 2006.

— « El rito de la Misa como práctica significante », Tópicos del seminario, 20, 2008.

— « Los determinantes del sonido : música, lenguaje, cine », Lienzo, 30, 2009.

— « En busca de la experiencia perdida », in A.C. de Oliveira (éd.), Interações sensíveis, São Paulo, Estação das letras e das cores, 2013.

Bueno, Raúl, « La salvación por el cuerpo : sentido de la poesia de Desiderio Blanco », in Ó. Quezada Macchiavello (éd.), Fronteras de la semiótica. Homenaje a Desiderio Blanco, Lima, Universidad de Lima et Fondo de Cultura Económica, 1999.

Fiorin, Jose Luiz, As astúcias da enunciação, São Paulo, Ática, 1996.

Greimas, Algirdas J., De la imperfección (1987), trad. Raúl Dorra, México, Fondo de Cultura Económica, 1990.

Landowski, Eric, « La lettre comme acte de présence », Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997. Trad. D. Blanco, Presencias del otro, Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2007.

— « Unità del senso, pluralità di regimi », in G. Marrone, N. Dusi, G. Le Feudo (éds.), Narrazione ed esperienza, Rome, Meltemi, 2007.

Petitimbert, Jean-Paul, « Prière et Lumière. Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015.

— « Sémiotique des pratiques mystiques », Actes Sémiotiques, 118, 2015.

— « Les traductions liturgiques du “Notre Père”. Un point de vue sur les théologies qui les sous-tendent », Actes Sémiotiques, 119, 2016.

Romains, Jules, Knock ou le Triomphe de la médecine, 1923.

 


1 D. Blanco, Oh dulces prendas, Lima, Ediciones Caracol, 2006, 44 p.

2 Cf. D. Blanco, « En busca de la experiencia perdida », in A.C. de Oliveira (éd.), Interações sensíveis, São Paulo, Estação das letras e das cores, 2013, reed. Contratexto, 22, 2014.

3 Les trois citations sont tirées du dernier poème, XX, « Oda corporal ».

4 R. Bueno, « La salvación por el cuerpo : sentido de la poesia de Desiderio Blanco », in Ó. Quezada Macchiavello (éd.), Fronteras de la semiótica. Homenaje a Desiderio Blanco, Lima, Universidad de Lima et Fondo de Cultura Económica, 1999. Pour cet article, Bueno utilise une version de Oh dulces prendas datée de 1996, encore inédite en 1999, mais apparemment identique à la version qui paraîtra en 2006.

5 Jardín, ventana, jasmin, un dehors offensif qui invade : aux familiers de l’œuvre de Greimas cet enchaînement de figures rappelle un autre poème, celui de Rilke analysé dans De l’Imperfection. Selon la traduction utilisée par R. Dorra : « (...) ante los ventanales (...) / ella sintió, de pronto, el consentido parque. / (...) Y, bruscamente, repudió, irritada, / el perfume del jasmín al que encontró ofensivo ». « Ejercicio para piano », De la imperfección, México, Fondo de Cultura Económica, 1990, p. 47.

6 Cf. D. Blanco, « En busca de la experiencia perdida », art. cit., 7e section, « Puntos críticos », pp.164-170.

7 En particulier D. Blanco, « Los determinantes del sonido : música, lenguaje, cine », Lienzo, 30, 2009.

8 « El rito de la Misa como práctica significante », Tópicos del seminario, 20, 2008, Resumen.

9 Sur cette forme de connaissance, cf. J.-P. Petitimbert, « Sémiotique des pratiques mystiques », Actes Sémiotiques, 118, 2015 ; « Prière et Lumière. Lecture d’une pratique et d’une interaction : l’hésychasme orthodoxe », ibid. ; « Les traductions liturgiques du “Notre Père”. Un point de vue sur les théologies qui les sous-tendent », ibid., 119, 2016.

10 Celles qu’évoque et évente Jose Luiz Fiorin dans As astúcias da enunciação, São Paulo, Ática, 1996.

11 Knock ou le Triomphe de la médecine, pièce en trois actes de Jules Romains, 1923.

12 Sur les rapports entre vécu de l’expérience et discours de l’expérience (ainsi qu’entre discours de la narration et vécu de la narration), cf. E Landowski, « Unità del senso, pluralità di regimi », in G. Marrone, N. Dusi, G. Le Feudo (éds.), Narrazione ed esperienza, Rome, Meltemi, 2007.

13 Cf. E. Landowski, « La lettre comme acte de présence », Présences de l’autre, Paris, P.U.F., 1997, pp. 210-215. Trad. D. Blanco, Presencias des otro, Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2007.

 

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Résumé : Dédié à la mémoire de Desiderio Blanco (1929-2022), pionnier de la sémiotique structurale au Pérou et en Amérique Latine, cet article apporte de nouveaux éléments concernant la possibilité et la pertinence d’une approche sémiotique de l’expérience. La discussion porte notamment sur les notions d’authenticité, d’éprouvé, de présence, de simulacre, de vécu et de vérité. Pour cela, l’auteur prend appui sur le recueil de poésie Oh dulces prendas publié par Desiderio Blanco en 2006.


Resumo : Dedicado à memória de Desiderio Blanco (1929-2022), pioneiro da semiótica estrutural no Peru e na América Latina, este artigo traz novos elementos no que refere à possibilidade e à pertinência de uma abordagem semiótica da experiência. A discussão envolve em particular as noções de autenticidade, de presença, de simulacro, de vivido e de verdade. Para isso, o autor toma como ponto de partida a própria experiência vivida de D. Blanco, tal como a evoca em Oh dulces prendas, conjunto de poemas que ele publicou em 2006.


Abstract : Dedicated to the memory of Desiderio Blanco (1929-2022), pioneer of structural semiotics in Peru and Latin America, this article brings new elements concerning the possibility and the relevance of a semiotic approach to experience. The discussion involves in particular the notions of authenticity, presence, simulacrum and truth. In order to do so, the author starts from D. Blanco’s own lived experience, as related in a small volume of poems he published in 2006.


Mots clefs : authenticité, éprouvé, expérience, présence, simulacre, vécu, vérité.


Auteurs cités : Desiderio Blanco, Raúl Bueno, Jean-Paul Petitimbert.

 

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