3, 2022

Éditorial

 

Publié en ligne le 30 juin 2022
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2022n3.58388
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En août 2019, pour organiser une exposition des revues de sémiotique en marge de son XIVe congrès, l’Association Internationale de Sémiotique avait fait établir une liste des major semiotic journals du moment. Elle comptait quarante-neuf titres ! Et tout paraît annoncer qu’en septembre 2022, à Salonique, pour le XVe congrès, la cinquantaine sera largement dépassée. Au milieu d’une telle surabondance, qu’est-ce qui distingue Acta Semiotica de ses consœurs ou concurrentes ? Notre modeste publication propose-t-elle quelque chose qui puisse éveiller la curiosité, l’attention, un intérêt particulier du public ? Offre-t-elle quelque originalité, et si oui, à quoi cela tient-il ?

Certains noteront sans doute en premier lieu que contrairement à plusieurs parmi les plus importantes elle n’est pas l’organe d’expression d’une association nationale. Elle est le porte-parole indépendant, international par définition (d’où la pluralité des langues, caractéristique en elle-même notable), d’une ligne théorique déterminée et explicitement assumée, qu’elle cherche à développer et à renouveler : la sémiotique structurale et ses prolongements, en particulier socio-sémiotiques. C’est donc la revue, comme on dit, d’une « école », celle d’un groupe de « greimassiens » et de « post-greimassiens » non dogmatiques répartis aux quatre coins du monde. En termes de spatialisation, si Acta Semiotica est institutionnellement assise au Brésil, elle est en somme, scientifiquement, apatride. Dit en termes positifs, c’est une revue de sémioticiens « citoyens du monde ». Voilà un premier trait distinctif.

D’autres observateurs, davantage tournés vers les questions de temporalisation, seront probablement intrigués par l’histoire de cette revue bientôt quinquagénaire, une histoire à multiples rebondissements liés aux inévitables complexités de l’« actorialisation ». Fondée en 1978-79 par Greimas (en compagnie d’Anne Hénault et du signataire de ces lignes), elle a par la suite été refondée deux fois, la première par Jacques Fontanille sous la forme de « Nouveaux » Actes Sémiotiques, la seconde vingt ans après par nous-même, avec le retour à la dénomination originelle puis le refus d’une censure et le passage au titre actuel. C’est en quelque sorte l’histoire d’une fidélité maintenue, non pas malgré les changements successifs mais bel et bien grâce à eux. Histoire banale ou singulière ? Sans doute mérite-t-elle en tout cas l’attention dans la mesure où elle a induit à la fois l’évolution discrète mais profonde de ses orientations problématiques comme de ses contenus thématiques, et les spectaculaires métamorphoses de sa forme éditoriale.

C’est ce dont ne manqueront pas de se rendre compte ceux qui prendront tout simplement la peine de regarder les pages de la revue même, telle qu’elle se présente à l’étalage ou sur écran. Sans doute remarqueront-ils un style éditorial quelque peu « à part ». On nous le fait souvent remarquer, depuis une dizaine d’années (donc avant autant qu’après le changement d’implantation et de titre survenu en 2021), l’équipe qui s’est peu à peu constituée autour des AS et ne cesse de s’élargir incarne un style de recherche et de publication scientifiques « différent » et même, à certains égards, presque « hors normes » face à l’actuel mouvement général d’uniformisation. C’est que les conditions dans lesquelles se sont exercées les contraintes de la spatialisation, de la temporalisation et de l’actorialisation ont effectivement fini par déterminer, sur le plan de la « textualisation », une série de partis pris d’ordre éditorial et rédactionnel qui, par rapport à des périodiques héritiers d’une histoire plus brève et plus sereine, contribuent à « faire la différence ». Pour en prendre la mesure, il suffit presque de lire les Sommaires des dernières livraisons.

Celui du présent numéro ne comporte pas moins de six rubriques : Le point sémiotique, Dossier, Rétrospective, Ouvertures, In vivo, Bonnes feuilles, auxquelles s’ajoutent celles ouvertes pour le proche avenir (notamment Dialogue). Loin d’être gratuite, cette articulation par blocs différenciés répond à une ambition partagée par l’équipe de rédaction et les auteurs. Diversifier autant qu’il se peut les rubriques, et par là les régimes rédactionnels, avec les positions et les stratégies énonciatives correspondantes, c’est en effet placer les chercheurs-auteurs dans des postures variées face au lectorat et aux interlocuteurs scientifiques effectifs ou potentiels. Or, plutôt que de se borner à diffuser des travaux académiques en série pour le bénéfice presque exclusif d’auteurs tenus de publier pour faire carrière, Acta Semiotica prétend privilégier le lecteur, ce qui veut dire en premier lieu lui offrir des textes lisibles et relevant de registre variés. En définitive, il s’agit par là de prouver que le type de sémiotique dont cette revue se veut porteuse a un rôle à jouer sur la scène intellectuelle au sens le plus large. Voyons très brièvement ce qu’il en est dans les articles qui suivent.

En ouverture, Le point sémiotique, conçu pour permettre à des chercheurs confirmés de faire tour à tour « le point » sur l’actualité de la discipline dans le contexte global, offre cette fois-ci, suite au grand colloque tenu début 2022 à Tartu pour célébrer le centenaire de la naissance de Youri Lotman, une réflexion de large envergure qui, après avoir fait ressortir les lieux de clivage mais aussi de convergence entre les deux approches sœurs que sont la sémiotique russe et les problématiques issues de l’œuvre de Greimas, débouche sur l’esquisse d’une ligne de pensée nouvelle, plus riche de promesses que la simple continuation de chacune des deux filières séparées.

Le gros Dossier qui vient ensuite rassemble les réflexions et les analyses de sémioticiens de tendances théoriques distinctes (dans le cadre de l’épistémologie structurale) autour de la difficile élaboration d’une pensée du rythme, composante ici reconnue unanimement comme fondamentale du point de vue de la construction et de la saisie du sens. Le lecteur-type à qui s’adressent ces pages est l’épistémologue-sémioticien caché en chacun de nous en tant que praticien et interprète des dynamiques spatio-temporelles, à la fois sensibles et signifiantes, qui scandent notre expérience dans un monde où l’unique constante est le changement.

Suit une brève Rétrospective faisant ressortir la pertinence durable de l’œuvre de Jean-Marie Floch plus de vingt ans après sa mort. Au rituel académique de l’« hommage » avec ses discours convenus, notre ami, si longtemps marginalisé par ses pairs, aurait sans aucun doute préféré l’éclairage cru ici porté sur les innovations conceptuelles que nous lui devons et qui ne cessent de nous inspirer dans nos pratiques de chercheurs, à l’intérieur mais aussi en dehors du domaine plastique et visuel.

Après quoi, à titre d’Ouverture théorique, on trouvera une tentative de renouvellement d’un thème à la fois d’actualité et de toujours, celui des formes changeantes de la « vérité ». Pour le lecteur plongé dans l’immédiateté du flux informationnel, cet article un peu « décalé » suggère une possible alternative à l’obsession, sémiotiquement assez simpliste, des « fake news ».

La rubrique suivante, In vivo, destinée à accueillir des essais qui, fondés sur l’expérience, ne prennent pas nécessairement la forme d’analyses sémiotiquement achevées, juxtapose, dans le présent numéro, d’une part l’approche socio-sémiotique d’un type de pratique souvent évoqué parmi nous mais rarement étudié de près, à savoir la danse, d’autre part, sur un mode à-demi parodique, un brévissime survol sémiotique de la périlleuse existence du Cochon d’Inde. La revue se donne en effet, aussi, pour objectif de partager les plaisirs (telle la danse), et même d’amuser.

Enfin, les Bonnes feuilles rassemblent les introductions de trois ouvrages récents consacrés à l’analyse d’autant de formes différentes du spectacle que les sociétés se donnent à elles-mêmes, souvent pour le meilleur (à l’écran, au théâtre ou dans la rue) et parfois pour le pire (sur certaines scènes politiques).

Voilà donc, par rapport « au sémiotique » dans sa plus large acception, un éventail de thèmes et de problèmes, mais aussi d’angles d’attaque impliquant une pluralité de modes de lecture. Il le faut quand on cherche à faire, de « la sémiotique » même, une démarche intellectuelle utile pour tous — enthousiasmante, peut-être même ! — parce qu’en prise sur la vie.


E. L.

 

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