Dossier : Règles, régularités et création

Règles, régularités et création
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Publié en ligne le 26 décembre 2022
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2022n4.60283
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S’il se trouvait un botanicien ou un jardinier parmi les lecteurs de cette revue, le présent dossier consacré au rôle des règles (et de ce qui peut en tenir lieu) dans les processus de « création » lui apparaîtrait comme une nouvelle pousse, un « rejeton » né sur le tronc d’un dossier précédent, celui sur le Rythme — « entre schématisation et interaction », était-il précisé — paru ici il y a six mois (AS, II, 3, 2022) suite à un Forum tenu en février-mars 2021 pour le préparer.

Au cours de cette réunion (sous forme de vidéo-conférence), une divergence était apparue à un moment où la discussion portait (déjà) sur la création, en l’occurrence dans le domaine de la musique. Certains participants voyaient dans l’existence de « patterns » rythmiques, de règles de composition ou d’autres conventions encadrant la production des œuvres, des entraves à la libre invention. D’autres considéraient au contraire ces éléments comme la condition même de possibilité de toute forme de création. Quelle que soit la position qu’on adopte, n’y a-t-il pas en tout cas quelque chose de paradoxal, ou pour le moins d’intrigant, dans l’idée qu’une ossature rythmique, modèle même de la régularité avec la rigidité impersonnelle que cela implique, puisse être un élément nécessaire à l’apparition d’innovations personnelles et « créatives » ?

Au-delà du contexte spécifiquement musical, la question nous a semblé mériter d’être reprise d’une manière plus générale, d’autant plus qu’à partir de la distinction établie par Saussure entre « langue » et « parole », la question des rapports entre contraintes systématiques et production innovante n’a cessé de hanter la réflexion structurale, en sémiotique aussi bien qu’en linguistique. Les articles qui suivent sont le résultat des réflexions menées dans cette optique depuis le débat de 2021.


Règles, régularités et création : les termes ainsi mis en rapport ne sont à vrai dire que des sortes de mots-clefs renvoyant à deux grosses nébuleuses notionnelles. A côté des « règles » et des « régularités », d’autres dispositifs, très divers en nature — par exemple des usages, quand ils sont solidement établis —, peuvent aussi bien encadrer ou conditionner des processus de production auxquels on attribue un caractère créatif, ou « inventif », ou encore « innovant ». Car autour de l’idée de « création » gravite aussi une série de notions proches — invention, innovation, renouvellement, renouveau, novation, nouveauté — et aussi, par implication, celles d’originalité, de singularité, d’inspiration, de « génie créateur », etc. Devant une telle prolifération, que faire ?

Prétendre donner une définition de ce qu’est, « en soi », « la création » n’aurait ici aucun sens. Certes, entre non sémioticiens, il paraît souvent normal de penser que puisque le mot « création » existe, existe forcément aussi, dans le monde, quelque chose de substantiel, de précis et de reconnaissable auquel ce mot renverrait. Comme ce n’est évidemment pas le cas — aucune réalité extérieure ne peut servir de référence pour trancher —, chacun y va de sa définition en prétendant qu’elle dit plus exactement que celle du voisin ce qu’est véritablement « la création ». De cette sorte de sémasiologie spontanée, qui prend pour ainsi dire la langue « au mot », ne peuvent résulter que des disputes sans fin. Pour en sortir, adopter par convention l’une quelconque des définitions lexicales en compétition (par exemple celle « du » dictionnaire, en faisant comme s’il n’y en avait qu’un) pourrait être une solution. Au moins, on saurait enfin de quoi on parle : non pas de la création même mais de ce que le dictionnaire appelle comme cela. Malheureusement, comme dans ces conditions on n’en saurait toujours pas plus sur « la création en soi », la confrontation entre points de vue divergents reprendrait vite le dessus.

La démarche sémiotique, qui, elle, se donne pour objectif de saisir le sens des relations entre des éléments et non pas de révéler l’essence des choses, coupe court à ce genre de discussions in-terminables par nature. Dans le dossier qui suit, les contributeurs s’abstiendront donc, par principe, de statuer sur ce que pourrait être, « en soi », « la création ». Ce qu’on y trouvera en revanche, c’est la description de divers types de configurations syntaxiques, interactionnelles, effectivement observables dans les pratiques que peut en gros recouvrir l’une ou l’autre des acceptions courantes du terme.


Toutes ces configurations ont en commun de mettre, explicitement ou implicitement, en relation les trois pôles suivants : i) des états de choses définis, ou certaines « matières premières », ou certaines pratiques en vigueur ; ii) des agents qui les transforment ; et, entre les deux, iii) certains dispositifs qui peuvent prendre la forme stricte de systèmes de règles ou de « grammaires » mais aussi celle de simples usages, recettes, procédés ou procédures convenues. Quels qu’en soient la nature et le degré de normativité, ces dispositifs médiatisent les rapports entre le donné initial et l’opérateur du changement en contribuant à définir les conditions de la transformation du premier par le second.

Ce modèle s’apparente à celui, plus général, que nous avons présenté il y a une douzaine d’années dans un article relatif à la notion de prise. Nous y distinguions déjà trois positions : celle de l’operandum, ou matière à transformer ; celle de l’operator, qui « opère » sur cette matière, pour la transformer ; celle de l’operans, élément médiateur, « outil », à l’aide duquel le premier transforme le second. A partir de là on peut immédiatement prévoir au moins deux types de créations : alors que le Créateur divin, et lui seul, peut, comme on dit, faire sortir l’être du néant (donc sans operandum préexistant), et cela par la seule grâce de son Verbe (c’est-à-dire sans aucun operans), les créateurs de ce monde, en chair et en os, sont des opérateurs de transformation qui ne travaillent — ne peuvent inventer, innover, « créer » — qu’à partir d’états de choses ou d’états de l’art préalablement donnés (c’est l’operandum qu’ils vont transformer) et qui, pour cela, ont besoin de tirer parti de quelque operans existant, qu’il s’agisse, par exemple, d’instruments opératoires disponibles, de conditions extérieures favorables ou de compétences spécifiques qu’ils ont acquises.

En fonction de l’infinie diversité des domaines d’activité imaginables, ces adjuvants de la créativité pourront prendre les formes les plus diverses, et notamment celle de systèmes de règles. Par exemple, s’agissant d’un jeu, c’est en premier lieu la règle même du jeu qui, en fondant la possibilité de jouer tout en délimitant les coups permis, constitue l’operans de base. S’il s’agit d’art, l’operans sera constitué par les principes de composition en vigueur (souvent fixés en termes de « genres » distincts) ainsi que l’éventail des techniques, des savoir-faire, des procédés de construction disponibles, dont l’artiste aura pu acquérir la maîtrise. De la même façon qu’un grand joueur ouvre des perspectives de jeu jusqu’alors inédites en jouant à partir et avec les règles du jeu, l’écrivain ou le cinéaste créatif renouvelle la langue de son art en exprimant une vision singulière à travers une pratique inédite des règles, en particulier de genre, propres au système d’expression dont il se sert.

Des manières diverses dont les trois éléments en question peuvent s’agencer découle la diversité des processus transformateurs analysés au fil du présent dossier. Ils mettent respectivement en œuvre autant de syntaxes particulières. Une fois l’une ou l’autre de ces syntaxes identifiée par un auteur, il est souhaitable, pour plus de commodité, de lui donner un nom. « Création » est le nom ici attribué, de façon mi-arbitraire mi-motivée, à l’une de ces syntaxes. Le mot en question change alors de statut : ce n’est plus exactement le nom commun usuel, avec les dénotations et connotations variables qu’il véhicule selon les contextes. Au lieu de cela, il devient un méta-terme sémiotique : en l’occurrence, le nom d’une syntaxe interactionnelle transformationnelle particulière, distincte d’autres syntaxes qui, à leur tour, une fois repérées, décrites, analysées, appelleront des dénominations sémiotiques propres, évidemment différentes puisqu’elles désigneront des processus de transformation en partie différents. D’où l’apparition, à côté de l’étiquette « création », d’autres métatermes tels qu’en particulier ceux d’« invention » et d’« innovation ». Mais l’utilisation de ces termes, pas plus que celui de « création », n’a pour objectif de fixer ex autoritate « ce qu’est » l’invention ou l’innovation.


L’enjeu de ce travail, on l’aura compris, ne se situe donc pas sur le plan de la terminologie. On ne part pas des mots pour dire ce qu’ils désignent mais, à l’inverse, de dispositifs relationnels et de processus interactionnels auxquels, une fois décrits, on accolle des étiquettes à des fins pratiques de reconnaissance. C’est là, à notre sens, un principe général de la démarche sémiotique. A tel point que peu importe au fond si ce qui sera baptisé création dans ce qui suit n’est pas, aux yeux de certains lecteurs, « de la création » mais, selon leur vocabulaire coutumier, devrait être appelé plus modestement « innovation » ou, plus pompeusement, « invention de génie ». Ce qui compte en effet n’est pas le nom donné aux choses repérées (n’était la difficulté de mémorisation, on pourrait se contenter de leur donner des numéros) mais le repérage même de syntaxes différenciées et l’identification précise de ce qui les différencie.

Voilà un objectif certes plus humble que de statuer sur l’essence des choses. Mais il s’inscrit dans une perspective de modélisation qui ne manque pas pour autant d’ambition. La juxtaposition des descriptions effectuées permet d’ores et déjà d’envisager l’étape ultérieure de cette recherche. A mener de préférence en équipe, elle devrait consister en premier lieu à rendre les descriptions conceptuellement plus homogènes qu’elles ne le sont au stade actuel, où chaque contributeur a travaillé de manière relativement isolée. A partir de là, il devrait être possible de rapporter les unes aux autres les configurations repérées, de les interdéfinir à l’intérieur d’un modèle dont la méta-syntaxe aiderait à comprendre ce qui rend possible les passages, les parcours, éventuellement les allers et retours entre les unes et les autres. Dans un tel cadre, moyennant quels types de transformations des rapports entre opérateur, matière de départ et système régulateur voit-on apparaître tour à tour des figures susceptibles d’évoquer ce que, le plus couramment, on appellerait un innovateur, un inventeur — ou un créateur ?

Laissant de côté toute prétention à un savoir référentiel, la sémiotique, telle qu’ici conçue et pratiquée, n’a pas renoncé, on le voit, à la visée de connaissance systématisante que suppose la compréhension de la dynamique des choses, des gens et des pratiques.


Eric Landowski

 

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