In vivo — Miroirs du stade

Miroirs du stade
Présentation

 

Publié en ligne le 30 juin 2023
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2023n5.62464
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L’idée du présent mini-dossier sémio-footballistique est née un soir de décembre 2022. Tandis que les pires catastrophes mondiales — climatiques, militaires, politiques et autres — se déroulaient ou se préparaient au su de tous, « le Mondial » de Doha suscitait depuis une bonne vingtaine de jours la surexcitation euphorique d’immenses foules, pas uniquement qataries. Mais la tension était montée ce soir-là à son comble : le lendemain, dimanche 18, allait être disputée la finale (entre les équipes argentine et française, pour mémoire).

Considérant qu’un tel phénomène de masse, un tel déferlement de passions déchaînées par delà toutes les frontières méritait un moment d’attention de la part de sémioticiens qui se veulent en prise sur la vie sociale, nous nous sommes adressé sans attendre une seconde à un petit nombre de proches collègues, les invitant, pour la présente rubrique In vivo (rubrique plus « légère » que les autres), à une première réflexion, participante ou plus distanciée, éventuellement critique, sur ce qui était en train de se passer. Trois d’entre eux, dont les contributions figurent ci-après, répondirent aussitôt à l’appel. Plusieurs autres n’étaient pas disponibles. Et quelques-uns, un peu plus tard, se récusèrent en arguant qu’ils ne connaissaient rien au football. Cela se conçoit aisément mais, sémiotiquement parlant, était-ce un argument qui tienne ?

 

Oui, certainement, si on devait admettre qu’il n’y a qu’une seule manière sémiotiquement concevable d’aborder ce sport (et sans doute les autres pareillement) : en procédant à des analyses d’inspiration textuelle, « en immanence », entièrement centrées sur les interactions entre joueurs dans l’espace-temps de matches considérés un à un comme autant de corpus strictement clos. Une telle approche est bien sûr possible, pertinente et tout à fait « légitime ». Elle a même été brillamment illustrée il y a quelques années par Paolo Demuru dans ses études comparatives entre les écoles brésilienne et italienne de football ; aujourd’hui, Marin Dargent suit la même voie à propos des styles de jeu au rugby1. Or il est vrai que pour pratiquer ce type de lecture, c’est-à-dire être en mesure de saisir le sens et la valeur des stratégies mises en œuvre, il faut que l’analyste dispose d’une bonne connaissance non seulement des règles du jeu mais aussi des usages en la matière, des techniques et des modes qui les accompagnent, ainsi que de mille références à un passé sportif connu des seuls aficionados. Si, par chance, ces connaissances sont l’apanage de Demuru et de Dargent (parce que ce sont eux-mêmes des sportifs), ce n’est pas le cas général parmi les sémioticiens, d’ordinaire plus familiers des cinémas, des musées, à la rigueur des bibliothèques (ou, quant aux authentiques greimassiens, des cafés) que des stades. Alors, à défaut de « s’y connaître », plus sage effectivement de s’abstenir.

1 P. Demuru, Essere in gioco, Bologne, Bononia University Press, 2014 ; « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015. M. Dargent, « Sémiotique des pratiques sportives : styles de jeu — l’exemple du rugby », Acta Semiotica, III, 5, 2023.

Mais une autre approche sémiotique est possible, une approche nullement opposée à la précédente mais complémentaire, une approche qui permet à qui veut d’entrer dans notre discussion sans présupposer nécessairement une connaissance très poussée des spécificités du football. C’est celle qu’ont choisie les trois auteurs qu’on va lire. En reprenant le titre d’un recueil publié naguère par Pierluigi Cervelli, Leonardo Romei et Franciscu Sedda, on pourrait la placer à l’enseigne des Mitologie dello sport2. Il ne s’agit plus tellement de regarder et de comprendre ce qui se déroule entre les joueurs, sur le terrain, que de s’interroger sur ce qui se passe tout autour, depuis les tribunes jusqu’aux quatre coins du monde par le truchement des médias. Vu sous cet angle, le sport reste un objet sémiotique à part entière mais pose d’autres questions que précédemment.

2 Mitologie dello sport. 40 saggi brevi, Rome, Nuova Cultura, 2010.

Quel est le sens socialement investi dans ces jeux offerts en spectacle au monde entier ? Comment expliquer un tel retentissement ? Si, davantage qu’une pratique, les sports d’équipe sont aujourd’hui, pour la plupart, un pur spectacle, à savoir le simulacre d’un combat — forme élémentaire d’un récit —, quel en est le héros ? Quel vide de sens cette vaste mise en scène vient-elle combler ? A quel(s) type(s) de rationalité a-t-on affaire dans les commentaires de la presse ? et des simples spectateurs ? Quelle vision du monde, quels rêves ou quels espoirs ces élans collectifs traduisent-ils ? Quels effets, éphémères ou durables, les secousses, les oscillations, les à-coups qui en résultent sur le plan des états d’âme ont-ils sur la vie sociale, politique ou même économique ? Comment les saisir et comment en rendre compte ? Orchestrée par de puissantes organisations avec la complicité des médias, la projection en masse des esprits dans cet univers « de rêve » est-elle pure aliénation ? Ce sont là quelques-unes des premières questions que ne peut manquer de se poser un sémioticien face à une actualité aussi largement prégnante. Car même qui « ne connaît rien » au football et s’abstient de suivre la retransmission des compétitions ne peut d’aucune manière ignorer les accès pathémiques des grands jours, avec en premier lieu les débordements d’euphorie des vainqueurs, le désespoir des perdants, émus les uns comme les autres par procuration en tant que supporters de « leurs » équipes nationales respectives. Que signifie une pareille mobilisation ?

A ce genre de questions, les textes qui suivent apportent quelques réponses. La plus inattendue, peut-être, dans toute cette affaire, est la reconnaissance du rôle du hasard. L’aléa du stade, miroir des incertitudes du temps ?


Eric Landowski

 


1 P. Demuru, Essere in gioco, Bologne, Bononia University Press, 2014 ; « Malandragem vs Arte di arrangiarsi : Stili di vita e forme dell’aggiustamento tra Brasile e Italia », Actes Sémiotiques, 118, 2015. M. Dargent, « Sémiotique des pratiques sportives : styles de jeu — l’exemple du rugby », Acta Semiotica, III, 5, 2023.

2 Mitologie dello sport. 40 saggi brevi, Rome, Nuova Cultura, 2010.

 

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