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Petite rétrospective : Jean-Marie Floch, un sémioticien pour aujourd’hui
Lecture critique et (re)valorisation Jean-Paul Petitimbert Publié en ligne le 30 juin 2022
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Depuis bientôt trente ans, notre activité de conseil en marketing auprès d’entreprises et notre pratique de la « sémiotique d’usage », comme l’appelait Jean-Marie Floch, nous ont maintes fois amené à recourir au célèbre carré des valeurs de la consommation qu’il avait mis au point au milieu des années quatre-vingts dans sa « Lettre aux sémioticiens de la Terre Ferme »1 : |
1 J.-M. Floch, « Lettre aux sémioticiens de la Terre Ferme », Actes Sémiotiques-Bulletin, IX, 37 (Variations sur le discours publicitaire), 1986. |
Côté offre comme côté demande, nous nous sommes souvent trouvé confronté au mode de valorisation qu’il avait alors baptisé « critique ». La plupart des chercheurs en marketing ou en sciences de l’information et de la communication n’en retiennent que la dimension du rapport qualité / prix. Certains vont même jusqu’à la comprendre comme étant d’ordre purement économique et financier, c’est-à-dire ne concernant que le coût des produits ou services proposés à la consommation. Cette interprétation est devenue tellement familière qu’elle est en général prise pour un acquis définitif des apports de la sémiotique au marketing et n’est, à notre connaissance, jamais remise en question. Or, il nous semble qu’elle n’est qu’une des nombreuses interprétations possibles de la pensée de Floch — ce que lui-même a d’ailleurs laissé entendre en diverses occasions. C’est pour contrebattre cette réduction trop simplificatrice, voire simpliste, que nous nous proposons de dégager la signification sémiotique profonde de cette position de sens en tâchant de l’explorer plus avant que n’ont pu le faire jusqu’à présent nos confrères du marketing. |
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1. La position critique, parent pauvre du marketing 1.1. Une position aussi difficile à cerner qu’à dénommer Il se trouve malheureusement que c’est justement sur la valorisation « critique » que Floch est le plus laconique. Parmi les termes alternatifs et explicatifs qu’il propose en remplacement des dénominations dont il avait initialement fait un choix, avoue-t-il, « relativement arbitraire » — pratique, utopique, ludique et critique —, seule cette dernière est exempte de synonyme, laissant ainsi aux marketeurs le champ libre pour l’interpréter, voire la rebaptiser, à leur guise. Floch suggère en effet que l’adjectif pratique peut sans dommage être remplacé par « utilitaire » ou « fonctionnel », que les valeurs utopiques sont aussi des valeurs « mythiques », « existentielles » ou encore des « valeurs de vie », et enfin que les qualificatifs « esthétique » ou « ludico-esthétique » peuvent aisément se substituer à celui de ludique2. Seule la valeur critique conserve invariablement son « étiquette » d’origine. |
2 Id., Identités visuelles, « La maison d’Épicure », Paris, P.U.F., 1995. |
Or, dès la mise au point de ce système de valeurs, à l’occasion des études qu’il avait menées sur la publicité des mobylettes Peugeot, des automobiles Citroën, de la presse quotidienne et sur les attentes exprimées par les chalands d’hypermarchés3, Floch reconnaissait lui-même que « la position -S2 [négation des valeurs de base S2 qu’à la suite de Greimas il appelait encore « mythiques »] est une position assez difficile à dénommer, mais très souvent présente (et même survalorisée en ces temps de recentrage et de déception quant aux grands mythes) »4. C’est là sans doute la raison principale du caractère quasi monolithique de son appellation, lequel semble avoir entraîné la mono-interprétation que nous venons de décrire. Quant à sa teneur exacte, elle est loin d’être univoque, au moins dans cet article fondateur. Si d’une part il l’illustre de manière lapidaire à propos de l’automobile en y attachant comme on s’y attend le thème du rapport qualité / prix (celui-là seul que retiendront les marketeurs), il y adjoint également celui de la technicité (qu’ils auront tôt fait de négliger). D’autre part, c’est à travers l’exemple d’une campagne d’affichage pour la station de radio Europe1 mettant en scène des animaux qu’il en donne un aperçu. Celle-ci est d’ailleurs bien loin de renvoyer à la dimension économique de la radio puisque c’est un castor, amateur de « beau travail », qui nous est donné comme porte-parole de cette valeur, celle d’une « radio bien faite : normal pour qui partage l’éthique de l’artisanat et se fie à son mètre dépliant »5. En troisième lieu, c’est par petites touches et par allusions et sous-entendus qu’il laisse entrevoir ce qu’il entend par valeur critique : en matière de philosophie, il évoque le cynisme, par opposition au stoïcisme qu’on suppose pratique, ou à l’épicurisme qu’on imagine soit ludique soit utopique (lorsqu’on n’est pas philosophe). Et en matière de sémiotique — ou plutôt de sémioticiens — ce seraient les tenants de l’« ars semiotica » (la sémiotique conçue comme un objet bien fait) qui, par contraste avec les partisans d’une sémiotique utopique, réconciliant enfin des champs de recherche opposés, et par complémentarité avec ceux du « vieux parti de la “noblesse du rôle ancillaire” de la sémiotique »6, seraient les meilleurs défenseurs de cette position, dès lors tenue comme contraire à celle des « caciques » de la discipline, « à la haute et fière silhouette », favorables quant à eux à l’exercice d’une sémiotique ludique qui, tout en gratuité, ne saurait en aucun cas se mettre au service d’une finalité, quelque noble qu’elle soit7. |
3 Id., « La légende Peugeot », Stratégies, 28 juin 1982 ; « Paraître / s’afficher, analyse sémiotique de quelques campagnes d’affichage de la presse quotidienne », in Affiches de Pub, Paris, éd. du Chêne, 1986 ; « The contribution of structural semiotics to the design of a hypermarket », International Journal of Research in Marketing, 4, 3, 1988 ; « J’aime, j’aime, j’aime… », Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes les stratégies, Paris, PUF, [1990] 2002. 4 « Lettre aux sémioticiens… », art. cit., p. 10 (souligné par nous). 5 Ibid., p. 11 (souligné par nous). L’accroche de l’affiche reproduite dans l’article, p. 13, était : « J’aime le beau travail, j’écoute Europe1 ». 6 Paraphrase d’une expression de Greimas, qui, dans ses « Observations épistémologiques » à propos des relations entre pragmatique et sémiotique, appelait de ses vœux leur rapprochement afin que les deux disciplines puissent « remplir leur fonction ancillaire — la plus noble — en contribuant à la constitution des sciences sociales » (Actes sémiotiques - Documents, V, 50 (Pragmatique et sémiotique), 1983, p. 7). 7 « Lettre aux sémioticiens… », art. cit., p. 14. |
La même année, paraissait son essai de sémiotique plastique sur cinq photographies, Les formes de l’empreinte, dans l’introduction duquel il présentait aussi, plus rapidement, ce même modèle. A chacune des quatre positions il faisait correspondre une certaine valorisation de la photographie assortie du portrait succinct des représentants de chacune : les historiographes défendaient la photographie-témoignage (pratique), les artistes exaltaient la photographie-œuvre (utopique), les amateurs appréciaient la photographie-loisir (ludique), et enfin pour la valeur critique, c’était les bricoleurs, friands de « petites recettes » qui étaient les adeptes de la photographie-technique8. |
8 Les formes de l’empreinte, Périgueux, Fanlac, 1986, pp. 15-18. |
Technicité, travail bien fait, mètre dépliant, petites recettes, bricolage, éthique de l’artisanat, cynisme, ou encore ars semiotica : on le voit, cette position est loin de se limiter au seul rapport qualité / prix. Elle recouvre un champ beaucoup plus étendu que celui du seul porte-monnaie du consommateur ! |
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1.2. Une dérive simplificatrice Cette simplification opérée par de nombreux chercheurs en marketing et en SIC se contentant de reproduire à l’identique une interprétation particulière de cette valeur générale illustre parfaitement le danger que Floch pressentait à propos du modèle constitutionnel, dont il disait qu’il était « le type même du concept en danger de gadgétisation »9. Sa crainte n’était pas infondée. De fait, les distorsions sont fréquentes. Elles touchent non seulement la valeur critique mais aussi son contraire la valeur ludique qui devient progressivement « hédonique », puis « expérientielle », pour mieux rimer avec sa complémentaire, la valeur « existentielle »10. Ailleurs, c’est la valeur utopique qui se transforme en valeur « d’image » et qu’à son tour on fait rimer avec valeur « d’usage », substituée à la valeur pratique11. Tics de rimes et jeux de mots mis à part, il est certain que, de proche en proche, l’amateur d’ars semiotica y perd son latin, tant le carré d’origine semble ne plus représenter pour ses utilisateurs qu’un jeu de quatre « boîtes » commode, permettant de ranger à peu près tout ce que l’on veut, quitte à oublier — et en général ignorer totalement — la logique initiale dont il a été tiré et à laquelle il obéit. À quoi tiennent ces « glissements » sémantiques et cette dérive, « source de malentendus dans certains travaux ultérieurs »12 ? En première approche, c’est à cette logique elle-même qu’on peut en attribuer en partie la cause : parmi ces praticiens, théoriciens et chercheurs, rares sont ceux qui rappellent dans leurs travaux que la catégorie fondatrice du modèle (l’opposition entre pratique et mythique), telle qu’établie par Floch, est en réalité très loin d’en être une, et que de fait le carré en question est un rien spécieux. Effectivement, une telle catégorisation a toujours été pour Floch une « bizarrerie », ou encore « un objet qui aurait parfaitement trouvé sa place dans les “Salons de curiosités” des honnêtes gens du XVIIIème siècle »13, manière de reconnaître que la validité de ce modèle est entièrement conditionnée par l’acceptation de son irrégularité. C’est en suivant la définition que Greimas avait donnée du lexème « automobile » dans Du Sens II qu’il en interprétait la composante fonctionnelle et ses deux dimensions « tant pratique que mythique (prestige, puissance, évasion, etc.) » pour les confronter l’une à l’autre comme si elles étaient en relation de présupposition réciproque : « Mon curieux petit carré rendait compte de la mise en catégorie du pratique et du mythique, l’axe sémantique étant la “composante fonctionnelle” »14. |
9 « Quelques concepts fondamentaux en sémiotique générale », Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 197. Cf. également ses amusantes digressions sur « locomotive et raton-laveur » dans Sémiotique, marketing et communication, op. cit., pp. 29-30. 10 Cf. Fr. Bobrie, « Une approche sémiotique des concepts de “format” et de “formule”, pour l’analyse des stratégies des entreprises de distribution », Actes du Colloque E. Thil, Université de Poitiers, 2009. 11 Id., « Sémiotique et design de communication. A la recherche du langage du marché », Strategic Design Research Journal, 1, 1, 2008 ; voir aussi Benoît Heilbrunn, « Les marques, entre valeur d’image et valeur d’usage », L’Expansion Management Review, 137, 2010. 12 F. Bobrie, « Les valeurs de consommation de J.-M. Floch vingt ans après et le long dialogue de la sémiotique et du marketing. », Actes des 13e Journées de Recherche en Marketing de Bourgogne, 2008, p. 6. 13 « Lettre aux sémioticiens… », art. cit., p. 7. 14 Ibid., p. 9. (c’est nous qui soulignons). |
La « rentabilité » de cette « axiologie », deux termes qu’il avançait prudemment dans sa Lettre aux sémioticiens en les assortissant soit d’un point d’interrogation entre parenthèses, soit de guillemets, dépend donc fondamentalement et uniquement du fait qu’on accepte ou pas de concevoir que les deux grandeurs narratives que sont le programme d’usage et le programme de base puissent être opposées l’une à l’autre. Autrement dit, il convient de considérer que les fins qu’on se fixe d’une part, et les moyens qu’on se donne pour les atteindre d’autre part entretiennent une relation qui ne serait plus d’implication, mais de contrariété : Je me souviens bien d’avoir appris qu’un programme d’usage et un programme de base ne sont pas par eux-mêmes en relation de contrariété, que le programme narratif (PN) d’usage est un PN présupposé et nécessaire au programme de base. Je sais que si l’on se représente le carré sémiotique, PN d’usage et PN de base devraient se placer sur une verticale. Mais les peuplades que je rencontre ne raisonnent pas au degré zéro. Pour leur malheur, mes interlocuteurs ne sont pas (encore) sémioticiens : ils se mettent tôt ou tard à se dire : « … et si mes moyens s’opposaient à mes fins ? » Autrement dit, pour parler clair, c’est-à-dire dans notre langue, ils en viennent à penser que le bâton qu’ils recherchent est la figure d’un objet investi d’une valeur contraire à celle investissant l’objet figuré par la banane ! (…) Une grande partie de leurs maux viendrait de cette transformation d’une implication en une contrariété.15 |
15 Ibid., pp. 7-8. |
Aussi, les maux dont nous parlons à notre tour ne semblent-ils être que l’effet de cette cause première qu’est l’étrange modus cogitandi de ces « peuplades » qu’il fréquentait alors, pour qui « tout se passe comme s’il fallait — a priori — choisir entre l’utilisation d’une voiture qui réponde à vos besoins et la possession, voire la jouissance d’une voiture qui correspond à vos envies ou à vos désirs »16. C’est donc bien « comme si » valeurs d’usage et valeurs de base s’opposaient les unes aux autres, ou c’est encore « à partir du moment où l’on reconnaît qu’elles sont données pour contraires » (par les consommateurs ou les fabricants) qu’elles peuvent constituer les termes primitifs d’une « catégorie » (artificielle) que l’on peut alors projeter sur le modèle constitutionnel. Et Floch d’insister sur ce point : « Nous disons bien données pour contraires ou mises en contrariété parce que la chose n’est pas évidente »17. |
16 Id., Sémiotique, marketing…, op. cit., p. 127. 17 Ibid., p. 128 (c’est nous qui soulignons). |
Dans un article retraçant les pérégrinations du carré au fil du temps, François Bobrie constatait en 2008 : « (...) la valeur “critique” ou encore “socio-économique” mériterait plus d’approfondissement théorique, malgré les quelques avancées proposées par F. Dano »18. En dehors de ces « avancées », sur lesquelles nous allons revenir à l’instant, le reste de la communauté des chercheurs s’est contenté jusqu’à ce jour de reproduire inlassablement la même définition, les mêmes formules, pratiquement au mot près : « coût / bénéfices », « démarche rationnelle d’évaluation de la relation qualité / prix », « valeurs consuméristes d’optimisation du rapport qualité / prix », « logique d’optimisation du budget », « examen critique sous l’angle de la rationalité économique », « avantages que l’on peut tirer selon un esprit de calcul et sous l’angle de la rationalité économique », etc.19. |
18 F. Bobrie, « Les valeurs de consommation… », op. cit., p. 14. 19 Ces citations sont tirées de textes mentionnés dans la bibliographie en fin d’article. |
Les « avancées » dont il vient d’être question ont consisté à distinguer dans le discours des consommateurs interrogés deux types d’attentes qualifiées de « critiques » : des attentes d’économies d’échelle proprement dites et par ailleurs des attentes de sécurité ou de garantie20. L’auteur, Florence Dano, définissait la satisfaction de ces deux types d’attente comme le résultat d’une évaluation favorable de l’offre sous l’angle de son rapport qualité / prix (« valeur de sécurité ») mais aussi de son rapport quantité / prix (« valeur d’économie »). On constate donc que c’est encore la question du coût, de l’argent et de la relation fiduciaire (« ne pas se faire “arnaquer” »21) engagée dans l’échange marchand qui restait au cœur de ces prétendues « avancées ». |
20 Cf. Fl. Dano, « Du système de valeurs au produit : apports de la sémiotique au développement marketing des produits », in J. Fontanille et A. Zinna (éd.), Les objets du quotidien, Limoges, PULIM, 2004, p. 65. 21 B. Heilbrunn, « Les marques, … », op. cit., p. 75. |
Par ailleurs, la littérature marketing abonde en exemples d’utilisation plus ou moins malhabile du modèle, voire d’erreurs manifestes. Ainsi valeur critique et valeur pratique sont-elles souvent prises l’une pour l’autre. Pour preuve, cet article sur une étude réalisée auprès des visiteurs d’un monument historique (la corderie royale de Rochefort) qui n’hésite pas à qualifier de critiques, probablement parce qu’elles touchent en partie au prix d’entrée, des attentes d’ordre on ne peut plus pratico-pratique concernant les horaires, les tarifs ou l’accès aux services. Symétriquement, ce même article considère comme pratiques des attentes que Floch aurait certainement qualifiées de critiques, eu égard à la dimension technique et artisanale du « travail bien fait » que recouvre pour lui cette valorisation. Il s’agissait, à propos de l’activité autrefois exercée dans ce bâtiment, de questions « de compréhension du patrimoine, de sa fabrication (...) ou encore [relatives à] l’aspect scientifique et technique (...) »22. |
22 J.-Y. Duyck et J.-D. Riondet, « Communiquer un patrimoine culturel : le cas de la commercialisation de la Corderie Royale de Rochefort », Management & Avenir, 15, 2008. |
1.3. Vers une redéfinition précise Comme nous en faisons l’hypothèse, l’ensemble de ces simplifications, approximations, confusions, voire contresens, pourrait avoir pour origine le caractère « hétérodoxe », quelque peu artificiel, de la catégorie sémantique construite qui définit les termes primitifs du modèle. Moins hypothétiquement, on peut également avancer sans grand risque que c’est une lecture rapide et superficielle des textes de Floch qui a amené les marketeurs à s’enferrer dans l’impasse du rapport qualité / prix. Une attention plus soutenue aux différents textes qu’il a laissés leur aurait sans doute évité de tomber dans cette lassante ornière. Et c’est en effet une lecture plus attentive qui amenait Jacques Fontanille, par exemple dans son analyse des discours de la presse automobile sur la notion d’exclusivité telle qu’elle était comprise et utilisée par les journalistes dans les années quatre-vingt-dix, à ne retenir pour ce mode de valorisation de l’automobile que les discours ayant trait au processus d’élaboration de l’objet, à sa construction envisagée sous l’angle de son caractère d’objet technique23. Cette exaltation de la « construction » inhérente à la technicité du véhicule correspond parfaitement à l’un des aspects que Floch entendait par « critique », dans la mesure où elle était entendue comme le mode de valorisation contraire à la mise en avant de son caractère « ludique » (que Fontanille qualifiait également de compulsif et auquel, incidemment, il renvoyait aussi les discours tenus sur la dépense !), et conçue comme contradictoire à la promotion de la valeur symbolique24 liée à la personnalité et à l’identité du véhicule, ainsi que comme complémentaire à sa consommation, interprétée comme traduction de sa valeur pratique. Ce qui frappe d’emblée dans une telle exploitation de cette axiologie générale, c’est que l’examen attentif du corpus amenait à rendre compte des dimensions économiques et marchandes de l’automobile (son prix, sa consommation) comme relevant de deux valorisations, ludique et pratique, que le marketing aurait sans doute intuitivement écartées comme non pertinentes dès lors qu’il est question d’argent, pour les remiser dans la seule position qu’il considère comme appropriée dans ces cas là, la valorisation critique. |
23 J. Fontanille, « Les jugements d’“homogénéité” et d’“exclusivité” dans la presse automobile », in La quantité et ses modulations qualitatives, Actes du colloque « Linguistique et sémiotique II », Limoges, mars 1991, Limoges / Amsterdam, PULIM / Benjamins, 1992. 24 Pour désigner cette position de sens, J. Fontanille a, dans cet article, choisi d’utiliser le terme « symbolique » en remplacement de l’« utopique » de Floch, qui l’avait lui-même substitué au « mythique » initial de Greimas. |
Poursuivant son analyse des différents jugements portés sur les véhicules par les journalistes, et considérant ceux relevant du seul plan esthétique, Fontanille les distribuait sur chacun des quatre postes du modèle. Ainsi, les idées de prestige et de légende étaient-elles l’esthétisation de la perception d’une identité et d’une personnalité, associées à la valeur symbolique ; la notion d’agressivité esthétisait la valeur ludique et « compulsive » ; c’est le confort qui venait s’installer sur la position pratique ; quant à la valeur technique (pour nous critique), liée à la « construction » du véhicule, c’est à la notion de sophistication qu’elle était esthétiquement corrélée. Or, « construction » et « sophistication » liées l’une à l’autre ne sont pas sans rappeler l’activité du castor de la campagne d’affichage pour Europe1 que nous rappelions en introduction et son amour du « travail bien fait », illustrant le caractère technique que Floch attachait aux objets ainsi valorisés. Il y a fort à parier ici aussi qu’un tel rapprochement entre valeurs critiques et « sophistication » aurait échappé à l’analyse conduite par un marketeur, pour qui la « sophistication » renvoie en général à l’idée d’un produit de niveau de gamme élevé et coûteux, voire luxueux, très loin des préoccupations d’économie d’argent qu’il attache par convention de pensée à ce type de valorisation. Quelques années plus tard, dans Tension et signification, Jacques Fontanille et Claude Zilberberg reprenaient la typologie des valeurs de la consommation de Floch comme élément de réponse à une question portant sur la construction de « l’identité modale des sujets ». Fondée sur l’hypothèse que « l’objet visé [l’identité] puisse être un certain “dispositif modal”, défini indépendamment des axiologies descriptives », et selon laquelle « la quête des objets de valeur devient à la limite le prétexte pour la construction d’une identité modale », ils formulaient ainsi la question : « comment les sujets se construisent-ils, en termes de modalités, tout en poursuivant des objets de valeur, et en se reconnaissant dans des axiologies descriptives ? »25 |
25 J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998, p. 179. |
Pour y répondre, après avoir envisagé une hypothèse tensive d’homologation possible entre valeurs-types descriptives (soit valeurs d’absolu « fermées » visant l’exclusivité, soit valeurs d’univers « ouvertes » visant la diffusion) et valeurs modales (considérées soit comme pures valeurs d’usage, soit comme valeurs de base susceptibles de fonder un projet de vie), selon laquelle les parcours des unes aux autres seraient fondés sur les mêmes valences, c’est vers une seconde hypothèse qu’ils se tournaient : l’idée qu’une typologie de valeurs descriptives (en l’occurrence celles de l’axiologie de Floch) peut être élaborée sur la base de valeurs modales qui seraient attachées en dominante à chacune d’elles. Ainsi, les valeurs pratiques seraient-elles sous-tendues par le pouvoir-faire ; les valeurs utopiques (qu’ils dénommaient encore « mythiques ») auraient pour substrat la modalité du croire ; c’est sur le vouloir-faire que reposeraient les valeurs ludiques ; quant aux valeurs critiques (pour lesquelles ils avaient conservé l’appellation de « techniques »), c’est le savoir-faire qui en serait le fondement modal. Ils poussaient alors l’hypothèse plus loin et analysaient les relations entre ces deux types de valeurs, modales d’une part et descriptives d’autre part. Prenant pour exemple les dernières citées — les valeurs « critico-techniques » qui nous intéressent ici — et replaçant les objets ainsi valorisés par leurs producteurs (entreprise ou marque) dans une perspective actantielle de relation entre un Destinateur et un destinataire, ils constataient que, du point de vue de l’entreprise, « la technicité (…) est d’abord significative du savoir-faire d’un Destinateur, et l’objet qu’il propose au destinataire est investi au plan figuratif de ce savoir-faire, reformulé comme “technicité”. On pourrait dire en somme que la valeur modale dominante, qui caractérise l’identité du Destinateur, est transmise au destinataire sous la forme d’une valeur descriptive »26. Symétriquement, du point de vue du consommateur-destinataire, « les valeurs descriptives, dans la mesure où elles investissent des objets de quête, activent alors de manière différentielle telle ou telle modalité ; par exemple, la “technicité” de l’objet va solliciter le savoir-faire du destinataire, ou le caractère “ludique”, son vouloir faire »27. Ils en concluaient que valeurs modales et valeurs descriptives peuvent se convertir les unes dans les autres et que les valeurs modales peuvent même supplanter les valeurs descriptives dans une perspective narrative où la quête d’identité d’un sujet prend le pas sur sa quête d’objets. |
26 Ibid., pp. 181-182. 27 Ibid. |
Ce que nous en retiendrons, c’est que, si la valorisation critique proposée par Floch suppose que chacun des actants de l’échange (Destinateur, objet, destinataire) soit modalisé par un savoir-faire (définitoire de l’identité de l’un, investi dans l’autre, et actualisé chez le troisième), un tel savoir-faire ne saurait se limiter au seul savoir-acheter (au bon prix) pour le consommateur et au seul savoir-vendre (au bon taux de profit) pour le fabricant. Loin de nous l’idée de nier que tout achat, dès lors qu’il est considéré comme un « achat malin » (un smart choice pour les anglo-saxons), entre dans la catégorie des transactions de type critique, soit parce qu’il est présenté comme tel, par exemple sous forme d’offre promotionnelle ou de « produit libre »28, soit parce que le consommateur lui-même le conçoit en ces termes. Mais ce que nous voudrions défendre, à la lumière des propositions avancées dans les deux analyses que nous venons de résumer, tant sur le discours de la presse automobile que sur le rôle des modalités dans la construction de l’identité du sujet, c’est qu’on peut élargir le champ de pertinence de la position critique à d’autres configurations, dans lesquelles le prix n’entre pas dans la valorisation des objets en circulation parce qu’ils sont investis de valeurs qui n’ont vraiment rien d’économique, au sens budgétaire ou financier du terme. |
28 Voir par exemple l’article de B. Heilbrunn « Des produits libres a la consommation comme art de vivre : l’évolution du discours institutionnel de Carrefour (1976-1997) », in Volle P. (éd.), Etudes et recherches en distribution, Paris, Economica, 2000. |
2. Valeurs sémiotiques de la valeur critique Pour expliquer et illustrer la valorisation qui nous occupe, Floch fait appel à deux figures archétypiques apparemment oubliées par les marketeurs, celle du castor, que nous avons déjà évoquée, et celle d’Ulysse. C’est à deux reprises qu’il fait référence au héros de l’Iliade et de l’Odyssée, et dans chaque cas après avoir rappelé qu’une telle valorisation relève de la prise de distance vis-à-vis des valeurs de base, qu’elle implique l’examen et le calcul (économique ou technique) dans une logique de l’intérêt. Ulysse apparaît pour la première fois comme incarnation de la position critique dans Sémiotique, marketing et communication, dans une note de bas de page à propos du choix de la dénomination de cette valeur : « Simplicité, travail bien fait, solution élégante ou astucieuse… autant de valeurs qui finalement sont celles de l’industrieux. Celles que représentait Ulysse “aux mille ruses” ? »29 Puis le point d’interrogation disparaît dans l’ouvrage suivant, Identités visuelles, où, revenant sur ses explications, cette fois-ci dans le corps du texte, il affirme que « c’est la position incarnée par Ulysse “aux mille ruses” ». Et d’ajouter que « l’épithète homérique originel, polumachineus, exprime bien mieux d’ailleurs la logique de cette position critique »30. |
29 J.-M. Floch, Sémiotique, marketing…, op. cit., pp. 131-132, n. 19. 30 « La maison d’Épicure », Identités visuelles, op. cit., p. 150. |
Comme en écho au chapitre « Modalité » de l’ouvrage de Fontanille et Zilberberg que nous venons d’évoquer, remarquons que s’il est un personnage dont on peut dire qu’il est, par excellence, le sujet d’une quête d’identité (perdue), c’est bien Ulysse : Après les dix ans que le héros de l’Iliade a passés à guerroyer loin de son royaume d’Ithaque, l’Odyssée raconte les dix autres années que son retour lui prendra. Semé d’embuches et d’obstacles disposés par Poséidon pour qu’il cesse d’avoir conscience du sens de sa vie, du but de son périple, et pour lui faire perdre la mémoire de son identité (la nourriture des Lotophages, le chant des sirènes, les promesses d’immortalité et d’éternelle jeunesse de Calypso, etc.) — et par là venger son fils Polyphème, auquel Ulysse avait commis l’erreur de révéler son vrai nom après l’avoir mutilé et trompé — ce chemin sera non seulement celui qui mène de la guerre à la paix, du chaos à l’ordre, des terres étrangères à la mère patrie, mais surtout celui qui conduit aux retrouvailles avec son identité, perdue par oubli de soi, au travers de son contraire, le « souvenir d’un soi ». Sans qu’il soit besoin de revenir sur tout le détail du concept d’identité narrative du sujet en tant que reflet pour soi de son « ipséité » (ou encore comme « parole tenue »), développé par Paul Ricœur et mis à profit par Floch dans le cadre d’autres analyses, on peut considérer l’épopée d’Ulysse comme une parfaite illustration de ces réflexions31. Or, quelle est la parole tenue d’Ulysse ? De quelle constance dans l’action fait-il preuve ? Quelle « invariance dans la variation » qui caractérise les mille péripéties qu’il traverse peut-on reconnaître dans sa façon de les affronter ? |
31 Ibid., « Deux jumeaux si différents, si semblables » et « La liberté et le maintien ». Voir également Paul Ricœur, « Pour l’être humain du seul fait qu’il est humain », in J.-F. de Raymond (éd.), Les Enjeux des droits de l’homme, Paris, Larousse, 1988 ; ou Temps et récit. II, Paris, Seuil, 1984, et Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. |
C’est par le rappel de l’épithète homérique « polumachineus », ou polyméchanos (industrieux), que Floch nous donne un indice et quelque élément de réponse à toutes ces questions. Il s’agit de l’un des multiples qualificatifs qui définissent l’intelligence particulière de ce héros et qui le différencie d’autres héros épiques pour lesquels l’intelligence n’est que secondaire par rapport à leur bravoure, leur force ou leur ténacité. Cette intelligence d’Ulysse, qui est aussi qualifié de polytropos (inventif), polyphrân (prudent), ou encore le plus fréquemment de polymètis (ingénieux), a fait de lui le modèle de l’habileté intellectuelle. De tous ces épithètes, le plus englobant et le plus modélisant est sans nul doute celui de mètis, notion propre à la pensée grecque, longuement étudiée et approfondie par les hellénistes Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne32. De nature cognitive aussi bien que pragmatique, la mètis inspire tout autant le savoir-faire de l’artisan, l’habileté du sophiste, la prudence du politique que l’art du pilote dirigeant son navire. En résumant grossièrement la définition qu’ils en donnent, on peut dire qu’elle est cette forme de pensée et d’intelligence protéiforme mais cohérente, faite à la fois de flair, de sagacité, de souplesse d’esprit, de finesse, de vivacité, de faculté d’adaptation, de sens de l’opportunité et de l’à-propos, d’habileté aussi bien manœuvrière que technique, de débrouillardise, de capacité d’anticipation, mais plus encore et surtout, d’imagination et d’inventivité. |
32 M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974. Voir aussi G. Vignaux, « La ruse, intelligence pratique », Sciences Humaines, 137, 2003. |
Le malheur est qu’on ne retient en général d’Ulysse que son adresse trompeuse et mensongère, son aptitude à jouer des tours et à tricher, son art consommé de l’artifice, de la dissimulation et du subterfuge (Floch lui-même utilise l’expression hélas consacrée, « aux mille ruses ») : machiavélique, il est le concepteur retors du stratagème du cheval de Troie sans lequel les Grecs n’auraient pu s’emparer de la ville ; roublard, pour échapper aux foudres de Polyphème, il l’entourloupe en prétendant s’appeler Personne ; fourbe, il use d’expédients, se joue de ses adversaires, change d’apparence, se masque, etc. Il n’est donc pas étonnant que le marketing ne voie dans la valeur critique que le souci d’être plus malin que tout le monde, de déjouer les pièges, de « ne pas se faire “arnaquer” », de faire une bonne affaire. Or l’adjectif « malin » peut être pris en bonne comme en mauvaise part. Ne tenir compte que de la seconde, c’est oublier qu’être malin, être smart, c’est aussi être dégourdi et adroit, capable et ingénieux, fin et avisé, futé et spirituel, imaginatif et inventif, voire « pertinemment impertinent »33, en un mot astucieux. En effet, pour se sortir d’affaire, le perspicace et industrieux Ulysse fait le plus souvent preuve, non pas d’une propension à la fraude déloyale, mais plutôt d’un surprenant surcroît d’ingéniosité et d’astuce qui créent la surprise et provoquent l’étonnement admiratif, notamment celui de la déesse Athéna qui lui décerne un magnifique éloge : « Tu as toujours en toi cette même pensée. C’est pourquoi je ne puis t’abandonner dans ton malheur : Tu es trop avisé, trop sagace, trop raisonnable »34. |
33 Cf. E. Landowski, « Plaidoyer pour l’impertinence », Actes Sémiotiques, 116, 2013. 34 Odyssée, chant XIII, v. 330-331, trad. Ph. Jaccottet, Paris, La Découverte, 2016, p. 253. |
L’intelligence d’Ulysse est d’ailleurs tout aussi cérébrale que manuelle, à l’image de celle d’Athéna elle-même pour qui « il n’y a pas de hiatus entre construire et conduire, entre tailler au cordeau la quille d’un bateau et diriger la course d’un navire sur la mer »35. C’est une « intelligence technique » qui allie réflexion et action, conception et construction : Ulysse n’est-il pas un charpentier et un menuisier hors pair ? Il imagine et réalise le radeau qui lui permettra de quitter l’île de Calypso : il décide de sa taille en s’appuyant sur ce qu’il sait des dimensions d’un navire de charge, il l’équipe d’un gaillard pour s’abriter et d’un bastingage en claie d’osier pour briser les vagues et s’en protéger (chant V) ; il sait comment tailler et durcir au feu un pieu acéré pour crever l’œil unique de Polyphème (chant IX) ; de même, c’est en creusant le tronc d’un gros olivier et en le fixant à sa souche même qu’il conçoit et construit le lit conjugal, autour duquel il édifiera ensuite la chambre nuptiale, puis le palais tout entier (chant XXIII). Ulysse est donc bien une sorte de castor, et ces deux incarnations de la valeur critique proposées par Floch n’ont pas seulement en commun de travailler le bois et d’être des bricoleurs, à l’instar des photographes férus de photographie-technique, mais ils sont tous les deux « astucieux » et partagent les valeurs descriptives et modales que nous venons de glaner au fil de nos lectures : technicité, artisanat, construction, inventivité, imagination, sophistication et in fine, savoir-faire (tant pragmatique que cognitif), lequel les amène à produire un « travail bien fait » ou à trouver des « solutions élégantes » qui ont pour caractéristique de provoquer la surprise, voire l’admiration. |
35 Les ruses de l’intelligence, op. cit., p. 230. |
2.2. Du nombre d’or au « nombre d’art » Dans le prolongement des observations qui précèdent, un autre détour par l’antiquité va nous permettre d’envisager dans sa dimension étymologique, historique et conceptuelle la « technicité » attachée à la valeur critique. Si c’est le grec technè qui est à la racine du français « technique » et « technicité », c’est le mot ars qui exprime cette même notion pour les Latins. Ainsi les « règles de l’art » ne désignent-elles pas quelque code de conduite ou quelque déontologie qui prévaudrait dans les milieux artistiques, mais bien les normes qui constituent, pour un corps de métier donné, son Idealtype en matière de savoir-faire et de procédés techniques. Sans reprendre la question philosophique des relations entre l’utile et le beau, ce qui nous intéresse ici, c’est la relation sémiotique entre les valeurs critico-techniques et les valeurs ludico-esthétiques, telles que Floch en rend compte dans son axiologie. En toute logique, puisque ces deux positions sont issues de la projection sur le carré sémiotique des valeurs pratiques et utopiques, leur rapport est nécessairement homologue à celui qu’entretiennent ces deux termes primitifs du modèle. Or ceux-ci, on l’a vu, sont « mis en contrariété » par la « catégorisation » des deux grandeurs narratives complémentaires que sont le programme d’usage et le programme de base, débouchant sur l’étrange opposition entre les moyens et les fins. Autrement dit, dans ce « curieux petit carré », les valeurs critiques sont aux valeurs ludiques ce que les pratiques sont aux utopiques. Il s’agit donc entre elles de la même relation d’implication, « bizarrement » métamorphosée en présupposition réciproque. Et de fait, si le sens commun oppose l’utile au futile, ou le technique d’un côté et l’artistique de l’autre, il n’en reste pas moins qu’il ne peut y avoir d’art sans apprentissage ni maîtrise d’une technique, et que les deux notions restent liées par leur relation d’implication initiale. Dans Système des beaux-arts, par exemple, le philosophe Alain estime que si « l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie », alors « en cela il est artiste, mais par éclairs »36. Plus radical, Michel Tournier n’hésite pas à considérer l’« honnête artisan » qu’était Jean-Sébastien Bach, travaillant sur commande avec « l’application du bon écolier », comme le modèle du compositeur par excellence, éclipsant de loin, en génie comme en talent, l’œuvre d’un Richard Wagner auquel il l’oppose à plusieurs reprises37. |
36 Alain, Système des Beaux-Arts, Livre I, ch. VII, « De la matière », in Les arts et les dieux, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1958, p. 239. 37 M. Tournier, Le vent paraclet, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1977, p. 128. |
Plus généralement, c’est au nombre irrationnel Phi (?), arrondi par convention à 1.618, qu’on peut songer pour éclairer cette relation entre la technique et l’esthétique38. Ainsi baptisé en l’honneur de Phidias, qui décora la façade du Parthénon, ce « nombre d’or » — qu’on qualifie souvent de « nombre d’art » tant l’usage en est répandu dans l’ensemble des disciplines artistiques : sculpture, architecture, peinture, photographie, voire poésie ou musique39 — constitue un « raccourci » technique dès lors qu’il s’agit de produire un résultat aux proportions harmonieuses et donc un effet esthétiquement plaisant. La règle que ce raccourci prescrit veut qu’une unité quelconque soit divisible en deux segments inégaux de telle sorte que le rapport du plus grand segment à l’unité soit le même que le rapport du petit segment au plus grand. Entendons ici le mot raccourci comme un terme châtié pour désigner ce qu’on appelle communément une « ficelle » de métier, un « truc » ou une « astuce » qui, telles les « petites recettes » des techniciens de la photographie, renvoie à l’idée d’une économie ou d’une optimisation des moyens de conception mis au service de l’effet esthétique recherché. En d’autres termes, ? s’inscrit dans un programme d’usage (critico-technique) dont le programme de base serait la quête gratuite du beau (ludico-esthétique). Aussi peut-on avancer l’hypothèse que la surprise et l’admiration que peut provoquer chez un énonciataire la valeur critique d’un énoncé ainsi remise en perspective — comme l’est une « solution élégante » par exemple — pourraient provenir de la saisie simultanée de l’effet et du procès de sa cause, à leur tour « mis en (sub-)contrariété » dans le carré de Jean-Marie Floch. |
38 Un nombre irrationnel se caractérise par un développement décimal infini qui ne se répète jamais, tel le célèbre nombre ?, 3.14159265… (+?). 39 Ainsi, en référence aux remarques de Tournier, il est aujourd’hui admis par certains musicologues que de nombreuses pièces de J.-S. Bach sont rythmées et structurées selon ces proportions, tel le premier prélude du Clavier bien tempéré. Les huit doubles croches de son motif rythmique ne sont pas décomposées binairement (4+4, ou 2+2+2+2), mais séquencées en 2+3+3, ou en 5+3, formant ainsi le début de la série de Fibonacci (2, 3, 5) dont une des caractéristiques est que le rapport entre deux de ses paliers successifs tend vers le nombre ?. De même, la décomposition de ses trente quatre mesures en 21+13, en fonction de la descente puis de la remontée de la basse, débouche sur ce même ratio entre les deux segments. |
2.3. La valeur critique comme valeur d’efficience Ces considérations d’ordre purement esthétique mises à part, si donc, comme le souligne Floch, c’est bien du calcul d’un rapport qu’il s’agit dans une conception élargie de la valorisation critique, il semble qu’il concerne de manière générale toute comparaison entre les résultats escomptés ou obtenus et les ressources nécessaires pour les atteindre. Que ces ressources soient de nature financière pour ce qui est du sacro-saint rapport qualité / prix des marketeurs n’est qu’un cas de figure de ce principe parmi d’autres. Il apparaît donc que toute valorisation (par le destinateur) ou évaluation (par le destinataire) qu’on puisse qualifier de critique touche en fait à la question de l’optimisation des moyens mis (ou à mettre) en œuvre et à leur rendement, ou leur rentabilité s’il s’agit d’un investissement ou d’un coût. Quand ce rapport résultats / ressources est positif, on peut parler de valeur d’« efficience ». Par efficience nous entendrons précisément le sens que donnent à ce terme les sciences de gestion40. Tiré de l’anglais efficiency, et dérivé du latin efficientia, faculté de produire un effet, il désigne la capacité d’un agent à obtenir « le maximum d’effets avec le minimum d’efforts », de moyens, de coûts ou de dépense d’énergie. Il s’agit donc d’un rapport dissymétrique entre ces deux types de grandeurs. L’efficience ne doit pas être confondue avec l’« efficacité » qui, elle, est un rapport symétrique de conformité entre les résultats obtenus et les buts initialement visés et poursuivis. Ainsi, si on peut dire d’une méthode qu’elle est efficace parce qu’elle remplit sa fonction et permet d’atteindre entièrement l’objectif fixé, on dira d’elle qu’elle est efficiente si la réalisation de cet objectif n’a mobilisé qu’un minimum de ressources. Par ailleurs, il faut remarquer que l’efficience d’une méthode n’en garantit pas nécessairement l’efficacité ; inversement, elle peut être efficace sans être efficiente, si les moyens mis en œuvre sont disproportionnés. On peut donc dire de ces deux notions qu’elles sont complémentaires et qu’elles entretiennent entre elles une relation d’implication, au sens que la logique sémiotique donne à cette expression. |
40 Pour de plus amples développements sur la notion d’efficience, au-delà des seules sciences de gestion, cf. François Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996. Cf. aussi J. Fontanille, « Efficience et optimisation des pratiques », in Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008. |
C’est pourquoi il nous paraît pertinent d’homologuer aux valeurs critiques et pratiques de l’axiologie de Floch respectivement celles d’efficience et d’efficacité. En effet, si la valeur pratique concerne l’utilité des produits de consommation en tant qu’ils remplissent une fonction orientée en vue d’un objectif de résultat (laver pour une lessive, nourrir pour un produit alimentaire, transporter pour un compagnie aérienne, etc.) elle embrasse leur efficacité, c’est-à-dire leur capacité à accomplir ce pour quoi on les a conçus et ainsi satisfaire les attentes fonctionnelles des consommateurs, dont on suppose que le choix portera sur la proposition la plus efficace : la nouvelle lessive qui « lave plus blanc que blanc » par exemple. En revanche, si l’évaluation ou la valorisation des produits ou des offres se fait sur la base d’un avantage non pas relatif et concurrentiel — encore qu’il puisse largement le devenir —, mais d’abord absolu et intrinsèque à l’objet en tant que ses effets (produits par le Destinateur ou promis au destinataire) dépassent les efforts (déployés par l’un ou à fournir par l’autre), alors c’est bien de la valeur critique qu’ils sont investis. L’efficience ainsi attachée à l’objet peut être autant le fruit d’un calcul que d’un « qualcul », néologisme emprunté à Franck Cochoy pour désigner le cas de figure où le chiffre, et a fortiori le prix, n’entre que partiellement ou pas du tout dans la comparaison en question41. |
41 F. Cochoy, « Calculation, qualculation, calqulation : shopping cart arithmetic, equipped cognition and the clustered consumer », Marketing Theory, 8, 1, 2008. |
Aussi, nombre d’innovations techniques relèvent-elles à nos yeux de la valorisation critique ainsi comprise. Qu’on songe seulement à tous les produits qu’on qualifie de commodes (ce que l’anglais convenient traduit encore mieux42) dont le principe consiste à proposer au consommateur un gain de temps et d’effort de préparation, de manutention, d’apprentissage, etc., par rapport au passé (un raccourci) : en matière d’entretien ménager, par exemple, les nettoyants deux-en-un ou trois-en-un qui réduisent le nombre de produits à utiliser et de gestes à accomplir, sans parler de l’espace de stockage ainsi rendu disponible ; en alimentaire, les plats tout prêts à réchauffer ou la cuisson rapide au micro-ondes qui font gagner un temps précieux ou épargnent l’effort d’apprendre à cuisiner43 ; et d’une manière générale, tous les produits qui relèvent de la tendance dite de simplexity, tendance aussi qualifiée de user friendly (facile à utiliser) ou encore d’idiot proof (à la portée du premier venu), qui consiste à simplifier les opérations de manipulation44 et les instructions d’utilisation autrefois complexes : une seule touche ou un seul bouton pour tout faire avec un seul appareil ou, à l’extrême, un smartphone qui, à lui tout seul, permet non seulement de téléphoner, mais aussi de photographier, de filmer, d’envoyer et recevoir des courriels, de naviguer sur l’internet, de s’orienter dans l’espace, de consulter son compte en banque, de réserver une place d’avion, de faire ses courses, mais aussi de servir de dictaphone, d’agenda, de bloc-notes, de miroir de courtoisie ou encore de lampe-torche, etc.45. |
42 Malheureusement la connotation péjorative du français « expédient » ne permet pas de traduire la nuance positive de l’anglais convenience qui contient l’idée de work saver, à savoir d’économie de travail, et donc de temps et d’efforts. 43 Cf. J.-P. Petitimbert, « Grammaire publicitaire transculturelle de l’alimentaire. Vers un espéranto du discours marchand ? », Lexia, 19-20, 2015. 44 Au sens courant du terme, cela va sans dire. 45 Et bientôt, le smartphone grille-pain, sèche-cheveux et lampe-à-bronzer ! |
Si Floch parle de produits « astucieux et économiques », il convient non seulement d’entendre la conjonction de coordination qui relie les deux adjectifs pour qu’ils s’éclairent mutuellement, mais, partant, surtout d’étendre la portée du qualificatif « économique » à l’économie de moyens en général, bien au-delà des seuls moyens financiers, de la seule épargne d’argent et du sempiternel rapport qualité / prix. De même, s’il suggère une exploitation supplémentaire du système qu’il propose sous forme « d’une véritable typologie des tensions entre sujets et objets relevant de chacun des types » et permettant « une première articulation et organisation de cet univers sémantique — celui du désir, de l’envie, du besoin et de l’intérêt » —, ce dernier, « l’intérêt », ne doit pas non plus être entendu de manière restrictive46. Il est évident que le périmètre de l’intérêt du consommateur pour un produit ou une innovation dépasse largement celui de la bonne gestion du budget et des dépenses de son ménage et embrasse toute nouvelle proposition qui l’étonnera parce qu’il la jugera astucieuse (ou pas) du fait que l’avantage qu’elle offre à ses yeux se présente sous la forme imprévue de l’optimisation des ressources qu’il devra mobiliser en vue de l’obtention du résultat ou de l’effet qu’il recherche (c’est-à-dire de son efficience). |
46 Cf. Sémiotique, marketing et communication, op. cit., p. 149 (c’est nous qui soulignons). |
Notons toutefois qu’aucune innovation, quelque astucieuse qu’elle soit, n’est évidemment jamais garantie d’obtenir le succès escompté. Si l’innovation de nature critique, comme le sont les ingénieuses trouvailles d’Ulysse, doit être un événement et surprendre en provoquant l’étonnement, voire l’admiration, parce qu’elle répond, par son efficience, à une « attente de l’inattendu », ce faisant, elle est irréductiblement affectée d’un facteur de risque, celui que représente le fait de ne pas être reconnue comme telle. Comme l’observe J. Fontanille, « Si l’innovation revalorise la marque, l’entreprise ou le produit, c’est qu’elle modifie la nature de l’engagement contractuel qui les lie au client ou à l’usager. Le risque, en l’occurrence, consiste à se livrer entièrement à la sanction de l’usager : il accorde ou n’accorde pas de valeur à l’innovation »47 |
47 J. Fontanille, « Ce qu’innover veut dire », Sciences Humaines, 88, 1998. |
Conclusion : Ars semiotica / Ars mercatica Sans quitter entièrement les questions de l’innovation, du risque qu’elle représente et de la sanction qui in fine lui confère son statut, bouclons à présent la boucle de cette relecture de la valeur critique proposée par Floch avec un retour sur la notion d’ars semiotica qu’il avait avancée pour l’illustrer. On doit aussi à Jacques Fontanille, entre autres, de s’être intéressé à la question de la sémiotique comme art. La conclusion de son travail d’érudit sur l’histoire des classifications des domaines de la connaissance et des pratiques culturelles, ainsi que sur la place que la sémiotique aurait pu y occuper par le passé, l’amène à écrire que « la sémiotique, considérée comme un art est donc une pratique où l’intelligence, la sensibilité, l’émotion et le goût [de chaque sémioticien pris individuellement] ont également part »48. Elle n’est pas sans rappeler celle à laquelle Eric Landowski, par des voies différentes, arrivait quelques années plus tôt, à l’occasion d’une réflexion menée, à l’instar de Floch dans sa Lettre aux sémioticiens, sur ce qu’impliquerait, « dans les termes mêmes et selon les procédures mêmes de la discipline, de faire une “sémiotique” de la sémiotique », formule qui, d’après lui, pointait d’emblée « les risques immédiats de l’entreprise »49. |
48 « La sémiotique est-elle un art ? Le faire sémiotique comme art libéral », in AAVV, Arts du faire : production et expertise, Limoges, Pulim, 2006. 49 E. Landowski, « Le regard élevé », in H. Parret et H.-G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique, Amsterdam, Benjamins, 1985. |
Outre ce facteur de risque, ce qui dans ce texte de Landowski entre en résonnance avec notre propos, c’est précisément le recul avec lequel il aborde la question posée, « le regard élevé ». Adoptant la « logique de distanciation » qui caractérise selon Floch la position critique qui nous occupe, et la redéfinissant comme un « débrayage exercé [par le sémioticien] vis-à-vis de son propre faire », c’est avec une certaine autodérision, « signe que le sujet cesse, ne serait-ce qu’un instant, de se prendre tout à fait au sérieux », qu’il entreprend d’y répondre50. Ainsi, c’est au travers de la malicieuse image des « cuisines de la sémiotique » qu’il décrit d’abord paradigmatiquement les divers types de discours sémiotiques couramment tenus, puis syntagmatiquement « les différentes phases d’une dialectique du faire sémiotique », autrement dit l’articulation processuelle entre les principaux usages (aux sens d’« utiliser » vs « pratiquer ») tirés de la discipline51, permettant de suivre le parcours d’une innovation conceptuelle : du stade initial de simple « trouvaille », fruit d’un sursaut salutaire en réaction à la stérilité de l’application scolaire et répétée des acquis de la discipline, à celui de sa reconnaissance en tant que telle et de sa théorisation proprement dite, via celui de son érection en problématique scientifique. C’est en termes de savoir-faire individuel du sujet sémioticien, par opposition à la compétence collective que représente le pouvoir-faire déposé dans la théorie générale partagée par tous, qu’il pose la condition même de ce type d’avènement et, partant, de son évolution. |
50 Ibid., p. 251. 51 Sur le distinguo landowskien entre pratique et utilisation comme deux formes d’« usage », cf. « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009, sections 1.1.2 et 3. |
Or il se trouve que la précision qu’il donne quant à la nature de cette compétence particulière du sujet rejoint en tout point les réflexions que nous avons jusqu’à présent menées. En effet, ce savoir-faire personnel — « savoir choisir, savoir mettre en relation, savoir formuler ou reformuler » — n’est autre que le caractère ingénieux des découvertes de l’inventeur, « même si, comme la terminologie greimassienne (sinon sémiotique) le dit bien d’un mot — c’est “astucieux” — l’ingénosité d’une proposition n’en garantit pas à coup sûr la recevabilité »52. C’est par son astuce que ce sujet sémioticien, alors qualifié de génie ou de découvreur — par opposition aux autres sémiotisants [sic] : l’exploitateur [sic] qui applique, le chercheur qui problématise et le théoricien qui sanctionne et enregistre —, contribue à l’avancée de la discipline et à l’enrichissement de son métalangage, du corps de ses concepts, modèles et procédures. C’est pourquoi ce « faire ingénieux » du sémioticien astucieux exalté par Landowski nous semble faire parfaitement écho à l’idéal d’ars semiotica proposé par Floch, l’un comme l’autre ayant en commun d’être investi de cette valeur critique, forme efficiente de pensée ou encore mètis, que l’admirable intelligence technique d’Ulysse comme le « beau travail » apprécié du castor exemplifient. |
52 « Le regard élevé », art. cit., p. 252. Il aboutit ainsi à une schématisation opposant le « discours de la théorie (faire sanctionné) » au « discours de la découverte (faire ingénieux) » en tant que termes contraires, et le « discours de la recherche (faire recevable) » au « discours de l’application (faire qualifié) » en position de subcontraires (p. 253). |
Terminons ce tour de la question en soulignant et en généralisant le processus par lequel peuvent surgir, selon Landowski, les inventions de ce type. Il les décrit comme de « brusques renouvellements », fruits de ruptures et de mises en relation, appelés par l’abus du seul faire applicatif qui « use en quelque sorte la théorie en en exploitant répétitivement les acquis »53. Or cette perspective proposée sur la « stricte application qui, pratiquée de manière exclusive » ne peut que « faire mourir à petit feu » la théorie, n’est pas, mutatis mutandis, tout à fait étrangère au constat que nous établissions à propos de l’usage répétitif, et souvent malheureux, que font les marketeurs de l’axiologie des valeurs de la consommation de Floch et que nous prenions comme point de départ du présent travail. |
53 Ibid., p. 253. |
De leur point de vue, il est probable qu’il ne s’agit après tout que d’une forme de bricolage au sens lévi-straussien du terme, d’autant plus légitime à leurs yeux que Floch lui-même s’en faisait le chantre. Mais d’un autre point de vue, celui de la sémiotique, il paraît tout aussi légitime de se demander s’il ne s’agit pas plutôt, quoique sans doute à leur insu, d’une forme de « braconnage », non pas au noble sens certaldien du terme, mais plutôt entendu dans son sens premier54. De braconnage en braconnage sur les terres d’autrui (la sociologie, la psychologie, l’anthropologie,… jusqu’aux neurosciences aujourd’hui), le marketing finit par avoir plus d’un tour dans sa gibecière, et le carré des valeurs de la consommation de Floch fait à l’évidence partie des proies ainsi capturées et accumulées. Si donc astuce il y a à l’exploiter sans chercher à en approfondir les zones d’ombre (la valorisation critique en particulier), elle est loin de relever du versant vertueux de la mètis qui par son ingénieuse inventivité provoque admiration et surprise : c’est au contraire sans la moindre surprise qu’on retrouve au mot près, d’un auteur à l’autre et comme par un effet mécanique de « copier-coller », les mêmes formules éculées et rabâchées sans fin, décevant ainsi cette « attente de l’inattendu » qui caractérise l’innovation, y compris (voire surtout) en matière de recherche. Elle relèverait plutôt d’une forme de conformisme ronronnant, soit par « déférence » aveugle vis-à-vis de la pensée du « Maître », soit par « complaisance » servile vis-à-vis d’une discipline absconse à laquelle il est de bon ton de recourir malgré tout55 — toutes attitudes qui se situent aux antipodes du « regard élevé » que Landowski, à la suite de Greimas, invite à adopter et que la plupart des sémioticiens dignes de ce nom, Floch en tête, n’ont jamais cessé d’avoir. |
54 Cf. M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. Rappelons que le souhait de Floch était que son modèle devienne un objet sémiotique (et non pas mercatique). 55 Sur les notions de « déférence » et de « complaisance », cf. E. Landowski, « Plaidoyer pour l’impertinence », art. cit., ou « Régimes de sens et formes d’éducation », colloque « Sémiotique et sciences humaines et sociales. La sémiotique face aux défis sociétaux du XXIe siècle », Limoges, 25-27 novembre 2015. |
Aussi, pour conclure, ne pouvons-nous que souhaiter qu’à l’instar de ces derniers qui, dans une posture de recul critique vis-à-vis de leur propre faire, ont pris le risque, chacun à sa manière, d’évaluer leur discipline à l’aune de ses propres méthodes et procédures et de « faire une “sémiotique” de la sémiotique », contribuant ainsi à la construire en « objet bien fait », le marketing s’engage à son tour dans une telle démarche réflexive. C’est donc peut-être en élevant le regard, en prenant du recul à partir d’un point de vue distancié, bref, en adoptant cette attitude « critique », que pourrait prendre forme une réflexion — sérieuse quant au fond, mais éventuellement plus légère quant à la forme — sur « le “marketing” du marketing » et qu’ainsi pourrait se profiler une ars mercatica un tant soit peu rigoureuse, débarrassée des approximations et des à-peu-près qu’entraîne sa manie du braconnage, et donc capable d’inventer par elle-même non seulement ses propres outils, mais surtout ses propres « objets de curiosité ». Ainsi, sans doute, le marketing pourrait-il prétendre à changer de statut et se hisser à celui d’une discipline proprement dite, quitte à ce qu’elle ne soit simplement, elle aussi, qu’à « vocation scientifique ». C’est en tout cas l’hypothèse que nous faisons et le souhait que nous formulons. |
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1 J.-M. Floch, « Lettre aux sémioticiens de la Terre Ferme », Actes Sémiotiques-Bulletin, IX, 37 (Variations sur le discours publicitaire), 1986. 2 Id., Identités visuelles, « La maison d’Épicure », Paris, P.U.F., 1995. 3 Id., « La légende Peugeot », Stratégies, 28 juin 1982 ; « Paraître / s’afficher, analyse sémiotique de quelques campagnes d’affichage de la presse quotidienne », in Affiches de Pub, Paris, éd. du Chêne, 1986 ; « The contribution of structural semiotics to the design of a hypermarket », International Journal of Research in Marketing, 4, 3, 1988 ; « J’aime, j’aime, j’aime… », Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes les stratégies, Paris, PUF, [1990] 2002. 4 « Lettre aux sémioticiens… », art. cit., p. 10 (souligné par nous). 5 Ibid., p. 11 (souligné par nous). L’accroche de l’affiche reproduite dans l’article, p. 13, était : « J’aime le beau travail, j’écoute Europe1 ». 6 Paraphrase d’une expression de Greimas, qui, dans ses « Observations épistémologiques » à propos des relations entre pragmatique et sémiotique, appelait de ses vœux leur rapprochement afin que les deux disciplines puissent « remplir leur fonction ancillaire — la plus noble — en contribuant à la constitution des sciences sociales » (Actes sémiotiques - Documents, V, 50 (Pragmatique et sémiotique), 1983, p. 7). 7 « Lettre aux sémioticiens… », art. cit., p. 14. 8 Les formes de l’empreinte, Périgueux, Fanlac, 1986, pp. 15-18. 9 « Quelques concepts fondamentaux en sémiotique générale », Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 197. Cf. également ses amusantes digressions sur « locomotive et raton-laveur » dans Sémiotique, marketing et communication, op. cit., pp. 29-30. 10 Cf. Fr. Bobrie, « Une approche sémiotique des concepts de “format” et de “formule”, pour l’analyse des stratégies des entreprises de distribution », Actes du Colloque E. Thil, Université de Poitiers, 2009. 11 Id., « Sémiotique et design de communication. A la recherche du langage du marché », Strategic Design Research Journal, 1, 1, 2008 ; voir aussi Benoît Heilbrunn, « Les marques, entre valeur d’image et valeur d’usage », L’Expansion Management Review, 137, 2010. 12 F. Bobrie, « Les valeurs de consommation de J.-M. Floch vingt ans après et le long dialogue de la sémiotique et du marketing. », Actes des 13e Journées de Recherche en Marketing de Bourgogne, 2008, p. 6. 13 « Lettre aux sémioticiens… », art. cit., p. 7. 14 Ibid., p. 9. (c’est nous qui soulignons). 15 Ibid., pp. 7-8. 16 Id., Sémiotique, marketing…, op. cit., p. 127. 17 Ibid., p. 128 (c’est nous qui soulignons). 18 F. Bobrie, « Les valeurs de consommation… », op. cit., p. 14. 19 Ces citations sont tirées de textes mentionnés dans la bibliographie en fin d’article. 20 Cf. Fl. Dano, « Du système de valeurs au produit : apports de la sémiotique au développement marketing des produits », in J. Fontanille et A. Zinna (éd.), Les objets du quotidien, Limoges, PULIM, 2004, p. 65. 21 B. Heilbrunn, « Les marques, … », op. cit., p. 75. 22 J.-Y. Duyck et J.-D. Riondet, « Communiquer un patrimoine culturel : le cas de la commercialisation de la Corderie Royale de Rochefort », Management & Avenir, 15, 2008. 23 J. Fontanille, « Les jugements d’“homogénéité” et d’“exclusivité” dans la presse automobile », in La quantité et ses modulations qualitatives, Actes du colloque « Linguistique et sémiotique II », Limoges, mars 1991, Limoges / Amsterdam, PULIM / Benjamins, 1992. 24 Pour désigner cette position de sens, J. Fontanille a, dans cet article, choisi d’utiliser le terme « symbolique » en remplacement de l’« utopique » de Floch, qui l’avait lui-même substitué au « mythique » initial de Greimas. 25 J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1998, p. 179. 26 Ibid., pp. 181-182. 27 Ibid. 28 Voir par exemple l’article de B. Heilbrunn « Des produits libres a la consommation comme art de vivre : l’évolution du discours institutionnel de Carrefour (1976-1997) », in Volle P. (éd.), Etudes et recherches en distribution, Paris, Economica, 2000. 29 J.-M. Floch, Sémiotique, marketing…, op. cit., pp. 131-132, n. 19. 30 « La maison d’Épicure », Identités visuelles, op. cit., p. 150. 31 Ibid., « Deux jumeaux si différents, si semblables » et « La liberté et le maintien ». Voir également Paul Ricœur, « Pour l’être humain du seul fait qu’il est humain », in J.-F. de Raymond (éd.), Les Enjeux des droits de l’homme, Paris, Larousse, 1988 ; ou Temps et récit. II, Paris, Seuil, 1984, et Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. 32 M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974. Voir aussi G. Vignaux, « La ruse, intelligence pratique », Sciences Humaines, 137, 2003. 33 Cf. E. Landowski, « Plaidoyer pour l’impertinence », Actes Sémiotiques, 116, 2013. 34 Odyssée, chant XIII, v. 330-331, trad. Ph. Jaccottet, Paris, La Découverte, 2016, p. 253. 35 Les ruses de l’intelligence, op. cit., p. 230. 36 Alain, Système des Beaux-Arts, Livre I, ch. VII, « De la matière », in Les arts et les dieux, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1958, p. 239. 37 M. Tournier, Le vent paraclet, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1977, p. 128. 38 Un nombre irrationnel se caractérise par un développement décimal infini qui ne se répète jamais, tel le célèbre nombre ?, 3.14159265… (+?). 39 Ainsi, en référence aux remarques de Tournier, il est aujourd’hui admis par certains musicologues que de nombreuses pièces de J.-S. Bach sont rythmées et structurées selon ces proportions, tel le premier prélude du Clavier bien tempéré. Les huit doubles croches de son motif rythmique ne sont pas décomposées binairement (4+4, ou 2+2+2+2), mais séquencées en 2+3+3, ou en 5+3, formant ainsi le début de la série de Fibonacci (2, 3, 5) dont une des caractéristiques est que le rapport entre deux de ses paliers successifs tend vers le nombre ?. De même, la décomposition de ses trente quatre mesures en 21+13, en fonction de la descente puis de la remontée de la basse, débouche sur ce même ratio entre les deux segments. 40 Pour de plus amples développements sur la notion d’efficience, au-delà des seules sciences de gestion, cf. François Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996. Cf. aussi J. Fontanille, « Efficience et optimisation des pratiques », in Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008. 41 F. Cochoy, « Calculation, qualculation, calqulation : shopping cart arithmetic, equipped cognition and the clustered consumer », Marketing Theory, 8, 1, 2008. 42 Malheureusement la connotation péjorative du français « expédient » ne permet pas de traduire la nuance positive de l’anglais convenience qui contient l’idée de work saver, à savoir d’économie de travail, et donc de temps et d’efforts. 43 Cf. J.-P. Petitimbert, « Grammaire publicitaire transculturelle de l’alimentaire. Vers un espéranto du discours marchand ? », Lexia, 19-20, 2015. 44 Au sens courant du terme, cela va sans dire. 45 Et bientôt, le smartphone grille-pain, sèche-cheveux et lampe-à-bronzer ! 46 Cf. Sémiotique, marketing et communication, op. cit., p. 149 (c’est nous qui soulignons). 47 J. Fontanille, « Ce qu’innover veut dire », Sciences Humaines, 88, 1998. 48 « La sémiotique est-elle un art ? Le faire sémiotique comme art libéral », in AAVV, Arts du faire : production et expertise, Limoges, Pulim, 2006. 49 E. Landowski, « Le regard élevé », in H. Parret et H.-G. Ruprecht (éds.), Exigences et perspectives de la sémiotique, Amsterdam, Benjamins, 1985. 50 Ibid., p. 251. 51 Sur le distinguo landowskien entre pratique et utilisation comme deux formes d’« usage », cf. « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009, sections 1.1.2 et 3. 52 « Le regard élevé », art. cit., p. 252. Il aboutit ainsi à une schématisation opposant le « discours de la théorie (faire sanctionné) » au « discours de la découverte (faire ingénieux) » en tant que termes contraires, et le « discours de la recherche (faire recevable) » au « discours de l’application (faire qualifié) » en position de subcontraires (p. 253). 53 Ibid., p. 253. 54 Cf. M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. Rappelons que le souhait de Floch était que son modèle devienne un objet sémiotique (et non pas mercatique). 55 Sur les notions de « déférence » et de « complaisance », cf. E. Landowski, « Plaidoyer pour l’impertinence », art. cit., ou « Régimes de sens et formes d’éducation », colloque « Sémiotique et sciences humaines et sociales. La sémiotique face aux défis sociétaux du XXIe siècle », Limoges, 25-27 novembre 2015. |
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______________ Résumé : L’axiologie de la consommation inventée par Jean-Marie Floch est devenue un incontournable du marketing. Cependant, parmi ses quatre types de valorisation, celui que désigne le terme « critique » prête encore à confusion et reste compris par beaucoup comme exclusivement attaché à la valeur économique et au rapport qualité / prix des produits. Un examen attentif des explications données par Floch sur la construction de son modèle en général et sur la position critique en particulier montre le caractère exagérément réducteur de cette interprétation. La valeur critique d’un produit peut également tenir à sa technicité, à son caractère d’objet bien conçu et bien fait, à l’ingéniosité ou à l’astuce qu’on y décèle, et in fine à l’étonnement admiratif qu’il déclenche. D’une part, c’est au personnage d’Ulysse, incarnation parfaite de la métis des Grecs anciens, que Floch renvoie pour illustrer cette position et expliquer qu’elle déborde largement la seule question du calcul rationnel pour s’étendre jusqu’à une composante émotionnelle. D’autre part, le constat que la relation entre les termes primitifs du carré et son homologue entre leurs subcontraires sont toutes deux hétérodoxes (du fait de la « mise en contrariété » des premiers, en principe complémentaires, par transformation arbitraire d’une implication en une présupposition réciproque), amène à considérer que la valeur critique n’est pas entièrement étrangère à la valeur ludique et à ses ramifications esthétiques. Enfin, c’est du concept d’efficience qu’on peut rapprocher la valorisation critique, en ce qu’elle est en relation d’implication avec la valeur pratique, attachée, elle, à celui d’efficacité. Resumo : A axiologia do consumo inventada por J.-M. Floch tornou-se um marco do marketing. No entanto, entre os seus quatro tipos de valorização, aquele designado pelo termo “crítico” ainda gera confusão e continua senso entendido por muitos como exclusivamente atrelado ao valor econômico e à relação qualidade / preço dos produtos. Um exame cuidadoso das explicações dadas por Floch sobre a construção de seu modelo em geral e sobre a posição crítica em particular mostra o caráter exageradamente redutor desta interpretação. O valor crítico de um produto pode igualmente ser devido à sua tecnicidade, ao seu caráter de objeto bem concebido, à engenhosidade ou à astúcia que nele se detecta e, em última análise, ao espanto admirativo que ele provoca. Por um lado, é à personagem de Ulisses, perfeita encarnação do metis (ou astúcia) dos antigos gregos, que Floch se refere para ilustrar essa posição e explicar que vai muito além da questão de cálculo racional. Por outro lado, o valor crítico não é inteiramente alheio ao valor lúdico e suas ramificações estéticas. Por fim, é do conceito de eficiência que se pode relacionar a valorização crítica, na medida em que está numa relação de implicação com o valor prático, atrelado àquele de eficacidade. Abstract : J.-M. Floch’s axiology of consumption has become a marketing staple. However, among his four types of values, the “critical” position still generates confusion and continues to be misunderstood by many as being exclusively limited to the notion of value for money. A perusal of Floch’s various explanations about the construction of his model highlights the reductive nature of this interpretation. The critical value of a product can also derive from its technicality, from the fact that it is intelligently thought out, or, ultimately, from the admiring astonishment that it can arouse. On the one hand, Floch compares it to the smartness of Ulysses, who can be considered as the paragon of the “metis” of the ancient Greeks. On the other hand, the critical value is not entirely alien to the ludic value and its aesthetic dimension. Eventually, the critical value can be associated with the concept of efficiency, insofar as it finds itself in a relationship of implication with the practical value which, for its part, is linked to that of effectiveness. Mots clefs : astuce, axiologie de la consommation, efficience, mètis, technicité, valeur critique. Auteurs cités : François Bobrie, Marcel Detienne, Jean-Marie Floch, Jacques Fontanille, Benoît Heilbrunn, François Jullien, Eric Landowski. Plan : 1. La position critique, parent pauvre du marketing 1. Une position aussi difficile à cerner qu’à dénommer 3. Vers une redéfinition précise 2. Valeurs sémiotiques de la valeur critique 2. Du nombre d’or au « nombre d’art » |
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Recebido em 27/12/2021. / Aceito em 26/03/2022. |