Bonnes feuilles

Lire le spectacle vivant

André Helbo
Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2022, 136 p.

Publié en ligne le 30 juin 2022
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2022n3.58422
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Introduction

De 2007 à 2014 la Commission européenne a soutenu, pour la première fois dans l’histoire de son « action », la création d’un programme Erasmus Mundus en étude du spectacle vivant.

Cette initiative, à laquelle le Collège Belgique n’a cessé d’être associé1, est arrivée à son heure. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, le paysage des arts du spectacle avait été soumis à des mutations profondes auxquelles le monde scientifique, du moins en Europe, avait tardé à s’ouvrir. La prise de conscience des déplacements et des repositionnements opérationnels en la matière ne s’est produite que récemment : les processus de reconnaissance et de légitimation du spectacle vivant se sont développés au gré des pressions contextuelles et historiques.

Avant que l’on ne parle explicitement de spectacle vivant, la tradition analytique et critique était quasi muette quant à la spécificité du domaine et se trouvait particulièrement mal à l’aise face au prédicat « vivant ». La locution, par ailleurs intraduisible en anglais (performance, performing arts, live arts), semblait propre aux pays de langue romane (espectáculo vivo, spettacolo dal vivo). De nombreux impensés territoriaux pesaient sur les recherches antérieures, postulant, pour faire court, la séparation des arts (théâtre, opéra, danse). Les études présupposaient le plus souvent une chaîne de communication idéaliste, articulant un projet plénipotentiaire propriétaire du sens (auteur, texte, livret, partition), une mise en scène actualisant les virtualités de l’avant-spectacle, des acteurs ancillaires au service du projet et un récepteur déchiffreur. Au-delà des signifiants, le champ lexical du vivant semblait monstrueux, désignant un corpus polysémique et insaisissable (représentation, performance, comportement spectaculaire, etc.), dont les traces et les formes échappaient apparemment au principe de scientificité (objectivité, reproductibilité, universalité, falsifiabilité). Se posait le problème de l’extériorité du chercheur face à une production culturelle fugace, co-construite différemment à chaque acte de lecture.

Lire le spectacle vivant : l’opération relève apparemment de l’oxymore. Dans les conférences, séminaires et programmes académiques, nous avons l’habitude soit de décrire un champ d’objets du monde (par exemple la peinture, la littérature), soit d’explorer des constructions épistémologiques. L’expression spectacle vivant ne renvoie, à proprement parler, ni à un objet du monde singulier, stable et tangible, ni à un objet construit secondairement par l’épistémologie propre à une discipline. Curieux paradoxe qui justifie que l’on interroge les conséquences de l’émergence du concept sur les stratégies et la cohérence de la recherche.

1 Séminaire Comprendre la performance, 2010, Académie royale de Belgique (Collège Belgique) : février 2010, Réalité et performances. Performances et réalités (Richard Schechner) ; 10 mars 2010, Définir la performance. De Beckett à nos jours (Fernando De Toro) ; 29 avril 2010, Le spectaculaire et la performance (Josette Féral), podcasts www.lacademie.tv. — Colloque Savoirs et performance spectaculaire, 23-25 avril 2010, Université libre de Bruxelles, Bruxelles, De Boeck, 2011 (podcast www.lacademie.tv). — Colloque Interdiscipline et spectacle vivant, 28-29 avril 2011, Académie royale de Belgique (Collège Belgique), Paris, Honoré Champion, 2013 (podcast www.lacademie.tv). — Colloque international Babel aimée. La choralité d’une performance à l’autre, du théâtre au carnaval. 27-29 mars 2014, Université de Nice Sophia-Antipolis, publié chez L’Harmattan, 2015. — Journées d’études Transdisciplinarité en question (s). Le champ du spectacle vivant, 9-10 octobre 2014, Université Paris 8, http://www.univ-paris8.fr/Journees-d-etudes. — Colloque Les métamorphoses du spectateur, 29-30 avril 2015, Académie royale de Belgique (Collège Belgique), Degrés, 161-162, Bruxelles (podcast www.lacademie.tv). — Colloque Du personnage au mythe, 10-11 novembre 2016, Université de Séville, Degrés, 169-170, 2017. — Colloque Espectáculo y tecnologías de la imagen, 13-15 décembre 2017, Université de La Corogne. — Colloque Pe/anser le corps en scène, 8-9 mars 2018, Académie royale de Belgique (Collège Belgique), Degrés, 175-176, 2018 (podcast www.lacademie.tv). — Colloque Frontières de la re-présentation, Académie Royale de Belgique (Collège Belgique Charleroi), 28-29 mars 2019, publié dans La Thérésienne, Académie Royale de Belgique, 2019.

Le terme de spectacle vivant commence à circuler dans le discours critique au cours du XXe siècle. La dénomination vise alors à rapprocher des manifestations spectaculaires considérées auparavant comme étanches. L’épistémologie ambiante avait coutume d’appréhender le théâtre comme un art du texte, l’opéra comme un art musical (« prima la musica »), la danse comme un art du mouvement, le cirque comme un art de l’exploit corporel. Études théâtrales, musicales, chorégraphiques, visuelles fonctionnaient dans la juxtaposition plutôt que dans l’interaction. À partir du moment où apparaît un vocable unificateur et neutre, naît l’idée selon laquelle, par-delà la spécificité esthétique, il est possible non seulement de regrouper des pratiques sous une catégorie commune, mais aussi d’interroger la valeur heuristique de ce rassemblement. Une transformation du regard sur l’objet spectacle s’ensuit, suscitant des décloisonnements, des opérateurs transversaux, des dialogues nouveaux.

Cette mutation ne s’est pas opérée de manière innocente.

En effet, par rétroaction, le discours croisé, inventé dans la rencontre avec le « paradigme » du spectacle vivant, reflétait les mutations de la création. Les pratiques mêmes avaient changé. L’hybridation des formes, la perméabilité des genres, la circulation et la crise de l’auteur, l’invention des rôles de spectacteur appelaient pour leur part l’élaboration de nouveaux modes d’approche.

Les avant-gardes historiques du XXe siècle avaient mis en question sur le plan des théories et contesté sur celui des pratiques les principes de représentation, d’interprétation, de drame, qui justifiaient la séparation entre danse, théâtre, opéra et cirque.

Le vivant prenait en compte non seulement la porosité, mais aussi la versatilité des créations. Sans préjuger des stratégies ou des programmes qui se tissent en creux entre les œuvres, on peut affirmer que le spectacle vivant se présentait de plus en plus comme un acte performatif, comme un geste qui « s’efface en même temps qu’il se déploie », pour reprendre Goodman, dans des objets voués à une existence éphémère, le temps de leur mise en scène, ou de leur co-construction par le spectateur.

L’expression « spectacle vivant » recouvre donc, d’une part, une structure d’objets propres, de « formes », parmi lesquels le théâtre, l’opéra, la danse, le cirque ; d’autre part, des processus liés à une praxis et qui fondent la spécificité des études liées au champ. Citons, entre autres processus, l’événement spectaculaire, le métissage des pratiques, l’énonciation collective scène / salle.

Le dialogue, élaboré à nouveaux frais, entre un discours, des dispositifs et un objet en métamorphose constitue la préoccupation du petit volume qu’on va lire. Il permet d’interroger les différentes attitudes disciplinaires qui ont permis de penser le spectacle vivant. Il esquisse ensuite un cadre général d’étude et pointe les déplacements, voire le « vagabondage », épistémologiques, suscités par ce concept.

Il s’agit de mettre en perspective critique les principales recherches induites par la conceptualisation du spectacle vivant. L’ambition est de dégager des trajectoires, faites d’attitudes de recherche et de traits pertinents caractérisant la problématisation spécifique du domaine. Ensuite, une proposition de modélisation, traversée de questions dérivées, plus souterraines, aborde la fonction du spectacle vivant dans la société. Défini par l’être ensemble et l’échange avec l’artiste, comment le spectacle vivant, conçu comme praxis, fait-il sens de nos jours, en temps de pandémie ? Les interactions sociales, le rapport au corps, la perception de l’espace, les conditions du partage de la vérité et de la fiction ont changé. Comment le spectacle vivant nourrit-il encore ou à nouveau aujourd’hui notre sens du collectif ? Quelle est sa place dans la cité, à l’heure où le politique s’approprie une dimension spectaculaire de plus en plus marquée ?

 

1 Séminaire Comprendre la performance, 2010, Académie royale de Belgique (Collège Belgique) : février 2010, Réalité et performances. Performances et réalités (Richard Schechner) ; 10 mars 2010, Définir la performance. De Beckett à nos jours (Fernando De Toro) ; 29 avril 2010, Le spectaculaire et la performance (Josette Féral), podcasts www.lacademie.tv. — Colloque Savoirs et performance spectaculaire, 23-25 avril 2010, Université libre de Bruxelles, Bruxelles, De Boeck, 2011 (podcast www.lacademie.tv). — Colloque Interdiscipline et spectacle vivant, 28-29 avril 2011, Académie royale de Belgique (Collège Belgique), Paris, Honoré Champion, 2013 (podcast www.lacademie.tv). — Colloque international Babel aimée. La choralité d’une performance à l’autre, du théâtre au carnaval. 27-29 mars 2014, Université de Nice Sophia-Antipolis, publié chez L’Harmattan, 2015. — Journées d’études Transdisciplinarité en question (s). Le champ du spectacle vivant, 9-10 octobre 2014, Université Paris 8, http://www.univ-paris8.fr/Journees-d-etudes. — Colloque Les métamorphoses du spectateur, 29-30 avril 2015, Académie royale de Belgique (Collège Belgique), Degrés, 161-162, Bruxelles (podcast www.lacademie.tv). — Colloque Du personnage au mythe, 10-11 novembre 2016, Université de Séville, Degrés, 169-170, 2017. — Colloque Espectáculo y tecnologías de la imagen, 13-15 décembre 2017, Université de La Corogne. — Colloque Pe/anser le corps en scène, 8-9 mars 2018, Académie royale de Belgique (Collège Belgique), Degrés, 175-176, 2018 (podcast www.lacademie.tv). — Colloque Frontières de la re-présentation, Académie Royale de Belgique (Collège Belgique Charleroi), 28-29 mars 2019, publié dans La Thérésienne, Académie Royale de Belgique, 2019.

 

Table des matières

Introduction 7

 

Chapitre 1. Définitions 13

 

Chapitre 2. Petite archéologie d’un concept 21

1. La théâtralité. 2. Le texte en question(s). 3. Le son. 4. Le corps. 5. L’image.

 

Chapitre 3. Décrire l’objet ou le modéliser ? 47

1. La notation. 2. La segmentation et la dynamique de la signification.

3. Les documents, l’archive génétique. 4. La vision subjective assumée. Quelle

posture du chercheur ?

 

Chapitre 4. Modèles et savoirs experts 63

1. De l’objet au quasi-objet. 2. L’expérience, la relation, et le cadre.

3. La présence. « Préexpressivité » et « ostension ». 4. L’acteur et la corporéité.

 

Chapitre 5. Le cadre spectaculaire et le spectacle vivant 87

1. Le cadre spatio-temporel. 2. Les horizons d’attente du comédien et du

spectateur. 3. Intentionnalité et mise en spectacle. 4. Mécanismes de mise en

spectacle. Le seuil. 5. Le partage du contrat. 6. De la dénégation au dissensus.

Spectacle vivant et politique.

 

6. Réflexion finale 121

 

7. Bibliographie 127

 

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