Analyses et descriptions

Le débat sur les catégories de genre :
comment rendre les langues adéquates

Anna Maria Lorusso
Université de Bologne

 

Publié en ligne le 30 juin 2023
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2023n5.62462
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Introduction

Le débat sur le « politiquement correct » est à l’ordre du jour depuis une cinquantaine d’années. L’expression est apparue à la fin des années 1980 sur les campus universitaires américains ; depuis lors, elle n’a cessé de trouver de nouvelles cibles polémiques autour desquelles agréger les droits et les devoirs (du mot « nègre » aux euphémismes pour désigner les handicapés ou les emplois socialement considérés comme peu « nobles » en passant par les récents débats européens sur la pertinence de la formule « Joyeux Noël », peu respectueuse de ceux qui ne sont pas chrétiens et ne reconnaissent donc pas la valeur de Noël). Depuis lors elle suscite des réactions tant positives que négatives. D’un côté, dans certains domaines sensibles liés en particulier au sexe, à la race, au handicap, aux choix religieux, elle affirme, au nom du respect de la diversité et du multiculturalisme, le devoir d’avoir un langage approprié ; de l’autre, elle suscite l’impression d’une nouvelle discrimination, avec la distinction entre une « élite » éclairée, dictant la loi, et le reste de la population, invitée à s’adapter1.

1 Pour une reconstitution des origines de ce phénomène et sur ses caractéristiques, cf. G. Hughes, Political Correctness. A History of Semantics and Culture, Londres, Wiley / Blackwell, 2010.

Ce débat comporte de nombreux aspects sémiotiquement intéressants. Ils concernent d’une part le contrôle normatif du langage (avec le passage, sur lequel nous reviendrons, des usages aux normes), d’autre part la productivité sémantique des néologismes que préconise le politiquement correct : des mots inventés ex novo dans une intention de conformité. D’un point de vue sémiotique, il est crucial de se demander ce qu’on entend par « conformité ». Il y a en effet d’abord une conformité formelle, grammaticale, celle des mots qui respectent les règles de la langue ; il y a ensuite une conformité qu’on pourrait appeler cognitive, celle des mots qui correspondent à ce que nous entendons ; et il y a enfin une conformité éthico-sociale, celle des mots qui correspondent à la réalité humaine dont nous faisons partie.

Les instances du politiquement correct répondent évidemment à cette dernière vocation et ont donc une ambition éthique : elles se veulent des paroles justes, respectueuses de la diversité. Mais les opérations politiquement correctes sont-elles sémiotiquement réalisables ? Pour tenter de répondre à cette question, nous nous limiterons ici à considérer un cas spécifique de revendications, celles relatives aux normes de genre.

1. Homme, femme, autre

Depuis de nombreuses années, la question du genre s’est imposée, entre autres, comme un problème linguistique. En Italie, figurent parmi les études pionnières mais toujours d’actualité le livre de Patrizia Violi, Infinito singolare (1986), et, parmi les plus récentes, celle de Cristina Demaria, Teorie di genere. Femminismi e semiotica2. Après des décennies d’études, certains acquis sont donc aujourd’hui hors de question, du moins dans la conscience théorique. Mais la question reste de savoir si ces acquis ont été reçus sur le plan du sens commun.

2 P. Violi, Infinito singolare, Vérone, Essedue, 1986. C. Demaria et A. Tiralongo, Teorie di genere. Femminismi e semiotica, Milan, Bompiani, 2021.

Tout d’abord, il est désormais admis que le genre et le sexe sont des notions qui font référence à des objets différents. Alors que le sexe constitue une donnée biologique, le genre doit être compris comme une donnée relationnelle construite, donc historique et culturelle : il s’agit d’une différence qui résulte des pratiques et des symbolisations de la culture. Il suffit de penser à l’influence de la répartition des rôles dans les relations familiales, au conditionnement du mariage, au caractère modélisant de l’éducation durant l’enfance... Depuis Le deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, en passant par les approches dérivées de la critique foucaldienne, il est clair que la définition du genre n’est ni libre ni inconditionnelle.

Il existe toutefois une critique inhérente à l’idée du genre en tant que construction socioculturelle, relationnelle et différentielle. Qui est le sujet de cette construction ? Quel est l’espace de jeu du sujet singulier qui « porte » un genre et le poids du regard de l’autre sur son corps. Il va de soi qu’aucune approche, quelle que soit la manière dont elle revendique une idée relationnelle et culturelle du genre, ne se pense comme un pur constructivisme. De fait, on ne peut pas éluder le rôle du corps, qui d’ailleurs a été largement thématisé en tant que corps sexualisé, ou corps du désir (sur lequel les approches psychanalytiques se sont concentrées). Et il ne serait pas non plus plausible de penser l’identité de genre en termes exclusivement individuels d’auto-perception et d’auto-définition étant donné que du moment où tout sujet est pris dans des répertoires sociaux, toute perception est inévitablement socialisée. Au lieu de se référer à une idée générale du passé, au-delà de tout genre, history, « histoire » en anglais (langue dans laquelle le débat sur le politiquement correct est apparu) semble impliquer un point de vue masculin : his-story, histoire d’un homme, histoire donc au sens masculin. Pourquoi pas Her-story ? Il en va de même pour le terme d’« humanité », mankind en anglais. Man-kind : pourquoi pas person-kind ?

Si le sexe est donné (et nous savons qu’il existe aussi des cas d’ambiguïté biologique), le genre est le résultat d’un ensemble de valorisations, de catégorisations, de récits et d’habitus qui filtrent et façonnent culturellement la donnée perceptive et auto-perceptive, dans une dialectique complexe entre choix (individuel), conditionnement (socioculturel) et régulation (institutionnelle) qui va au-delà des binômes liberté / détermination, individualité / socialité, innovation / répétition. Si tel est le cas, si le genre découle d’une double contrainte — corporelle d’une part et d’autre part historique, collective, suprapersonnelle — il ne peut pas être prédéterminé. Sa détermination dépend de l’individu, mais aussi du monde social dans lequel se construit l’identité individuelle.

Quand l’une de ces deux dimensions constitutives — en l’occurrence la dimension sociale — change (et c’est le cas dans nos sociétés actuelles, qui ont notoirement changé au cours des dernières décennies en ce qui concerne les réalités du genre), on peut s’attendre à ce que les catégories sémiotiques, et en particulier linguistiques relatives à l’expression du genre changent aussi, qu’il s’agisse des formes grammaticales, sémantiques, énonciatives ou figuratives. De ce point de vue, l’évolution linguistique que le politiquement correct exige est compréhensible : l’adaptation sémantique et pragmatique fait partie de l’évolution normale du langage.

 

Pourtant, il ne suffit pas que la société change. Il faut que change aussi le sens commun, c’est-à-dire l’ensemble des sensibilités, des valeurs, des modèles qui catégorisent le social, le racontent et permettent de le percevoir3. Or surgit en ce point un difficile problème qui tient aux différentes vitesses d’évolution des ensembles culturels. C’est de cette question que traite Juri Lotman dans La sémiosphère à travers la métaphore du musée4. Un musée est un ensemble d’éléments — un bâtiment, un mobilier, des œuvres — qui renvoient à différents moments historiques. De même, dans « la culture-en-tant-que-musée » (concept introduit par Lotman dans La Sémiosphère), à côté de l’immédiateté pour ainsi dire atemporelle du comportement personnel, il existe une dimension sociale (une terminologie, des cadres narratifs, des modèles de comportement...) qui évolue à mesure que ces comportements se stabilisent ; il y a ensuite un niveau comportant des processus plus lents, celui de l’institutionnalisation de ces changements (susceptible de leur conférer une légitimité en droit) ; et il y a enfin un niveau où l’évolution est encore plus lente, bien que non grammaticalisée et non réglementée institutionnellement : celui du sens commun, niveau où la nouveauté perd sa composante de rupture. Mais avant que ces différents niveaux ne se synchronisent apparaissent de nombreuses occasions de friction potentielle. C’est ainsi, notamment, que certaines campagnes pour la reconnaissance du genre auxquelles on assiste depuis le début des années 2000 prennent pour acquis des sensibilités qui ne sont pas encore totalement assumées par le corps social. Autrement dit, ce qui à un moment donné peut apparaître, sur un certain plan sociétal, ou d’un certain point de vue, comme de l’ordre de l’acquis, n’est pas nécessairement reçu comme tel dans l’ensemble du corps social.

3 Cf. A.M. Lorusso, L’utilità del senso comune, Bologne, Il Mulino, 2022.


4 J.M. Lotman, La Sémiosphère, Limoges, Pulim, 1999.

De ce fait, au cours des dernières décennies, les batailles pour le genre ont changé d’objectif. L’enjeu des controverses s’est transformé. Jusqu’aux années 2000 environ (le périodisation que nous avançons n’est qu’une proposition personnelle), il s’agisssait essentiellement de reconnaître au féminin la même « dignité » que celle traditionnellement attribuée au masculin : d’où une série de recommandations, d’invitations ou de nouvelles contraintes linguistiques et plus génériquement pragmatiques : préférer les formules du type « Chères et chers », « amies et amis » à celles qui étendent le masculin à tous ; ou féminiser les rôles : auteur / auteure (ou autrice) là où auparavant seul le masculin générique était utilisé. Cependant, du simple fait que dans un groupe assez large de langues indo-européennes le féminin est dérivé du masculin, il n’était pas facile de rétablir sur ce plan la spécificité du genre féminin5. Depuis des siècles, c’est effectivement le choix du masculin comme terme primaire et extensif qui a déterminé l’organisation de la différence sexuelle sous la forme où elle apparaît aujourd’hui dans la plupart des langues européennes. On le sait, homme ne signifie pas seulement « du genre masculin » (doté du trait de masculinité) mais aussi (en tant que terme extensif, non doté du trait de masculinité) « du genre humain ». Si je dis « L’homme est privilégié pour certains emplois », j’entends « contrairement aux femmes » ; mais si je dis « L’homme est par nature un être social », j’entends « contrairement aux autres espèces ».

C’est là le problème du marquage. Initialement conçu en linguistique pour distinguer les oppositions phonologiques, le marquage a ensuite été traduit dans le domaine sémantique pour exprimer la propriété de certains termes qui présentent, au sein d’une catégorie étendue, une propriété spécifique, un trait supplémentaire. L’exemple typique est justement la catégorie du genre grammatical : « femme » signifie « homme (au sens générique : en tant qu’être humain) + un trait spécifique ». Si donc « homme » désigne la catégorie étendue non marquée, le terme marqué, « femme », est celui qui, au sein de cette catégorie, présente une spécificité6. Dans son extensionnalité, en tant que terme non marqué, c’est le terme masculin qui « contient » donc le féminin, et le féminin dérive du masculin, il en fait partie. Toute une première phase de revendications politiquement correctes a voulu briser ce caractère dérivé du féminin pour lui donner, avec sa difference, une position d’égalité.

5 Cf. P. Violi, Infinito singolare, op. cit., passim.


6 Cette propriété de marquage a pris en sémiotique une portée épistémologique. Pour Paolo Fabbri, le marquage caractérise la sémiotique par rapport aux philosophies du langage plus étendues en identifiant un trait distinctif qui définit sa spécificité méthodologique. Cf. Biglietti di invito. Per una semiotica marcata, Milan, Bompiani, 2021.

Mais par la suite, les revendications ont changé. En ce qui concerne l’articulation de la catégorie sémantique schématisée ci-dessous, l’axe inférieur (celui des sub-contraires), et non plus l’axe des antonymes, a commencé à être problématisé. En d’autres termes, il a été souligné que le non-féminin n’est pas équivalent au masculin, et que le non-masculin n’équivaut pas au féminin :

On est ainsi passé d’un appel au marquage du genre (spécification du féminin) à une propension à l’indétermination : dans la « fluidification » des reconnaissances de soi, on peut être homme, on peut être femme, on peut n’être ni homme ni femme (avec une neutralisation de la catégorie) ou on peut être à la fois homme et femme (avec une complexification de la catégorie). Alors qu’auparavant il y avait deux termes contraires (masculin et féminin), aujourd’hui il y a à la fois le terme complexe (masculin et féminin ensemble) et le terme neutre (ni masculin ni féminin). On assiste même à une adaptation des schémas bureaucratiques dans certains formulaires officiels liés aux données personnelles avec l’éventail homme / femme / autre, où autre peut signifier « ni l’un ni l’autre » ou « l’un et l’autre », ou encore « je ne veux pas me prononcer sur la question ». Le terme « autre » est clairement insatisfaisant, trop indéterminé sur le plan sémantique. Mais comment éviter le binarisme des genres ?

Dans certaines langues, tel l’anglais, le système même inclut déjà le neutre (it). Mais l’histoire de la langue nous apprend que le neutre est souvent lié au caractère inanimé (tel était le cas en latin) et ainsi, même en anglais, le rejet des pronoms he (masculin) et she (féminin) par les personnes non binaires n’a pas conduit à l’adoption du pronom neutre it, inutilisable en référence aux êtres humains, mais plutôt à l’utilisation du singular they. En italien, plusieurs solutions ont été proposés ; la plus courante est sans doute l’astérisque, Car* (entre caro, cher, et cara, chère). Aujourd’hui, l’attention se porte sur le schwa [?]7. L’utilisation de ce signe dans un acte public — le procès-verbal d’un concours universitaire — a tout particulièrement retenu l’attention de nombreux Italiens au début de 2021. Le fait que cet usage ait été légitimé au niveau universitaire a fait tellement scandale qu’une pétition publique contre le schwa a été lancée, signée par le linguiste Massimo Arcangeli. Ceux qui soutiennent la pertinence de ce signe le considèrent comme symboliquement approprié : il désigne en effet un son vocalique intermédiaire, en quelque sorte indécis, fluide, échappant au binarisme du masculin / féminin. Il est en outre présenté par ses défenseurs comme n’étant pas étranger au système linguistique de l’italien : il figure dans l’alphabet phonétique IPA et c’est un son présent dans de nombreux dialectes de la péninsule, notamment ceux du sud. Il convient toutefois de noter qu’il n’existe pas dans l’alphabet écrit, sauf comme caractère spécial — ce qui n’est certes pas sans importance.

7 Cf. V. Gheno, Femminili singolari. Il femminismo è nelle parole, Rome, Effequ, 2021. P. D’Achille, intervention à l’Académie de la Crusca, https://accademiadellacrusca.it/it/consulenza/un-asterisco-sul-genere/4018. Sur le terme « schwa », voir infra, Annexe.

Les langues, considérées en tant que langues (vs paroles), sont constituées de signes qui ont un aspect graphique et sonore, et qui peuvent être écrits. Introduire le schwa dans l’alphabet (et pas seulement dans l’alphabet phonétique) serait actuellement une innovation imposée, programmée. De plus, il ne tiendrait pas compte de l’opposition singulier vs pluriel — problème supplémentaire étant donné qu’en italien le nombre est presque toujours exprimé morphologiquement. Enfin, il convient de noter qu’en italien le masculin et le féminin ne reposent pas uniquement sur les désinences. La masculinisation / féminisation passe en effet aussi par les articles et souvent par des morphèmes grammaticaux spécifiques précédant le morphème flexionnel (en français comme en italien : aut-eur-e / aut-ric-e, en italien student-e / student-ess-a).

Le problème le plus pertinent sur le plan sémiotique est donc celui de la possibilité d’intervention qu’autorise ou tolère une langue, en tant que système : peut-on imposer un changement à la langue ? Un changement orthographique peut-il redéfinir le système morphologique d’une langue ? La question n’est pas sans rapport avec celle formulée plus haut : peut-on imposer une modification au sens commun ?

 

2. Les normes de la langue

Saussure, Hjelmslev et toute la linguistique structurale nous ont appris que la langue, bien sûr, évolue, mais toujours dans la continuité : « le signe est dans une condition d’altération dans la mesure où il continue. (...) Le principe de l’altération est basé sur le principe de continuité »8. La langue change, mais en fonction des forces sociales ainsi que du temps : « ce qui nous interdit de considérer la langue comme une simple convention, modifiable au gré des intéressés (...), c’est l’action du temps qui se conjugue avec l’action de la force sociale... La langue n’est pas libre, carle temps va permettre aux forces sociales qui s’exercent sur elle de développer leurs effets, et nous arrivons au principe de continuité, qui annule la liberté »9.

8 F. de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1971, p. 96.


9 Ibid, pp. 96-97.

La langue change, donc, mais seulement moyennant quelque chose de plus que de simples actes de parole ; elle change quand les forces sociales s’expriment en tant que telles par des mots, dans la continuité de ce qui les précède. Le niveau de la parole, en effet, explique Hjelmslev, est constitué non seulement d’actes, mais aussi de normes et d’usages, c’est-à-dire d’actes de parole sédimentés, partagés, normalisés. Par suite, pour arriver à transformer la langue, il faut passer par toutes les couches de la parole. Selon les distinctions proposées par Hjelmslev dans The Stratification of Language, les actes de parole sont l’ensemble des relations effectivement réalisées, dans toute leur variabilité et singularité10. Les usages sont les actes de parole qui sont stabilisés dans le discours. Les normes sont l’ensemble des relations acceptées. Les normes et les usages (et les actes bien sûr, mais cela va sans dire) sont simultanément sociaux, réguliers, variables et dépendants des performances discursives. Il n’y a donc pas d’actes de parole qui modifient directement le système linguistique. Il y a un passage plus complexe et plus lent de l’hétérogénéité des actes à la stabilisation de certains d’entre eux, puis à l’acceptation partagée de ce qui a été stabilisé. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on passe au système.

10 L. Hjelmslev, « La stratification du langage », Word, 10, 1954.

L’adoption du schwa devra par conséquent attendre que l’usage de ce signe se stabilise de plus en plus, au point d’être un jour partagé par la communauté sociale. Cela suppose un accord sur le plan du sentiment commun, du sens commun puisque le passage de l’acte de parole à la norme présuppose qu’avant de devenir une règle, quelque chose devienne d’abord accepté et normal. L’adoption en question présuppose, autrement dit, l’établissement d’un niveau d’accord généralisé, donc supra-individuel, et concret, mais non formel.

L’apport d’Eugenio Coseriu, autre linguiste qui, dans une perspective structurale, s’est engagé dans la voie de l’innovation, est très utile à propos de ces questions. Dans le sillage de Bühler et Humboldt, il a très opportunément repensé la distinction de Saussure entre langue et parole comme superposable à la distinction collectif / individuel11. Les dimensions à prendre en compte sont en fait plus articulées que cette simple opposition : elles recouvrent les catégories matériel vs formel, individuel vs supra-individuel, subjectif vs objectif, action vs acte. En croisant ces variables, Coseriu élabore le schéma suivant :

11 Cf. notamment E. Coseriu, « Sistema, norma y habla » (1952), Système, norme et parole, Limoges, Lambert-Lucas, 2021.

L’auteur souligne de plus comment le système saussurien a fonctionné grâce à la simplification radicale ainsi illustrée :

Au regard des nombreuses dimensions combinées par Coseriu, la vulgate saussurienne semble donc avoir opéré une simplification qui laisse de côté ce qui est individuel mais non contingent et non matériel — à savoir la langue comme réalité psychique, patrimoine constitué de formes accumulées dans la conscience des individus — et ce qui est supra-individuel mais matériel et non formel, à savoir l’institution sociale, système commun auquel se rattachent les discours des individus appartenant à une même communauté.

Ces deux niveaux sont ceux que le politiquement correct semble ne pas prendre en considération, en raisonnant encore sur une relation entre la parole et la langue, là où il y a plutôt une médiation « matérielle supra-individuelle », c’est-à-dire culturelle, publique, textualisée, et une dimension « psychique individuelle non-contingente », c’est-à-dire rendue spontanée, automatique (comme l’habitus peircien), qui compliquent le tableau. Ces deux niveaux (culturel et non abstrait — individuel et non contingent) sont liés au sens commun, en entendant par là l’ensemble spontané des dispositions (individuelles non contingentes) auquel le sujet parlant est formé de manière si on peut dire wittgensteinienne (par des formes culturelles non abstraites) à travers les formes de vie qui l’encadrent, formes qui impliquent elles-mêmes la sélection — parmi le système de possibilités abstraites que la langue représente — d’un réseau encyclopédique constitué d’usages réguliers.

Face à l’éventail des possibilités que la langue ouvre a priori, un ensemble de « contraintes sociales et culturelles » (expression aussi empruntée à E. Coseriu) s’impose à l’individu, à travers le « filtre conditionnant » sinon déformant que constitue la norme. Les normes qui découlent de la « normalisation » des usages, à partir de la constitution de répertoires de possibilités déjà pratiquées, fixent les limites du possible. Par conséquent, les changements linguistiques prennent du temps : pour changer la langue, il faut changer « ce qui est normal » — ce qui a à voir en tant que tel avec le sens commun, qui, répétons-le, est différent du « donné » social : la réalité change, mais le sens commun, c’est-à-dire l’appréciation partagée de cette réalité, change plus lentement, et cela non seulement sur le plan verbal mais aussi, comme le dit Coseriu, en termes psychiques. C’est cet écart — avant tout temporel — que les promoteurs du politiquement correct semblent négliger, dans l’idée un peu magique que si la réalité change, les usages discursifs changent et le système linguistique aussi.

Conclusion

En définitive, le débat sur le schwa montre qu’il est impossible d’introduire par imposition de nouveaux signes dans le langage. Mais il montre aussi pourquoi, et à quel point, le langage est un terrain d’affrontements, de négociations, de luttes sociales. En fait, ce débat nous dit qu’à un certain moment, en fonction de l’évolution de la réalité sociale et en fonction de la circulation de nouveaux usages linguistiques, certains mots ne sont plus satisfaisants. C’est ainsi que le débat sur l’utilisation du schwa est devenu possible : la question fait désormais partie des sujets « discutables » ; elle a acquis, pour le moins en Italie, une dignité argumentative, un espace d’existence.

Si l’utilisation systématique et prescriptive du signe en question est perçue par certains comme une sorte d’imposition incongrue, s’interroger sur la manière de donner une reconnaissance à la différence (ou non-différence, au sens de neutralisation) concernant le genre n’est pas pour autant jugé ridicule, insensé, déplacé ou inutile — ce qui signifie que la frontière de ce qui est discutable s’est déplacée, en incluant désormais aussi ces questions (alors qu’il serait, nous semble-t-il, impensable et ridicule d’argumenter sur la nature non-binaire des chats : en ce domaine, « mâle » et « femelle » paraissent encore suffire). A travers les devoirs de prudence qu’elles indiquent et les limites de plausibilité qu’elles expriment, les instances du politiquement correct — expression d’une sensibilité sociale en évolution qui nécessite une adaptation linguistique (qui ne peut venir qu’avec une lente spontanéité) — nous parlent en somme des frontières du sens commun.

Annexe. Le terme schwa

Le terme schwa (prononcé /?wa/) désigne un son vocalique moyen, à mi-chemin entre d’autres voyelles existantes, conventionnellement représenté dans l’alphabet phonétique international (API) par le symbole « ? ». Il s’agit d’une voyelle quotidiennement utilisée dans certaines régions du monde, notamment en anglais, en français et dans certains dialectes du centre et du sud de l’Italie. Sa désignation par le mot « schwa » est attestée pour la première fois dans l’hébreu médiéval parlé par un groupe d’érudits vers le Xe siècle de notre ère. Son étymologie n’est pas claire : certains pensent qu’il s’agit d’un parent éloigné du mot hébreu shav, « rien », d’autres qu’il a un rapport avec le sens de « pair », « égal ». Nous savons cependant qu’à un moment donné, le terme « schwa » a été utilisé pour définir les deux points qui, en hébreu biblique, placés sous une consonne, indiquent une voyelle très courte ou l’absence de voyelle. Des siècles plus tard, en 1821, le linguiste allemand Johann Andreas Schmeller, qui compilait une grammaire de l’allemand bavarois, eut besoin d’un symbole pour indiquer une voyelle très courte, qu’il percevait comme proche du schwa hébreu. Il a alors inventé un symbole de l’alphabet latin qui pouvait la représenter, à savoir ?.

 

Ouvrages cités

Coseriu, Eugenio, « Sistema, norma y habla » (1952), Système, norme et parole, Limoges, Lambert-Lucas, 2021.

D’Achille, Paolo, intervention à l’Académie de la Crusca, https://accademiadellacrusca.it/it/consulenza/un-asterisco-sul-genere/4018.

Demaria, Cristina, et Aura Tiralongo, Teorie di genere. Femminismi e semiotica, Milan, Bompiani, 2021.

Gheno, Vera, Femminili singolari. Il femminismo è nelle parole, Rome, Effequ, 2021.

Hjelmslev, Louis, « La stratification du langage », Word, 10, 1954.

Hughes, Geoffrey, Political Correctness. A History of Semantics and Culture, Londres, Wiley / Blackwell, 2010.

Lorusso, Anna Maria, L’utilità del senso comune, Bologne, Il Mulino, 2022.

Saussure, Ferdinand de, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1971.

Violi, Patrizia, Infinito singolare, Vérone, Essedue, 1986.

 


1 Pour une reconstitution des origines de ce phénomène et sur ses caractéristiques, cf. G. Hughes, Political Correctness. A History of Semantics and Culture, Londres, Wiley / Blackwell, 2010.

2 P. Violi, Infinito singolare, Vérone, Essedue, 1986. C. Demaria et A. Tiralongo, Teorie di genere. Femminismi e semiotica, Milan, Bompiani, 2021.

3 Cf. A.M. Lorusso, L’utilità del senso comune, Bologne, Il Mulino, 2022.

4 J.M. Lotman, La Sémiosphère, Limoges, Pulim, 1999.

5 Cf. P. Violi, Infinito singolare, op. cit., passim.

6 Cette propriété de marquage a pris en sémiotique une portée épistémologique. Pour Paolo Fabbri, le marquage caractérise la sémiotique par rapport aux philosophies du langage plus étendues en identifiant un trait distinctif qui définit sa spécificité méthodologique. Cf. Biglietti di invito. Per una semiotica marcata, Milan, Bompiani, 2021.

7 Cf. V. Gheno, Femminili singolari. Il femminismo è nelle parole, Rome, Effequ, 2021. P. D’Achille, intervention à l’Académie de la Crusca, https://accademiadellacrusca.it/it/consulenza/un-asterisco-sul-genere/4018. Sur le terme « schwa », voir infra, Annexe.

8 F. de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1971, p. 96.

9 Ibid, pp. 96-97.

10 L. Hjelmslev, « La stratification du langage », Word, 10, 1954.

11 Cf. notamment E. Coseriu, « Sistema, norma y habla » (1952), Système, norme et parole, Limoges, Lambert-Lucas, 2021.

 

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Résumé : Le débat sur le politiquement correct est très intéressant du point de vue sémiotique et sémantique. Il met en évidence le problème des conditions de la révision du langage, des limites des initiatives subjectives et de la résistance des usages devenus des normes. A travers quelques considérations relatives aux formules langagières liées au genre sexuel (de la distinction du féminin à une formule neutre telle que le « schwa »), l’article présente une réflexion sur le système linguistique en tant qu’espace de conflit social et de résistance normative.


Resumo : O debate sobre o politically correct é muito interessante do ponto de vista semiótico e semântico. Ele coloca o problema das condições da revisão da língua, dos limites das iniciativas subjetivas e da resistência dos usos, transformados em normas. Mediante a análise de algumas expressões relacionadas ao gênero (das marcas do feminino ao schwa), o artigo apresenta uma reflexão sobre o sistema linguístico enquanto espaço de conflito social e de resistência normativa.


Abstract : The discussion about political correctness is very interesting from a semiotic and semantic point of view because it brings to the fore the problem of the flexibility of the linguistic system, that is to say, the way in which linguistic uses condition and modify the language system. The following contribution reflects in particular on the evolution of gender sensitivity (from feminisation to neutralisation), highlighting how language may become a terrain of cultural and ideological struggle. When a social group wants to impose a new linguistic form, it is not only two visions of the world that collide, but also two forms of temporality : the slow and progressive one of common sense (which relies on habits and memory) and the accelerated one of those who seek a rapid transformation, perhaps forgetting that language evolves with the speaking masses, not at the behest of single subjects or groups.


Riassunto : Il dibattito sul politicamente corretto dal punto di vista semiotico è molto interessante, perché porta in primo piano il problema della flessibilità del sistema linguistico, vale a dire : il modo in cui gli usi possono condizionare e modificare il sistema della lingua. Il contributo che segue riflette in particolare sull’evoluzione della sensibilità di genere (dalla femminilizzazione alla neutralizzazione della schwa), mettendo in evidenza come la lingua possa diventare terreno di lotta culturale e ideologica. A scontrarsi, quando un gruppo sociale vuole imporre una nuova forma linguistica, non sono solo due visioni del mondo, ma anche due forme della temporalità : quella lenta e progressiva del senso comune (che vive di abitudini e memoria) e quella accelerata di chi cerca la rivoluzione, dimenticando forse che la lingua evolve con la massa parlante, non per volere di singoli soggetti o gruppi.


Mots clefs : féminin / masculin, genre, norme, politiquement correct, schwa, usage.


Auteurs cités : Eugenio Coseriu, Cristina Demaria, Paolo Fabbri, Louis Hjelmslev, Juri Lotman, Patrizia Violi.


Plan :

Introduction

1. Homme, femme, autre

2. Les normes de la langue

Conclusion

Annexe. Le terme schwa

 

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Recebido em 31/12/2022. / Aceito em 15/04/2023.