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Dossier : Du rythme, entre schématisation et interaction
La petite machine de la musique Per Aage Brandt Publié en ligne le 30 juin 2022
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I. La petite machine de la musique 1. Art, vie, deixis, corps, danse, rythme, temps Est-ce que la musique signifie, ou est-ce, plutôt, simplement, qu’elle est ? La musique, ou les musiques, puisque le champ de l’activité musicale est vaste et fondamental à travers les temps et les cultures du monde, constituent sans doute globalement un art, et la question du sens se pose donc d’abord à ce niveau, celui de l’esthétique et du culturel. Toute culture comporte au moins trois domaines pratiques d’expérience1 : le travail (le social), la célébration (le sacré), l’intimité (la famille) ; les musiques accompagnent les actes et les événements ayant lieu dans ces domaines, et pour certains d’entre eux, elles sont même nécessaires. Pourquoi ? |
1 Sur les domaines de sens, voir P.Aa. Brandt, Spaces, Domains, and Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Berne, Peter Lang, 2004. |
La réponse pourrait se trouver dans le champ d’un phénomène sémiotique encore mal exploré, la déixis. Un geste déictique — tel le fait de pointer du doigt — appelle l’attention de son destinataire vers quelque chose qui occupe déjà l’attention de celui qui appelle par ce geste. C’est pour ainsi dire une attention à l’attention de l’autre et un acte appelant le partage d’une attention à ce qui est visé. L’attention ne fonctionne que dans le présent, et les mots déictiques, comme ceci, cela, ici, maintenant, voici, voilà, désignent tous des aspects du présent partagé ou à partager. C’est précisément ce que fait la musique ; il y a des musiques (répétitives) pour le travail, des musiques (solennelles) pour les célébrations et des musiques (douces) pour l’intimité. Il y a en plus des musiques pour l’esprit, la pensée, pour la musique même, à savoir la musique de concert (supposée compliquée, souvent expérimentale). Ce « pour » de la musique la rend intentionnelle de manière inhérente, parce qu’elle est déictique. La musique est donc déictique et « pointe vers » les circonstances dans lesquelles elle est performée ; elle est aussi modulée selon le caractère émotionnel de ces circonstances. Elle doit par conséquent posséder des propriétés l’associant aux émotions correspondantes. Nous avons stipulé que le lien associatif s’établit par l’intermédiaire de la danse2. Car le corps danse ses émotions. Pour être maintenue, cette hypothèse présuppose bien entendu que la musique non-dansée reste quand même cognitivement chorégraphique, c’est-à-dire mentalement vécue comme telle : c’est notre imaginaire, notre corps imaginé, qui danse. On danse dans la tête. |
2 Cf. « Music and the Private Dancer », in P.Aa. Brandt, Spaces, Domains, and Meaning, op. cit. |
La danse, le fait de danser — au lieu de bouger pour se déplacer, comme en marchant ou en courant — est un comportement communicatif en principe stationnaire et, qu’il soit solitaire ou collectif, fondamentalement rythmique. Le corps, pour danser, doit effectuer, par des changements spatiaux des membres, de la tête et du tronc, des mouvements qui suivent et marquent des battements sonores réguliers. L’absence de locomotion signale déjà qu’il s’agit de mouvements expressifs. La correspondance entre mouvements et battements montre que l’expressivité en question est affective — car l’affect est métrique : on applaudit par un battement des mains, on sautille de joie par un battement des pieds, on applique une batterie de coup sur des casserolles ou sur des personnes, quand on est en colère. La durée de ces états émotionnels3 varie de quelques secondes à une dizaine de minutes, comme une chanson ou un épisode musical ou chorégraphique. |
3 Ces émotions élémentaires étudiées par Paul Ekman — peur, colère, tristesse, dégoût, surprise, joie — sont manifestées par des expressions faciales transculturellement identifiables. Cf. P. Ekman, Emotions Revealed, New York, Owl Books, 2007. |
Dans la musique socialement fonctionnelle, célébrative ou rituelle, il s’agit, comme dans l’expression émotionnelle élémentaire et individuelle, de transformer le temps ponctuel en durée. L’émotion frappe ponctuellement, et le sens rituel (bénédiction, baptême, inauguration, déclaration, etc.) est en soi une transformation symbolique instantanée ; les deux, émotion et rituel, sont des instants que le rythme pur ou la musique organisée étend, fait durer et fait ressentir comme des états. La musique est temporellement expansive, en ce sens. Le rythme qui porte toute musique possède une persistance audio-motrice transculturelle fondée sur un principe gestaltique de répétition récursive : les battements entendus forment des séries itératives qui visent et captent le circuit audio-moteur de notre corps (on bouge selon ce qu’on entend)4. Un corps peut ainsi produire un battement qui est perçu par lui-même, auditivement, et qui déclenche alors un geste moteur qui prolonge ou renforce le même battement ; cette boucle est déjà à l’œuvre quand nous marchons et que le son de nos propres pas nous fait renforcer le mouvement musculaire de la marche. La marche devient un rythme, et fait penser à une « marche » musicale. Quand nous pleurons ou rions de manière sonore, le même renforcement en boucle fonctionne, et il se prolonge aisément en s’étendant à d’autres corps ; il est facile d’en faire l’expérience dans la vie quotidienne. Le rythme se partage5. L’intersubjectivité est rythmique. |
4 La psychologie des Gestalt a découvert que la perception humaine groupe nécessairement les suites d’occurrences temporelles ou spatiales en formes. 5 Certains oiseaux, surtout des perroquets, peuvent danser la musique humaine, mais pas leur propre « musique ». C’est probablement de rythme réflexif qui est spécifiquement humain. |
2. La petite machine de la musique Le ton est un son punctuel qui prend place dans un temps musical et qui compte pour un battement. Les tons qui se suivent s’organisent dans la perception en gestalts itératifs, les mesures, par exemple 4/4, 3/4, 2/4 (ou, dans la plupart des genres du flamenco, 12/8), et ces mesures rythmiques et métriques s’intègrent en général dans des unités plus grandes selon des thèmes et des phrasés mélodiques, qui à leur tour déterminent la tonalité et les accords harmoniques sous-tendant les phrases mélodiques. Si une telle coordination de composantes est possible, c’est que ces quatre opérateurs musicaux sont des facteurs temporels cycliques qui se rencontrent dans le moment présent, comme des cercles, des roues qui tournent en engrenage (fig. 1). Considérons l’exemple bien connu du Saint Louis Blues (1914) de W.C. Handy6 ; cette composition comprend trois thèmes, A (blues de 12 mesures, répété), B (habanera de 16 mesures) et C (autre blues de 12 mesures). La tonalité originelle est sol majeur, sauf dans B, qui est en sol mineur ; il y a donc une fonction d’échangeur tonal qui réagit à la suite AABC. Les cercles ou roues concentriques à gauche de la figure 1 constituent le moteur rythmique : la mesure (ici 4/4) et le tempo, la tonalité, c’est-à-dire les gammes sous-tendant le thème, et les accords, dont la plus petite roue gère la succession. Les cercles concentriques à droite dans le modèle représentent les parcours des trois sous-thèmes et de leurs agencements. On peut dire qu’il y a ainsi les roues du moteur (à gauche), qui font tourner les roues du discours musical (à droite). D’où les flèches du temps notées de deux côtés. |
6 Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/St._Louis_Blues. |
Fig. 1. La machine tonale de Saint Louis Blues Le système des cercles de gauche est universel dans la musique tonale. Ce qui se passe dans les cercles de droite, en revanche, dépend évidemment de chaque morceau de musique, et de chaque thème. Dans la musique de jazz, les deux groupes de cercles, avec toutes les spécifications à la fois du moteur rythmique et la structure des suites mélodiques, sont supposés partagés par les musiciens, puisque les improvisations s’inscrivent dans la structure d’ensemble tout en invitant à remplir les cercles du discours mélodique de nouveaux contenus « discursifs ». Dans la musique classique, entièrement écrite, les musiciens ne sont supposés maîtriser ensemble autre chose que le rythme et le mètre, éventuellement marqués par un chef d’orchestre, et les notes mêmes, qui remplacent les cycles mélodiques et qui n’ont pas besoin de former des parcours circulaires, puisque les développements mélodiques sont linéarisés par les partitions, tout en admettant bien sûr des reprises et des répétitions ci et là ; les mouvements des sonates et des symphonies constituent des articulations macroscopiques de ce que le jazz appelle le chorus (mais ce « chorus » n’est parcouru qu’une seule fois en musique classique, comme un « curriculum »). C’est alors le compositeur qui doit spécifier et coordonner tous les paramètres. Les musiciens peuvent se concentrer sur leur timbre et la maîtrise de leur instrument. Dans le jazz, comme dans d’autres formes de musique improvisée, chaque musicien doit s’orienter dans toute la machine. En incluant les musiques non-cycliques, linéarisées7, on peut donc simplifier le modèle en maintenant le principe du moteur rythmique, avec ses quatre niveaux élémentaires (fig. 2) : |
7 Curieusement, le jazz dit free, qui élimine les chorus, se rapproche ainsi de la musique classique, puisqu’elle linéarise le parcours. |
Fig. 2. Schéma général de la musique tonale Il existe bien entendu des musiques dans le monde qui ne développent pas d’harmonisation par tonalité et accords, et qui se tiennent à l’alliance fondamentale entre le ton qui bat la mesure et ce même ton comme faisant partie d’une ligne mélodique. C’est le cas des petites intonations que nous inventons pour appeler quelqu’un par son nom, pour chanter la liturgie de la messe, pour lire les versets du Coran, pour réciter de la poésie solennelle, etc. C’est aussi ce que fait la musique expérimentale écrite, dodécaphonique, sérielle ou autrement paramétrée, du XXe siècle, qui invente des principes combinatoires pour enchaîner les notes singulières et les intervalles offerts par les gammes disponibles, préexistantes ou construites. La tonalité a été historiquement favorisée par les instruments à cordes, qui permettent de faire sonner plusieurs tons simultanément ; mais avant l’invention et la propagation baroque des gammes tempérées, elle était pourtant fortement limitée dans ses perspectives harmoniques. Certaines gammes culturellement existantes ne favorisent que peu le développement d’accords. La différence entre sons ou bruits et les tons est que ces derniers, produits par exemple par des objets durs — cloches, verres, barres ou autres — frappés par un marteau, est de produire et faire percevoir une fréquence de base (F0), accompagnée par un timbre composé de formants, ou tons harmoniques. Le bruit, en revanche, n’a pas de fréquence de base perceptible. Notre oreille ainsi que celle de certains autres animaux (les chiens, les rats, par exemple) identifie les tons dont les fréquences se redoublent : les « octaves », fait qui nous permet de définir la gamme (ensemble des intervalles admis à l’intérieur de l’octave) ; c’est en projetant certains formants qui sonnent naturellement à plusieurs octaves au-dessus du ton de base, de « la note », à l’intérieur de l’octave, qu’on fait percevoir certains intervalles comme proéminents : la quinte, la quarte, la tierce, la septième... Il existe pourtant des centaines de gammes différentes dans la musique mondiale, comportant un nombre de notes variables dans la gamme. Nos douze « demi-tons » occidentaux ne constituent qu’un cas particulier favorisant la musique symphonique, multi-instrumentale, et l’harmonique à accords. Il est à remarquer que dans une même tradition musicale, plusieurs gammes coexistent souvent, sinon toujours ; dans la musique grecque antique, ces « modes » différents servaient à distinguer des attitudes affectives ; dans certaines musiques indiennes, des gammes spécifiques (des ragas) peuvent être réservées à l’heure de la journée où la musique est performée (plutôt que « jouée » — cf. infra, 5). La tonalité est, on le voit, un domaine culturellement riche et varié. Elle est explorée par l’ethnomusicologie. Certaines gammes, dont la « tempérée » moderne, occidentale, permettent de former des accords à trois tons ou plus et de développer une syntaxe harmonique entre eux8. Entre tonalité et accords, quand les deux coexistent, il y a des rapports extrêmement intéressants et compliqués, un peu comme entre l’énonciation et énoncé dans le langage9. |
8 Sur ce point, on cite la Harmonielehre d’Arnold Schönberg (1911), écrite au moment où le composieur quitta précisément la conception harmonique de la tonalité pour explorer les possibilités de l’« atonal ». 9 Nous en parlons dans « On Tonal Dynamics and Musical Meaning », in P. Aa. Brandt, The Music of Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2019. |
Voici un exemple, pris encore une fois dans les archives du jazz, de la manière dont le jeu entre tonalité et accords remplit l’espace conceptuel entre mélodie et rythme : il s’agit d’une petite ballade du pianiste Horace Silver, en fait l’une des ballades les plus courtes (10 mesures) du répertoire historique du jazz, Peace : Fig. 3. Peace, Horace Silver La base tonale des deux premières mesures est clairement Gm (sol mineur). Or, dans les mesures 3 et 4, on est déjà dans la tonalité Bb (si bémol majeur). Ensuite, on vire dans la tonalité A (la majeur) pendant deux mesures ; et rapidement, pendant les deux mesures 7 et 8, on se trouve en Db (ré bémol majeur). Silver ajoute alors une sorte de coda dans les deux dernières mesures, où il revient à Bb. Quatre tonalités différentes, dont l’une visitée deux fois, en 10 mesures ! A chaque fois, on peut détecter le principe II - V - I dans l’harmonisation, avatar de la cadence classique IV - V- I, puisque l’accord au degré II minorisé est l’accord relatif de celui de degré IV ; subdominante (quarte) —> dominante (quinte) —> tonique. Dans Peace, on a noté Ab7 au lieu de D7 par substitution tritonique, conventionnelle dans le style bebop ; on trouve également B7 pour F7 pour la même raison : permettre des glissements chromatiques des accords et des notes sensibles par demi-tons, a - ab - g, ou c - b - bb 10. L’intérêt de ces changements de tonalité, c’est que les notes du phrasé mélodique qui ne se trouvent pas dans les accords sont à puiser dans les gammes tonales sous-jacentes, qui changent. Le principe est essentiel pour l’improvisation. |
10 La seconde voix indiquée dans la mesure 6 explique presque pédagogiquement cette préférence pour le contact « intime » (close contact) des tonalités par les descentes en demi-tons, comme dans la finale, db - c - b - bb. Ces descentes harmoniques contrastent ici avec les descentes ou les montées mélodiques en tons entiers. |
3. Du sens I. Où on parle du langage Dans une approche qui veut approcher la performance musicale du point de vue, non pas de la technique « mécanique », comme dans l’apprentissage musical, mais du point de vue de la production de sens rendue possible par cette technique, on peut constater que le signifiant musical, allant du moindre petit chant jusqu’au texte musical d’une symphonie, par exemple, ou d’un concert de jazz, est donc structuré d’une manière presque aussi complexe que le langage, et d’une manière comparable : la syllabe peut en effet correspondre au ton (comme dans le chant), la tonalité à la sémantique énonciative, et le mécanisme des accords à la syntaxe phrastique du langage. C’est d’ailleurs probablement ce que l’évolution du langage qui a pu avoir lieu à partir de la musique a pu faire, en créant notre moyen de communication primordial. Dans les langues, certaines petites mélodies répétées, faites de syllabes tonales, étaient probablement devenues une sorte de mots, c’est-à-dire des noms de concepts — au lieu de noms de personnes. Dans la musique, une telle connexion entre figures mélodiques et concepts n’existe pas, bien sûr, mais les sonneries de clairons nous donnent quand même des ébauches de contre-exemples, ainsi que les jingles téléphoniques : cela parle. La ligne mélodique ne nous permet pas d’identifier des verbes et des compléments, bien entendu, mais une certaine syntaxe « fonctionnelle » existe, puisque les accords en septième (C7, F7, etc. dans Peace) sont souvent à comprendre comme des indicateurs de dominantes, qui « pointent » nécessairement vers les bases toniques11. Celles-ci peuvent se concevoir comme des lieux dans le paysage harmonique, donc comme des entités qui correspondent aux phrases nominales, ou à des noms propres, dans le langage. Les X7 pourraient alors correspondre à des signaux verboïdes indiquant les chemins entre ces lieux. On a ainsi toute une géographie harmonique et grammaticale. Si les paysages harmoniques — ainsi que celui de Peace, avec ses quatre lieux, ou bases — sont tracés par les modulations d’accords, on peut finalement voir les figures mélodiques identifiables comme des entités mobiles, presque des personnages imaginaires, des « actants » diraient les sémioticiens, qui circulent sur les réseaux — la « voirie », pour ainsi dire — du paysage harmonique12. On « voit » mentalement, en écoutant, telle figure mélodique, qui surgit dans telle position, sauter, se déplacer et réapparaître à d’autres endroits à travers le parcours mélodique et harmonique. Ces déplacements se font selon le rythme qui porte toute la structure, et ils peuvent se présenter comme des mouvements13 corporels de marche, de course, de danse, déjà signalant l’état émotionnel de chaque figure (avatar d’une personne, d’un nom de personne). On peut dire que ce scénario variable constitue l’imaginaire iconique que peut déployer une œuvre musicale. |
11 C’est cette nécessité que nous expliquons dans « On Tonal Dynamics and Musical Meaning », in The Music of Meaning, op. cit. 12 Dans Dynamiques du sens (Aarhus University Press, 1994), c’est l’analyse dynamique que nous avons proposée du thème des Variations Goldberg, de J. S. Bach. Ce thème présente deux figures mélodiques qui se cherchent à travers l’espace du réseau pour se retrouver et s’embrasser cordialement, voire fusionner, dans la dernière partie du thème. Dans Peace, on peut suivre le mouvement des triolets de noirs, par exemple, à travers les modulations. 13 Voir à ce sujet W. Wildgen, « L’autre de la sémiotique du langage : les signifiés visuels et musicaux à travers leur caractère morpho-dynamique », Researchgate.net, 2019, et Musiksemiotik. Musikalische Zeichen, Kognition und Sprache, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018. |
Les analogies entre la « machine » musicale et les principes qui structurent le langage sont si frappantes que nous pouvons ébaucher une « machine » langagière qui aurait la même configuration globale et presque locale : Fig. 4. Une machine langagière « musicale » Dans les deux cas14, il est nécessaire de distinguer entre le moteur fondamental, indispensable, triple dans les deux cas, et la « voiture », la partie discursive, qui dans le cas du langage peut se composer des trois modes du discours15 qui organisent la « parole » (selon Ferdinand de Saussure, pour qui le moteur correspondrait à l’aspect « langue »)16. En linguistique structurale, on distingue d’habitude entre langue et parole comme entre le système de la langue en question et ses usages. En musique, on voit que la « machine » est plutôt un « système d’usage », une langue-de-la-parole, puisque la partie la plus itérative contient sa « langue », alors que la moins itérative contient sa « parole », son discours, dont les régularités sont moins « mécaniques » et plus proches de la pensée-en-temps-réel. Appliquer ce point de vue au langage, à la théorie linguistique, aurait certains effets, surtout celui de mettre l’accent sur l’embrayage entre les deux aspects. Nous pensons que le fondateur de la linguistique moderne aurait été intéressé par cette articulation dynamique entre langue et parole, même si elle peut avoir l’air de suivre une inspiration informatique (machine de Turing). |
14 L’isomorphie entre les deux systèmes, qui semble réelle, pourrait expliquer le fait que chez les patients qui souffrent de lésions cérébrales, on peut remettre en marche la machine langagière en passant par la machine musicale. 15 Sur les modes du discours — narrativité, descriptivité, argumentativité — voir le chapitre « Forces and Spaces » in P.Aa. Brandt, Cognitive Semiotics. Signs, Mind and Meaning, Londres, Bloomsbury, 2020. 16 F. de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1962. L’énonciation ferait partie de la grammaire, bien sûr ; une gamme est à comparer à une construction syntaxique. Comme Roman Jakobson nous l’a montré, la poétique (énonciative) commence dans le fait grammatical. Voir notre article « L’énonciation poétique », in N. Watteyne et A. Biglari, Scènes d’énonciation de la poésie lyrique moderne. Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2019. |
4. Du sens II. Où on revient à la pragmatique Les œuvres d’art — plastiques, scéniques, littéraires ou musicales — présentent la particularité sémiotique d’offrir à la fois des aspects iconiques, symboliques et diagrammatiques, les trois grands types de signes et modes du sens. L’iconicité est connectée à notre affectivité, la symbolicité à notre sensibilité déontique et situationnelle, et la diagrammaticité à notre sensibilité logique, qui réagit à la forme et aux constructions formelles. Selon notre hypothèse, si l’équilibre entre ces trois aspects est présent dans une œuvre, l’esthétique va émettre un jugement favorable. Le sens de la musique, le signifié processuel de ce signifiant complexe que nous venons d’évoquer, c’est donc d’abord le sens multiple déployé de ce moment présent qui à chaque instant dans la petite machine relie le moteur rythmique et les circuits mélodiques. Mais à part les effets sémiotiques des trois modes de sens (le mode déontique du symbolique dans le profil mélodique ; le mode affectif de l’iconique dans l’imaginaire harmonique ; le mode épistémique du diagrammatique dans le discours musical) et de leur unité esthétique, il faut ensuite souligner le sens final, déictique, de toute cette temporalité rythmico-tonale particulière dans la perspective de la subjectivité et de l’intersubjectivité. Un moment phénoménologique, c’est-à-dire l’expérience individuelle ou partagée d’un instant vécu, possède une certaine durée physique, en fait une extension minimale d’environ trois secondes17 ; c’est là une constante neurologique. Comme nous l’avons mentionné, si nous voulons que cet instant dure plus longtemps, par exemple parce qu’il s’agit d’un moment rituel, d’une cérémonie, d’un acte performatif important, nous pouvons obtenir cette expansion temporelle en introduisant dans la situation une musique pragmatique, adaptée à ce qui se passe dans son contexte. S’il ne s’y passe rien, tant mieux : le moment devient existentiel, ou expérimental18. Le moment présent va s’étendre et couvrir l’espace-temps de la situation ou de la séance, rituelle ou autre. L’effet esthétique fera de la scène vécue un tout temporel couvert par un ici et maintenant d’extension variable mais toujours sur le mode de la présence. La musique offre en ce sens un effet déictique peut-être plus intense qu’aucun autre art19. Le ton et l’art tonal sont essentiellement faits pour cela. Si on veut signaler sa présence, on le fait universellement par le rythme — comme toute manifestation politique dans la rue nous le montre ; le rythme dit : Nous sommes là... On frappe à la porte. |
17 Voir E. Pöppel, Rahmen. Ein Blick des Gehirns auf unser Ich, Munich, Carl Hanser Verlag, 2006, et L. Brandt, The Communicative Mind. A Linguistic Exploration of Conceptual Integration and Meaning Construction, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2013. Pöppel a découvert que le cerveau délivre un « moment présent » à la fois proprioceptif et perceptif après un procès d’intégration multimodale qui dure environ trois secondes. Il a ainsi montré où se trouve le pont entre l’esprit (la « présence » élémentaire de l’esprit) et le cerveau. 18 Au sens où la musique de concert est expérimentale : elle expose une musique possible qui ensuite pourrait trouver sa pragmatique. Sinon, elle est muséale. 19 Tout signe est par ailleurs déictique, quel que soit sa constitution, symbolique, iconique ou diagrammatique. Le symbole l’est par son placement matériel, l’icône par son cadre, et le diagramme par son appel à la pensée présente. |
On peut également constater que — sans doute par l’effet d’imaginaire mélodico-harmonique que nous avons mentionné — la musique théâtralise l’espace-temps de sa performance. Performer, c’est, dans beaucoup de langues, jouer, play, spielen, comme au théâtre — malgré les différences. L’intuition narrative, dont nous venons de parler, peut en effet se développer en drame, comme dans l’opéra. Dans ce cas, on aura une cascade de composantes sémiotiques qui se déterminent entre elles dans l’ordre du contenu. Ainsi, la musique crée l’idée d’un parcours narratif, qui crée à son tour l’idée d’un lieu théâtral, dont l’espace scénique s’ouvre finalement au jeu et au chant. A chaque étage, on a une contribution expressive et un contenu qui se développe à l’étage suivant ; on a une multitude de sujets créateurs qui ou bien collaborent in vivo, ou bien se suivent historiquement. En cela, un art complexe comme l’opéra projette une intersubjectivité à travers les lieux et les temps, tout en maintenant le principe musical, déictique, de l’instant présent récurrent, où tous les événements coïncident : notes, mots, gestes, et voix. Fig. 5. Cascade sémiotique de l’opéra Les sujets, S1, S2, S3, S4 ne se connaissent peut-être pas, mais ils deviennent contemporains dans le présent du jeu. Chaque Sx de la série est d’ailleurs potentiellement multiple. Ensemble, ils forment une intersubjectivité sémiotique qui peut traverser les siècles et les cultures. L’opéra, comme Gesamtkunst, avec le mot de Richard Wagner, réunit les arts et les siècles. On peut, dans l’actualité, stipuler la même cascade structurelle, et certainement la même multi-subjectivité, pour le film, artistique ou non, ou même pour les émissions de télévision et de l’internet qui se servent de la musique comme coulisse sonore, ainsi que pour la publicité : l’univers médiatique est entièrement couvert de musique de tapisserie, souvent réduite au strict minimum tonal pour compter comme relevant de la musique. D’autre part, on peut dire que le simple fait de chanter, individuellement ou collectivement, correspond au fait de faire de l’opéra, puisque le texte chanté est là pour théâtraliser la performance : on joue les rôles assignés par la « poésie »20 chantée (Allons enfants de la patrie...), et c’est précisément ce théâtre fictionnel qui unifie les sujets qui chantent. On ne peut pas partager ainsi une autobiographie. C’est le rythme et le corps chantant, dansant, ou jouant un instrument, qui inscrivent chacun dans l’ensemble et qui crée l’intersubjectivité instantanée de la performance collective, théâtrale, fictionnelle. Le sentiment d’être dans un « même » moment, élément essentiel à toute culture ou subculture, est l’effet « spirituel » de ce partage. En réalité, il n’y a peut-être pas d’autre spiritualité que celle-là. |
20 On peut distinguer la poésie dite et la « poésie » chantée structurellement, car la dernière est nettement plus fictionnelle que la première ; elle est destinée à être partagée dans des performances collectives, et sa première personne est un protagoniste biographiquement différent des chanteurs. La poésie dite est plus personnalisée, son « je » est plus près de la personne de l’écrivain. On peut ainsi distinguer l’énonciation proprement poétique (dite) de l’énonciation mélique (chantée). Voir encore « L’énonciation poétique », art. cit. |
Au commencement étaient les tambours et les instruments à vent, les flûtes et les cornes : rythme et ton ; ensuite vinrent les cordes : tonalité et pluri-tons, accords. Comme dans le flamenco, on n’a au fond besoin que des pieds, des mains et de la voix pour couvrir tout ce dont il s’agit, mais la guitare et tout l’inventaire mondial d’instruments à cordes ajoutent un aspect intimiste et intériorisant, car on n’entend pas les cordes à distance, il faut un intérieur, de caverne ou de bâtiment, pour savourer leurs jeux de tonalité. L’intériorisation de la musique peut aussi se trouver à l’origine de l’usage non-chanté du langage, la prose, inaudible à travers la vallée mais essentielle au dialogue. On se parle, désormais, dans un espace et un temps déjà inauguré par la musique. Sans cette spatio-temporalité musicale de résonance, acoustiquement préparée, l’intersubjectivité qui existe dans nos civilisations n’aurait sans doute guère été possible. (Novembre 2020) Peinture préhistorique du Sahara. Peinture préhistorique de l’Amazonie colombienne. |
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II. Le sens et le temps. Supplément sur le rythme La temporalité fondamentale qui crée l’unité ressentie de notre esprit (mind) peut être décrite comme un rapport vital entre deux circuits, celui qui produit la fluidité du vécu perceptuel et celui qui produit la continuité interne, émotionnelle, des événements conceptuels. Il y a un tempo du flux des contenus de la perception et un tempo différent caractérisant le flux de notre pensée « en temps réel ». Si le tempo perceptuel est sensiblement moins rapide que celui du tempo conceptuel, en ce sens, nous sentons un décalage que nous appelons ennui. « Les choses » ne bougent pas suffisamment. Dans le cas inverse, où elles bougent trop, c’est plutôt une sensation de débordement. Les décalages extrêmes, où c’est la synchronisation même qui se brise, sont pathologiques, traumatiques. Une certaine synchronisation des phases, dans la différence temporelle des deux circuits, perceptuels et conceptuels, est nécessaire au fonctionnement de l’esprit. La musique est, de par sa structure rythmique à la fois perceptuelle et conceptuelle, comme structuration sonore et comme structuration tonale, une expérience, collective ou individuelle, d’harmonie directe du sens et des sens. En cela, l’expérience de la musique effectue une simulation de ce rapport temporel entre les percepts et les concepts de l’esprit, et elle affecte peut`être l’équilibre de ce dernier plus et plus profondément qu’aucune autre activité expressive. Dans le chant, on trouve souvent un texte qui change de strophe en strophe alors que la structure mélodique, harmonique et rythmique reste la même ; encore une fois, cette différence temporelle simule le rapport fondamental, la musique servant de fond (conceptuel) au premier plan textuel (perceptif). |
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2. Rythme et fonction sémiotique On peut penser que c’est ce décalage et embrayage entre percepts et concepts, entre les sens et le sens, entre le sensible et l’intelligible — qui crée chez les êtres humains la possibilité de la sémiosis biplanaire, et plus concrètement du signe. Les événements du plan de l’expression sensorielle arrivent dans un rythme sensiblement plus rapide que ceux du plan du contenu conceptuel. La fameuse mais mystérieuse interdépendance entre les deux plans, qui se retrouve d’ailleurs en dehors de la sémiosis, dans l’expérience du miroir, par exemple, (image et référence), peut s’expliquer par l’engrenage rythmique des deux rythmes, des deux circuits dans le phénomène expressif, déjà dans le geste. Dans le rapport signifiant-signifié stipulé par Saussure, la barre entre les deux composantes, dans son diagramme, est essentiellement restée incomprise21. On n’avait jamais pris en considération que le rythme des signifiants (dans la performance) et celui des signifiés (dans la conceptualisation) diffèrent et doivent pourtant être synchronisés, mis en phase, pour qu’il y ait signe, voire sémiosis. Performance et conceptualisation existent dans le temps, alors que le signe a été pensé pour ainsi dire dans l’espace. C’est donc la mise en phase temporelle, rythmique, qui mettrait en rapport les entités des deux plans et qui établirait le phénomène sémiotique. L’interdépendance, qui d’ailleurs n’a toujours été que plastique et relative, ne peut guère exister grâce à une logique de bi-implication opérant sur les entités depuis un lieu extérieur, métalinguistique ou métasémiotique, établie comme par décret. Elle s’établit psycho-biologiquement dès qu’un percept est compris comme étant donné, montré, présenté par un sujet pour communiquer ; un geste ou un cadre déictique suffit pour « convoquer » un concept, ou plutôt pour réserver une place pour un concept possible. Le signifiant est souvent une entité dotée d’une saillance moins multimodale qu’un objet. Une couleur sans l’objet qui pourrait avoir cette couleur, une forme sans l’objet qui pourrait avoir cette forme, un signal sonore sans sa source (qui dans ce cas s’appelle un instrument), bref des qualia détachées, n’appartenant pas au monde des choses, mais au monde de ce qui signifie. Au lieu de « leurs » choses, ces signifiants ont simplement des « supports ». Ils sont là parce que produits intentionnellement et pointant vers cette source intentionnelle, qui remplace les sources objectales des qualia. Leur source est déictique. Leur sens est signifié par cette déixis. |
21 Dans le modèle de C.S. Peirce, il n’y a pas de signifié, si bien que le problème disparaît. Dans les form-meaning pairings de la grammaire cognitive, ces « pairings », les « constructions », sont compris, je crois, comme le résultat d’une identité essentielle entre forme singulière et sens singulier. Le problème disparaît encore une fois. Chez L. Talmy, la perception et la conceptualité sont deux tranches d’une continuité entre le concret et l’abstrait, appelée ception. Cette continuité hypothétique fait disparaître la différence rythmique entre les deux instances et élimine donc leur biplanarité — le dualisme sémiotique de l’esprit, si on veut. La « ception » talmienne est moniste, en ce sens. |
André Martinet a introduit l’idée de la double articulation du langage22. La première articulation sépare et distingue les « monèmes », c’est-à-dire les morphèmes et les lexèmes minimaux : les signes minimaux du langage. La deuxième articulation sépare les phonèmes distinctifs. On a résumé ce principe en disant que la première articule selon le sens et la seconde selon le son. Martinet pensait que cette double articulation était le privilège unique du langage ; comme L. Hjelmslev, il opposait à cette organisation celle des pièces d’un jeu d’échecs, qui, elles, ont bien une articulation selon le sens, à savoir selon des règles qui séparent les catégories de pièces d’échecs, mais qui n’offrent pas de sous-articulation en éléments dont la composition formerait ces « monèmes » du jeu. On voit que la double articulation est temporelle, puisque les éléments détachés sur le plan du son et sur le plan du sens doivent se suivre. Ce n’est pourtant pas seulement un ordre séquentiel qui produit cette suite, c’est bien un rythme syllabique dans le cas du son et un rythme grammatical et phrastique dans le cas du sens. Ces deux rythmes doivent se trouver synchronisés, mis en phase, pour qu’il y ait langage. D’ailleurs, on distingue dans le langage les syntagmes, les phrases, les énoncés, les lexies du discours... Le langage est donc multiplement articulé. |
22 Éléments de linguistique générale, Paris, Colin, 1961. |
Et les autres sémiotiques ? Dans la peinture, on trouve les traits du pinceau sur le plan de la toile en deux dimensions et les figures dans l’espace du contenu iconique en trois dimensions, autre double articulation entre entités minimales d’expression et entités minimales de contenu. Et là aussi, on peut aisément identifier d’autres articulations non-minimales, permettant de parler d’articulation multiple. Le rythme performatif des traits ou coups de pinceau diffère clairement de celui de l’apparition conceptuelle de figures iconiques dans l’espace représenté, qu’il soit figuratif ou abstrait. Le langage perd son privilège d’être doublement articulé. Dans la musique, le rythme de l’expression relie les battements et les mesures qui les contiennent, alors que l’organisation tonale rythme le sens cérémoniel, émotionnel, générique du parcours musical en l’articulant en cycles mélodiques, harmoniques, thématiques. Le décalage et la synchronisation sont encore une fois évidents. La musique est doublement et multiplement articulée. Le langage perd ici aussi son privilège. Et le jeu d’échecs ? Martinet et Hjelmslev se trompent, je crois ; les règles des pièces définissent leurs mouvements et leur direction de frappe, et ces mouvements sont les expressions minimales du jeu, alors que le sens du jeu, son contenu, est à chaque moment la situation, la dynamique changeante qui détermine qui est en danger, en difficulté, gagnant, perdant. C’est en cela qu’il s’agit d’un jeu, relevant d’une game semiotics23. Le rapport des rythmes est encore décalé et synchronisé de la même manière dans le jeu d’échecs. |
23 Voir « What is a Game ? », The Music of Meaning, op. cit. |
Pourquoi est-il difficile de saisir l’idée de l’importance constitutive du rythme ? D’abord parce qu’on pense la sémiosis comme un système avec un usage. Un système n’a pas de dimension temporelle. Il ne contient donc pas de rythmes. Une machine, si. Je soutiens que le langage n’est pas systémique mais plutôt machinique, et que les « systèmes de signes » sont des machines sémiotiques. Une machine n’a pas à être bâtie de pièces métalliques, ce n’est pas sa substance qui la définit ; elle peut bien se composer de ce dont est fait notre corps ou des neurones soutenant notre esprit. Les rythmes de notre corps sont essentiels à notre vie — rythmes circadien, cardiaque, péristaltique, moteur, gestuel, voire idéationnel — et les deux liens qui nous ancrent dans un monde phéno-physique et social plein d’événements périodiques, à savoir la perception et la conceptualisation, s’inscrivent dans le même ensemble temporel. Ensuite, la logique classique est intemporelle, et les mathématiques ne sont devenues sensibles aux dimensions temporelles qu’avec le calcul infinitésimal et les modèles thermo- et électrodynamiques modernes. La sémiotique structurelle ou pragmatique, jusqu’à celle de l’école d’A.J. Greimas, s’inscrit encore dans la tradition des modélisations logiques, sauf dans l’exploration récente, en sémiotique cognitive, des perspectives ouvertes par la théorie des catastrophes de René Thom. Finalement, la sémantique des expressions temporelles dans les langues n’a pas attiré l’attention des sémioticiens autant que celle des linguistes, probablement parce qu’elle n’est pas très accessible en dehors du langage et de la gestualité ; les signes semblent communiquer dans un présent éternel (la peinture, la photographie, l’écriture, la signalisation visuelle ou auditive n’indiquent pas le temps dans leur contenu ; ce temps est toujours un « maintenant » sous-entendu). En revanche, le langage marque volontiers le statut temporel de ses scénarios phrastiques. On distingue ainsi au moins quatre catégories temporelles probablement universelles : — le temps séquentiel : avant, après, plus tôt, plus tard... — le temps déictique : hier, demain, maintenant, aujourd’hui... — le temps aspectuel : longtemps, brusquement, déjà, encore... — le temps épistémique : jamais, quelquefois, souvent, toujours... Le temps séquentiel est indispensable à notre observation des choses en général ; le temps déictique est inhérent à l’énonciation, donc à nos pratiques langagières ; le temps aspectuel gère notre vie sociale, nos expectatives, nos attentes, nos surprises ; et le temps épistémique est celui de notre pensée en quête de vérité, ce pourquoi ces termes dénotent aussi une certaine valeur de vérité, située entre la négation et l’affirmation. Il est facile de voir que les quatre formes temporelles sont toutes pertinentes pour caractériser l’expérience du rythme. La métrique des battements et des mesures relève du séquentiel et de l’aspectuel, puisque les battements se suivent et que la mesure les rend itératifs. Les accents et les syncopes nous appellent et nous réveillent, respectivement, les premiers sont donc déictiques et les dernières épistémiques. La dimension la plus importante est sans doute le tempo, sous-jacent à ces facteurs structurants ; c’est lui qui connecte le rythme à notre corps et à notre imagination et qui fait de toute manifestation rythmique une promesse de sens. Les variations de tempo (ritardando, accelerando, rubato...) sont toujours hautement significatives, parce que critiques ; et un tempo trop incertain peut détruire le rythme tel quel en déconnectant la base corporelle et imaginaire. |
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Le point de vue présenté ici est nouveau et peut surprendre, j’en suis conscient. Les philosophes du temps humain, phénoménologique, ne semblent pas avoir saisi les mécanismes qui font du temps rythmique une source de biplanarité, de sémiosis, de sens. Il est généralement pensé comme durée, flux unitaire, linéaire, plus ou moins visqueux et tensif. Et pourtant, nos propres machines chrono-scopiques ont donné lieu à la création d’astrologies, d’astronomies, de calendriers, et à bien d’autres dispositifs qui le découpent cycliquement en assignant aux coupes respectives des significations rituelles et toujours socialement instructives. Les nombres, cycliques comme les battements comptés de la danse et de la musique, sont des entités temporelles, ce qui explique leur caractère « abstrait » et invisible, mais pas leur force mathématique dans la modélisation des objets de la connaissance. L’objectivité elle-même est le premier résultat philosophique de la quantification de notre approche des choses, issue de notre invention musicale des nombres. Et c’est ainsi que cette objectivité résume la grande fête de l’intelligence qui découvre pas à pas, précisément, la musique du monde même. (Mars 2021) |
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Bibliographie Brandt, Line, The Communicative Mind. A Linguistic Exploration of Conceptual Integration and Meaning Construction, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2013. Brandt, Per Aage, Dynamiques du sens, Aarhus, Aarhus University Press, 1994. — Spaces, Domains, and Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Berne, Peter Lang (Sémiotiques Européennes), 2004. — The Music of Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2019. — Cognitive Semiotics. Signs, Mind and Meaning, Londres, Bloomsbury (Advances in Semiotics), 2020. — et José Roberto do Carmo Jr. (éds.), Sémiotique de la musique / Music and Meaning (SIGMA #6, Annales des sémiotiques), Liège, Presses Universitaires de Liège, 2015. Ekman, Paul, Emotions Revealed, New York, Owl Books, 2007. Martinet, André, Éléments de linguistique générale, Paris, Colin, 1961. Pöppel, Ernst, Rahmen. Ein Blick des Gehirns auf unser Ich, Munich, Carl Hanser Verlag, 2006. Saussure, Ferdinand de, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1962. Small, Christopher, Musicking. The Meanings of Performing and Listening, Hanover (NH), University Press of New England, 1998. Watteyne, Nathalie et Amir Biglari (éds.), Scènes d’énonciation de la poésie lyrique moderne. Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2019. Wildgen, Wolfgang, « L’autre de la sémiotique du langage : les signifiés visuels et musicaux à travers leur caractère morpho-dynamique », Researchgate.net, 2019. — Musiksemiotik. Musikalische Zeichen, Kognition und Sprache, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018. |
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1 Sur les domaines de sens, voir P.Aa. Brandt, Spaces, Domains, and Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Berne, Peter Lang, 2004. 2 Cf. « Music and the Private Dancer », in P.Aa. Brandt, Spaces, Domains, and Meaning, op. cit. 3 Ces émotions élémentaires étudiées par Paul Ekman — peur, colère, tristesse, dégoût, surprise, joie — sont manifestées par des expressions faciales transculturellement identifiables. Cf. P. Ekman, Emotions Revealed, New York, Owl Books, 2007. 4 La psychologie des Gestalt a découvert que la perception humaine groupe nécessairement les suites d’occurrences temporelles ou spatiales en formes. 5 Certains oiseaux, surtout des perroquets, peuvent danser la musique humaine, mais pas leur propre « musique ». C’est probablement de rythme réflexif qui est spécifiquement humain. 6 Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/St._Louis_Blues. 7 Curieusement, le jazz dit free, qui élimine les chorus, se rapproche ainsi de la musique classique, puisqu’elle linéarise le parcours. 8 Sur ce point, on cite la Harmonielehre d’Arnold Schönberg (1911), écrite au moment où le composieur quitta précisément la conception harmonique de la tonalité pour explorer les possibilités de l’« atonal ». 9 Nous en parlons dans « On Tonal Dynamics and Musical Meaning », in P. Aa. Brandt, The Music of Meaning. Essays in Cognitive Semiotics, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2019. 10 La seconde voix indiquée dans la mesure 6 explique presque pédagogiquement cette préférence pour le contact « intime » (close contact) des tonalités par les descentes en demi-tons, comme dans la finale, db - c - b - bb. Ces descentes harmoniques contrastent ici avec les descentes ou les montées mélodiques en tons entiers. 11 C’est cette nécessité que nous expliquons dans « On Tonal Dynamics and Musical Meaning », in The Music of Meaning, op. cit. 12 Dans Dynamiques du sens (Aarhus University Press, 1994), c’est l’analyse dynamique que nous avons proposée du thème des Variations Goldberg, de J. S. Bach. Ce thème présente deux figures mélodiques qui se cherchent à travers l’espace du réseau pour se retrouver et s’embrasser cordialement, voire fusionner, dans la dernière partie du thème. Dans Peace, on peut suivre le mouvement des triolets de noirs, par exemple, à travers les modulations. 13 Voir à ce sujet W. Wildgen, « L’autre de la sémiotique du langage : les signifiés visuels et musicaux à travers leur caractère morpho-dynamique », Researchgate.net, 2019, et Musiksemiotik. Musikalische Zeichen, Kognition und Sprache, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018. 14 L’isomorphie entre les deux systèmes, qui semble réelle, pourrait expliquer le fait que chez les patients qui souffrent de lésions cérébrales, on peut remettre en marche la machine langagière en passant par la machine musicale. 15 Sur les modes du discours — narrativité, descriptivité, argumentativité — voir le chapitre « Forces and Spaces » in P.Aa. Brandt, Cognitive Semiotics. Signs, Mind and Meaning, Londres, Bloomsbury, 2020. 16 F. de Saussure, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1962. L’énonciation ferait partie de la grammaire, bien sûr ; une gamme est à comparer à une construction syntaxique. Comme Roman Jakobson nous l’a montré, la poétique (énonciative) commence dans le fait grammatical. Voir notre article « L’énonciation poétique », in N. Watteyne et A. Biglari, Scènes d’énonciation de la poésie lyrique moderne. Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2019. 17 Voir E. Pöppel, Rahmen. Ein Blick des Gehirns auf unser Ich, Munich, Carl Hanser Verlag, 2006, et L. Brandt, The Communicative Mind. A Linguistic Exploration of Conceptual Integration and Meaning Construction, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2013. Pöppel a découvert que le cerveau délivre un « moment présent » à la fois proprioceptif et perceptif après un procès d’intégration multimodale qui dure environ trois secondes. Il a ainsi montré où se trouve le pont entre l’esprit (la « présence » élémentaire de l’esprit) et le cerveau. 18 Au sens où la musique de concert est expérimentale : elle expose une musique possible qui ensuite pourrait trouver sa pragmatique. Sinon, elle est muséale. 19 Tout signe est par ailleurs déictique, quel que soit sa constitution, symbolique, iconique ou diagrammatique. Le symbole l’est par son placement matériel, l’icône par son cadre, et le diagramme par son appel à la pensée présente. 20 On peut distinguer la poésie dite et la « poésie » chantée structurellement, car la dernière est nettement plus fictionnelle que la première ; elle est destinée à être partagée dans des performances collectives, et sa première personne est un protagoniste biographiquement différent des chanteurs. La poésie dite est plus personnalisée, son « je » est plus près de la personne de l’écrivain. On peut ainsi distinguer l’énonciation proprement poétique (dite) de l’énonciation mélique (chantée). Voir encore « L’énonciation poétique », art. cit. 21 Dans le modèle de C.S. Peirce, il n’y a pas de signifié, si bien que le problème disparaît. Dans les form-meaning pairings de la grammaire cognitive, ces « pairings », les « constructions », sont compris, je crois, comme le résultat d’une identité essentielle entre forme singulière et sens singulier. Le problème disparaît encore une fois. Chez L. Talmy, la perception et la conceptualité sont deux tranches d’une continuité entre le concret et l’abstrait, appelée ception. Cette continuité hypothétique fait disparaître la différence rythmique entre les deux instances et élimine donc leur biplanarité — le dualisme sémiotique de l’esprit, si on veut. La « ception » talmienne est moniste, en ce sens. 22 Éléments de linguistique générale, Paris, Colin, 1961. 23 Voir « What is a Game ? », The Music of Meaning, op. cit. |
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______________ Résumé : La pensée même est un flux rythmique, rythmé par la présence mentale successive des contenus conceptuels. La perception, d’autre part, c’est-à-dire la formation de percepts gestaltiques, constitue un autre flux rythmé par les périodes nécessaires à la formation amodale du « vécu ». Ces deux rythmes sont à la base des rythmes qui nous permettent de créer des expressions à rythme proprioceptif et liés à des contenus, devenus les signifiés de ces expressions. Les deux rythmes superposés sont ainsi articulés en phrases offrant des « paquets de sens » et fondant la communication sémiotique dans notre espèce comme moyen de partager et de développer collectivement les types de « paquets » que nous appelons des discours, développement qui commence par la musique, au sens large, et qui finit dans le langage et l’écriture. Le rythme précède et fonde le sens. Mots clefs : langage, musique, rythme, sens. Plan : I. La petite machine de la musique 1. Art, vie, deixis, corps, danse, rythme, temps 2. La petite machine de la musique 3. Du sens I. Où on parle du langage 4. Du sens II. Où on revient à la pragmatique et à l’intersubjectivité II. Le sens et le temps. Supplément sur le rythme |
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Recebido em 30/03/2021. / Aceito em 24/07/2021. |