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À la mémoire de Per Aage Brandt
Per Aage Brandt. Jean Petitot Publié en ligne le 22 décembre 2021
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Le jeudi 18 novembre 2021, au cimetière des Sables Rouges de la charmante ville médiévale de Villeneuve-sur-Yonne au Sud de Sens, se sont déroulées les obsèques du Professeur Per Aage Brandt, décédé le 10 novembre, l’un des plus importants spécialistes du langage de sa génération, linguiste et sémioticien, poète et musicien, savant et humaniste, forte personnalité académique au Danemark, en France, aux États-Unis et en Amérique latine, Danois et citoyen du monde, bourguignon d’adoption depuis 10 ans. En présence de son épouse française Maryse Laffitte, rencontrée en 1980 à Copenhague, de sa famille, de collègues (dont plusieurs venus du Danemark) et d’amis de Villeneuve, une cérémonie émouvante lui rendit de multiples hommages. Per Aage était un compagnon de route et un ami avec qui j’ai partagé une grande partie de ma vie scientifique. Nous avions nombre d’intérêts communs dans plusieurs domaines et j’ai toujours été émerveillé par son extraordinaire richesse humaine et spirituelle, tant sémiotique que philosophique, culturelle et artistique. Ces quelques lignes voudraient évoquer les nombreux talents de cette personnalité exceptionnelle.
Profondément attaché à la France, P.Aa. Brandt fut lauréat du Grand prix de Philosophie de l’Académie Française en 2002 et, la même année, fut élevé à la dignité d’Officier de l’ordre des Arts et des Lettres. Né le 26 avril 1944, à Buenos-Aires d’une mère suédoise et d’un père danois, il passa son enfance et une grande partie de sa vie à Copenhague. Très tôt, il fut passionné par la poésie et la musique et s’y révéla exceptionnellement doué. Cette créativité l’accompagna tout au long de son existence. Dès 1969, il publia un premier recueil Poesi suivi d’une production régulière (une trentaine de volumes), philosophique et méditative, mélancolique teintée d’ironie, qui en fit l’un des plus grands poètes danois et lui valurent la médaille Aarestrup en 1993 et la médaille de l’Académie danoise en 2009. Son épouse Maryse traduisit en français certains de ses poèmes, quelques-uns publiés d’autres lus à Villeneuve lors de « concerts poétiques ». Plusieurs furent également traduits en anglais par le poète américain Thom Satterlee dans le recueil These Hands (2011). La critique américaine en loua « la musicalité, le charme, l’élégance, la compacité, la subtilité, l’intelligence ». En 2014, Satterlee (par ailleurs auteur du thriller métaphysique The Stages (2015) sur un assassinat lié à la disparition de manuscrits inédits de Kierkegaard) publia New and Selected Poetry of Per Aage Brandt qui était présenté ainsi : « Long considered one of Denmark’s most distinguished poets and scholars, Per Aage is writing his best poetry today, in the twilight of a long and prolific career. His poems take the reader on a lyrical journey through a mind that is constantly probing, questioning, remembering, reflecting, indicting ». Ensuite, en 2017, vint l’autre recueil remarqué : If I were a suicide bomber & other verses, dont Joanna Trzeciak écrivit « Smart, impish, and spare, Per Aage Brandt finds the physical in the metaphysical, and the fizz in the physiological ». Pianiste de jazz confirmé, P.Aa. Brandt créa dés 1963 un trio. Véritable spécialiste de l’histoire et des spécificités techniques de cet art, initié à ses arcanes par le pianiste et compositeur Finn Savery, il eut entre autres le privilège de jouer avec le saxophoniste Albert Ayler (que John Coltrane considérait comme son successeur) qui séjournait alors à Copenhague et jouait souvent avec le trompettiste Don Cherry, autre familier des pays nordiques (Stockholm). Son parcours est bien résumé dans son entretien « La vie en bluesy and free » de novembre 2020 avec Didier Robrieux. Dans sa belle propriété de Villeneuve, il avait transformé la cave en un vaste studio où il pouvait jouer et enregistrer avec ses partenaires. Le saxophoniste Karsten Vogel, son ami de toujours, avec le quartet duquel il obtint en 1966 le prix du meilleur groupe de jazz du Danemark et avec qui il enregistra Cry ! en 2016, joua l’une de ses compositions devant le cercueil. Notons aussi que P.Aa. Brandt intervint dans le documentaire Talk Like Whales de Vibeke Vogel (1994) sur les trajets atlantiques des baleines (voir https://www.dfi.dk/en/viden-om-film/filmdatabasen/print/film/10273) et tourna lui-même un documentaire Five Pairs of Shoes sur l’artiste peintre néo-expressionniste Anette Abrahamsen (2005), membre d’un mouvement comprenant aussi Erik A. Frandsen et Inge Ellegaard qui illustra la couverture de certains recueils de ses poèmes. Il organisa plusieurs séminaires avec Stig Brøgger et Hein Heinsen, professeurs à l’Académie des Beaux-Arts influencés par Jean-François Lyotard.
Mais c’est surtout la théorie du langage et de l’esprit qui mena P.Aa. Brandt à sa renommée internationale et le conduisit à une bibliographie d’une douzaine de livres et d’environ 250 articles (dont plusieurs sont disponibles sur le site Academia). Au cours d’un demi-siècle de réflexion il aborda tous les aspects de la morphogenèse, de la diégèse, de la modalisation et de l’esthétique du sens. « Bref, le sémiotique dans tous ses états » comme il le dit dans l’entretien qu’il eut avec Amir Biglari (Entretiens sémiotiques, 2014) et qui offre un parfait résumé de son parcours. Également très précoce et brillant sur le plan théorique, P.Aa. Brandt se dédia donc avec une irrésistible et inépuisable passion à l’étude des multiples dimensions du sens. Après les bouillonnements de Mai 1968, il soutint un PhD en 1971 à Copenhague intitulé L’analyse phrastique – Introduction à la grammatique où il reprenait la notion de stemma de Lucien Tesnière (1893-1954, les Éléments de syntaxe structurale parurent en 1959), notion qui renvoie à la structure en graphe des phrases, essentiellement centrée sur le nœud verbal et la valence verbale (analogue à la valence en chimie). En 1971, il prit également contact à Paris avec le séminaire d’Algirdas Julien Greimas (1917-1992) à la VIe Section de l’École Pratique des Hautes Études de Paris (devenue l’EHESS, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, en 1975). Le structuralisme y était en plein essor depuis la fin des années 1950. Il connaissait déjà bien Greimas puisque, dès 1967, il en avait introduit la sémantique structurale dans la revue Poetik dont il était le cofondateur. En tant que jeune linguiste et sémioticien danois, P.Aa. Brandt était particulièrement à même de s’immerger dans cette aventure intellectuelle brassant de multiples orientations théoriques. En effet, par sa position géographique et son histoire comme aire culturelle, la pensée scandinave est ouverte à la fois aux traditions de pensée continentales (françaises, allemandes, italiennes, espagnoles), anglo-saxonnes et slaves. La science linguistique danoise est considérable. Elle est dominée par les figures légendaires de Viggo Brøndal (1887-1942, l’un des pères du structuralisme linguistique) et de Louis Hjelmslev (1899-1965, le père de la glossématique) qui créèrent en 1931 le Cercle Linguistique de Copenhague. Leurs liens étaient étroits avec le formalisme russe et tchèque, les Cercles Linguistiques de Moscou (actif entre 1915 et 1922) puis de Prague (à partir de 1928) animés par les exilés russes tout aussi légendaires que furent Roman Jakobson (1896-1982) et le Prince Nikolaï Troubetzkoï (1890-1938, père du structuralisme en phonologie mais « eurasiste » anti-saussurien et anti-universaliste en ce qui concernait les rapports entre langues et cultures). Cette génération des fondateurs du formalisme, du structuralisme et du fonctionnalisme (on ne peut jamais séparer structure et fonction) entretenait elle-même des liens étroits avec deux avancées majeures de la génération précédente : d’un côté la phénoménologie de Husserl (1859-1938) et la Gestalttheorie, de l’autre côté la théorie du signe de Saussure (1857-1913). Brøndal visait une grammaire universelle concevant la relation entre pensée et langage comme une « géométrie » transformant le monde en sens. Pour lui, l’organisation du sens passait par des catégorisations fonctionnant comme des systèmes de contrastes soit irréductibles soit médiatisés par des termes neutres ou complexes. Pour Hjelmslev, chaque sémiotique était biplanaire et articulait un plan de l’expression (le « signifiant » saussurien) et un plan du contenu (le « signifié »), chaque plan étant lui-même articulé par la dualité de relations syntagmatiques et paradigmatiques entre ses unités. La « matière » alors organisée par la « forme » qu’est la structure devient une « substance ». Cet hylémorphisme est caractéristique de telles approches théoriques. P.Aa. Brandt était l’héritier de ces maîtres. Pour les célébrer, il organisa en 1987 le colloque Linguistique et Sémiotique. Actualité de Viggo Brøndal (Travaux du Cercle linguistique de Copenhague, 22, 1989) puis plus tard le Colloque du Centenaire de la naissance de Jakobson (Acta Linguistica Hafniensia, 29, 1997, la revue du Cercle linguistique). À Paris, Greimas avait complètement repensé les deux dimensions duales, syntaxique et sémantique, des études narratives dans une optique structuraliste fortement théorisée. D’un côté, il y avait la dimension des structures syntaxiques profondes, structures actantielles dégagées, étudiées et classées par des spécialistes du folklore et des contes populaires comme Vladimir Propp (1895-1970), russe d’origine allemande dont le célèbre traité La Morphologie du conte (paru à Leningrad en 1928) appliquait aux contes merveilleux les principes de la Morphologie goethéenne reprise par les formalistes russes. Sous les infinies variations diégétiques de leurs revêtements, qu’ils soient figuratifs (les décors, les lieux, les paysages, les époques, etc.) ou discursifs (les personnages vivant des intrigues plus ou moins compliquées), opèrent des structures actantielles profondes faisant interagir des sujets manipulés par des destinateurs (des « faiseurs de destin ») les destinant à surmonter des épreuves et à vaincre des anti-sujets au moyen d’adjuvants, jusqu’à être récompensés de façon gratifiante par des marques de reconnaissance. Des contes et légendes jusqu’aux techniques actuelles de « storytelling » en passant par l’analyse critique des œuvres littéraires, plastiques ou musicales, les études savantes à leur sujet sont innombrables et leur riche syntaxe structurale a été étudiée avec le même raffinement que la syntaxe des langues naturelles. Il faut d’ailleurs noter qu’au niveau de la linguistique phrastique il existe également une syntaxe structurale actantielle comme on la trouve chez Hjelmslev avec ses magistrales analyses des structures dites casuelles (sujet, objet, destinateur, destinataire, instrumental) marquées dans certaines langues par des prépositions, puis chez Lucien Tesnière, ou plus tard encore chez des linguistes américains comme Charles Fillmore (1929-2014) ou Ronald Langacker. D’un autre côté, en s’inspirant en particulier de Brøndal et de Hjelmslev, Greimas avait également théorisé, en dualité avec la syntaxe narrative, une sémantique fondamentale constituée de « valeurs » catégoriques (i.e. constituant des paradigmes de contenus opposés) qui circulent entre les actants, un peu comme les valeurs monétaires circulent dans les circuits des échanges économiques. Claude Lévi-Strauss (dont la polémique avec Propp au milieu des années 1960 fut importante) avait montré dans ses analyses des mythes que les structures narratives avaient pour fonction anthropologique fondamentale de métaboliser psychiquement et socialement des conflits irréductibles (en quelque sorte des « contradictions dialectiques ») entre valeurs catégoriques opposées. La dynamique des intrigues narratives conduit en général d’une situation initiale instable de conflit ou de manque à une quête de valeur qui se conclut par une situation finale stabilisée où le conflit se trouve dialectisé, le manque résolu et la valeur quêtée réalisée. C’est la structure des paradigmes de valeurs (le sens, la sémantique) qui est cruciale, plus que les péripéties narratives (la syntaxe).
P.Aa. Brandt s’immergea de façon dynamique et innovante dans ce contexte théorique, tout en maintenant le dialogue avec d’autres approches des activités symboliques, qu’il s’agisse des courants sémiotiques hérités de Peirce ou de l’approche d’Umberto Eco (1932-2016) à Bologne, ou encore des théories linguistiques comme celles de Noam Chomsky ou de Jerry Fodor (1935-2017). Ses activités et ses participations académiques dans ces domaines furent innombrables et en firent l’un des maîtres de sa génération. Son sens théorique se manifesta pleinement dans ce contexte multidisciplinaire et international et lui permit de tresser des liens culturels profonds entre l’Europe, l’Amérique du Nord et aussi l’Amérique latine, l’Argentine à laquelle il restait profondément attaché, et aussi le Brésil (São Paulo, Belo Horizonte) et la Colombie (Bogotá). Il travailla sur pratiquement toutes les strates des systèmes linguistiques et sémiotiques. Du côté de l’expression, la stratification « phonèmes ? chaînes phonématiques ? prosodie ? intonation » ; du côté sémantique, la stratification « sème ? sémantique schématique ? sémantique syntaxique ? sémantique phrastique ? énonciation ? communication » ; du côté fonctionnel, la stratification « morphèmes (classes fermées de schèmes conceptuels, la partie “syncatégorématique” du langage) ? lexèmes (catégories centrées sur des prototypes, la partie “catégorématique” du langage) ? syntagmes ? phrases ? textes ? genres littéraires ». Pour chaque problématique conceptuelle, il apportait des innovations théoriques. Un exemple est donné par son approfondissement de la notion greimassienne de véridiction dans « Quelques remarques sur la véridiction » (Actes Sémiotiques, 1982). Dans les contes et mythes classiques, la vérité et la fausseté des valeurs sont garanties par des destinateurs transcendants (divins, religieux, royaux, etc.) : leur statut véridictoire et leur axiologie sont donc « décidables ». Mais une fois consommé ce que Hölderlin appelait le « détournement divin » (« Gott sich kategorisch wendet »), il n’y a plus de garant absolu et/ou naturel des valeurs. Le destinateur absent devient un « Autre » au sens lacanien et les sujets en état de déréliction ont alors besoin de croire des « supposés-savoir » qui viennent à en occuper la place de garant véridictoire. Les objets-valeurs que les péripéties narratives et existentielles font circuler ne sont plus des objets investis par des valeurs possédant un statut véridictoire décidable mais plutôt des objets sélectionnés par un marquage. Le marquage s’effectue à travers ce que Lacan a appelé des signifiants. Dans son texte, P.Aa. Brandt croise de façon étonnante deux triangles sémiotiques, l’un, saussurien, liant signifiant (au sens saussurien), signifié conceptuel et référent (dénotation empirique) dans le cadre d’une sémiotique logique positive où la véridiction est décidable, l’autre liant signifiant (au sens lacanien, signifiant marqueur venant de l’Autre), signifié (des Idées dialectiques transcendantes non conceptualisables) et référent (objets de désir) dans le cadre d’une sémiotique négative métapsychologique où la véridiction est indécidable.
À Paris, P.Aa. Brandt entra d’emblée en contact avec Jean Petitot qui travaillait à l’EHESS sur les applications à la sémiotique greimassienne des nouveaux modèles dynamiques de morphogenèse proposés par René Thom (1923-2002) à la fin des années 1960. Ce « schématisme dynamique » hylémorphique des connexions structurales permettait de formaliser de façon originale d’abord le principe méréologique selon lequel les termes d’une structure se définissent entre eux par des différences réciproques comme les parties d’un tout, et ensuite le fait que ces différences réciproques sont dynamiques et résultent d’une morphogenèse. En un mot, la structure est décrite globalement par une famille de dynamiques (au sens mathématique) définie sur un espace « interne » dont les attracteurs représentent les termes. Ces attracteurs sont en compétition dynamique et séparés par des seuils répulsifs, et comme la famille de dynamiques est paramétrée par un espace « externe », ce dernier se trouve décomposé en domaines, chaque domaine étant celui où l’un des attracteurs est dominant. On obtient donc un espace externe « catégorisé » (un paradigme) où les chemins se déploient en autant de chaînes syntagmatiques. Les éléments de syntaxe structurale deviennent alors descriptibles dynamiquement. Ainsi s’élaborèrent une « morphogenèse du sens », une « physique du sens », une « sémiophysique », une « phénophysique » (néologismes cherchant à baptiser l’invention d’une approche morphodynamique et naturaliste du sens). Avec Wolfgang Wildgen, de l’université de Brème, qui était le premier linguiste à avoir travaillé sur les modèles linguistiques de Thom (son ouvrage de référence, Catastrophe Theoretic Semantics. An elaboration and application of René Thom’s theory, parut en 1982), P.Aa. Brandt et J.P. ont constitué un groupe de modélisation sémio-linguistique qui fut à l’origine de nombreuses publications (articles, livres, recueils), colloques, séminaires. Dans ce contexte, P.Aa. Brandt soutint en 1987 à la Sorbonne une thèse d’État La Charpente modale du Sens dans laquelle il interprétait dynamiquement la théorie greimassienne des modalités actantielles. La thèse fut publiée en 1992 et suivie de près par Dynamiques du Sens (1994) et Morphologies of Meaning (1995). La sémiotique morphodynamique resta l’un de ses thèmes privilégiés. Par exemple, « Forces et espaces : Maupassant, Borges, Hemingway » (2014) propose une interprétation dynamique des structures narratives en termes de forces. « Des agents opèrent dans des espaces présentant des propriétés dynamiques particulières, dans la mesure où ces dernières déploient des forces caractéristiques, déterminant des actes et des faits. (...) Les forces sont (...) causales ou intentionnelles. Les forces causales sont soit banales (soit) “fatales”. Les forces intentionnelles sont agentives (volitives et incarnées dans des agents) ou magiques (surnaturelles et non agentives, mais toujours volitives). Les espaces dynamiquement investis, qui encadrent les situations, sont liés par un ordre diégétique canonique, permettant aux forces d’avoir des effets prospectifs et rétroactifs ». En 2005, il co-organisa avec W. Wildgen un colloque sur L’héritage sémiotique de René Thom à l’université d’Urbino publié en 2011 sous le titre Semiosis and Catastrophes. René Thom’s Semiotic Heritage. Et à partir de 2016, il intervint régulièrement dans le séminaire Actualité de René Thom organisé par Isabel Marcos et Clément Morier. À partir des années 1980, P.Aa. Brandt se trouva dans une position académique favorable lui permettant de développer une base institutionnelle. En 1988, il créa le Center for Semiotics de l’université d’Aarhus où il était professeur. Ce centre d’excellence basé 28 Finlandsgade obtint pendant plusieurs années d’importants soutiens publics et devint le plus important centre international de sémiotique structurale avec Paris (Greimas) et Bologne (Eco). De jeunes chercheurs comme Svend Østergaard ou Peer Bundgaard y participaient. Il y régnait une atmosphère enthousiaste, innovante, studieuse et de nombreuses manifestations spécialisées en mathématiques, sémio-linguistique, sciences cognitives, esthétique, et phénoménologie s’y tinrent, en particulier des Winter Symposia récurrents. À partir de 1999, P.Aa. Brandt édita chez Peter Lang avec W. Wildgen et Barend van Heusden la collection European Semiotics d’inspiration « sémiophysique ». Il en définissait ainsi le but : « This approach, which has its origins in Phenomenology, Gestalt Theory, Philosophy of Culture and Structuralism, views semiosis primarily as a cognitive process, which underlies and structures human culture ». P.Aa. Brandt était aussi l’un des fondateurs du groupe de sémio-linguistes Sigma qui regroupait, à partir des équipes de Jean-Claude Coquet et J.P. à Paris, Umberto Eco à Bologne et lui-même à Aarhus, l’essentiel des représentants de la sémiotique européenne de sa génération. Il organisa dans ce cadre un colloque au Nord d’Aarhus. D’autres colloques Sigma furent organisés par Omar Calabrese (Bagni di Lucca), Herman Parret (Fondation Rockefeller, Bellagio), Jean-Pierre Desclés (Paris). P.Aa. Brandt a participé activement au Colloque de Cerisy Au Nom du Sens co-organisé en hommage à Umberto Eco en 1996 par Paolo Fabbri et J.P. Il y donna une conférence sur « Le Mystère de l’Interprétation » qui analysait le statut antinomique de la chaîne interprétative Auteur ? Texte ? Lecteur, c’est-à-dire la multiplicité des sens d’un texte à la fois d’un côté empiriquement donné et objectivement structuré et d’un autre côté indéfiniment reconstruit par ses interprétations. Comment éviter la boucle interprétative (le « cercle herméneutique ») si la méréologie parties / tout du texte empirique vient d’une interprétation supposée être seule à même de construire le texte ? P.Aa. Brandt posait la question : « Comment [le lecteur] peut-il comparer comme deux totalités distinctes le texte interprété et le texte non interprété, si c’est à travers l’interprétation que le texte devient une totalité [découpée en parties] ? Cela n’est pas possible. (...) Il faut donc que le texte puisse être découpé [structuré] en dehors de toute interprétation ». Il faut une structuration propre bona fide qui soit « préalable » au lecteur et, comme y insiste le philosophe de la Gestalt et de la méréologie husserlienne Barry Smith, repose sur des « boundaries » et des « drawing lines ». Cette discussion convergeait avec les thèses semi-réalistes et naturalistes se détournant de la démiurgie sémiotique de certains idéalismes pour étudier les structures pré-sémiotiques objectives sur lesquelles s’édifient les sémiotisations. Comme le disait Eco, il s’agit de « modérer » « la conception purement culturelle de la sémiose ». Dans « Il referimento rivisitato » (1996) et dans Kant e l’ornitorinco (1997), Eco affirme que « quel que soit le poids de nos systèmes culturels », « il y a quelque chose dans le continuum de l’expérience qui impose des limites à nos interprétations ». « Le langage ne construit pas l’être ex novo ». Il y a toujours « quelque chose de déjà donné (mais déjà donné ne veut pas dire déjà fini et complet). » Il y a un « zoccolo duro dell’essere ». Citons-le en italien : « Nel magma del continuo ci sono linee di resistenza et delle possibilità di flusso, comme delle nervature del legno o del marmo che rendono più agevole tagliare in una direzione piuttosto che nell’altra ». On voit ainsi que, comme l’énonçait P.Aa. Brandt dans sa conférence, « La grande question ici est évidemment celle de savoir comment le texte empirique, lui, dans sa “cohérence interne”, comme le dit Eco, contrôle et commande la construction sémantique (...) en dehors de toute herméneutique dialectique ». Et c’est ici que l’hylémorphisme structural — dont on peut suivre l’évolution de Lessing, de la Critique du Jugement de Kant et de la Morphologie goethéenne jusqu’au formalisme russe et au structuralisme ainsi qu’à ses modèles morphodynamiques et ses incarnations neurocognitives — trouve toute son opérativité : il dévoile l’organisation morphologique pré-sémiotique des œuvres qui leur permet « d’embrayer » sur les sémioses interprétatives. Les relations de P.Aa. Brandt avec Umberto Eco étaient d’ailleurs très anciennes. En 1973 il l’avait invité à l’université de Roskilde et plus tard, à Bologne, il avait discuté avec lui de l’application des modèles morphodynamiques aux catégorisations sémantiques. Plus tard, en 2017, dans Umberto Eco in His Own Words, il publia un hommage « Umberto Eco, la gaia scienza » complété d’une discussion technique « From Mirrors to Deixis. Subjectivity, Biplanarity, and the Sign » concernant le statut de signe très particulier que possèdent des icônes, des déictiques ou des images miroir. Dans ses multiples facettes, la réflexion sémiotique était pour P.Aa. Brandt inséparable d’une auto-réflexion philosophique orientée vers la philosophie des sciences. Ses travaux dans ce domaine lui valurent par exemple d’être nommé dans le jury de l’International Prize in Philosophy of Science que le gouvernement portugais créa avec la Fondation Gulbenkian en l’honneur de l’éminent philosophe Fernando Gil (1937-2006) après sa disparition. Cela lui permit de renforcer ses liens avec l’école de Gil à Lisbonne (en particulier concernant l’esthétique et l’organisation du vivant chez Kant et Goethe).
Au cours des années 1990, P.Aa. Brandt prolongea de plus en plus le structuralisme vers les sciences cognitives. Il se focalisa d’une part sur la linguistique et la sémantique cognitives américaines et d’autre part sur la refondation de la sémiotique structurale en termes de (neuro)sciences cognitives. Dans la sémantique cognitive, les structures ne sont plus, comme dans les grammaires formelles à la Chomsky et dans la psychologie cognitive à la Fodor, des structures logico-combinatoires mais des images-schèmes iconiques, topologiques, géométriques, dynamiques. En neurosciences cognitives, les modèles syntaxiques en termes de réseaux de neurones reposent quant à eux sur la notion d’attracteurs de dynamiques neuronales (cf. les « attractor neural networks » de Daniel Amit, 1992). La convergence est donc très profonde — 20 ans après, le temps de traverser l’Atlantique — avec les modèles morphodynamiques thomiens des années 1970. La première convergence fut avec l’éminent linguiste Len Talmy (SUNY, Buffalo) qui a joué pour lui un rôle essentiel dans ce passage des modèles dynamiques aux sciences cognitives. Talmy a en particulier travaillé, à partir des années 1980, sur la façon dont le langage sémantise et grammaticalise les grands cadres de la perception et de l’action que sont, par exemple, la structuration de l’espace, la dynamique des forces et leur action causale, ou le « targeting » (le système cognitif-linguistique de la référentialité regroupant les anaphores et les deixis). Pour cela il a développé une sémantique cognitive fondée sur l’iconicité, les images-schèmes et les Gestalts interfaçant la perception-action et le langage. Un important colloque international, Topology and Dynamics in Cognition and Perception, lui fut consacré, pour faire mieux connaître son œuvre en Europe, en décembre 1995 au Centre de Recherche d’Umberto Eco à l’université de San Marino. P.Aa. Brandt se référa aussi aux travaux d’Eve Sweetser (Berkeley) sur l’iconicité, les modalités, la métaphore et les espaces mentaux. En 1996, il fit un compte-rendu de « From etymology to pragmatics ». Une bonne référence sur ces thèmes est son article « Sens et modalité dans la perspective d’une sémiotique cognitive » dans les Actes Sémiotiques (117, 2014). P.Aa. Brandt noua ensuite des relations étroites avec Gilles Fauconnier (1944-2021), logicien et linguiste polytechnicien installé à l’université de San Diego ainsi qu’avec George Lakoff (Berkeley). Ce dernier avait complètement transformé la théorie de la métaphore en montrant qu’il s’agissait, bien au-delà des habituelles analogies poétiques locales, de constructions conceptuelles globales architecturant la pensée. Avec son collègue Mark Johnson, il avait expliqué dès 1980, dans Metaphors we live by, que l’organisation syntactico-sémantique d’un domaine concret pouvait servir à structurer un autre domaine beaucoup plus abstrait (il suffit de penser aux nombreux récits décrivant les péripéties existentielles d’une vie en termes de cheminements, de navigations dans différents espaces escarpés ou marins, ou encore à la description d’une discussion d’idées comme d’une bataille militaire). Proche de Lakoff, de son collègue de San Diego Ron Langacker et d’Eve Sweetser (avec qui il édita en 1996 Spaces, Worlds, and Grammar), Fauconnier développa la théorie des « espaces mentaux » (1984) puis, avec Mark Turner dans The Way We Think (2002), la notion d’intégration conceptuelle (« conceptual blending ») expliquant comment les scènes conceptuellement organisées relevant de domaines sémantiques très différents peuvent néanmoins se transformer, fusionner partiellement, servir entre elles de modèles réciproques et se composer, en faisant émerger des effets de sens originaux. P.Aa. Brandt séjourna à l’université de Stanford en 2001-2002 au Center for Advanced Behavioral Studies et, de 2005 à 2011, fut professeur de sciences cognitives à la Case Western Reserve University de Cleveland où il créa le Center for Cognition and Culture et le Laboratory for Applied Research in Cognitive Semiotics (L.A.R.C.S.). En 2005 il créa la revue Cognitive Semiotics qui devint plus tard le journal officiel de l’International Association for Cognitive Semiotics fondée à Aarhus en 2013. Il publia alors, entre autres, Spaces, Domains, and Meanings en 2004 où il reprit et continua à développer sur de nouvelles bases sa « grammaire stemmatique » introduite dans L’analyse phrastique de 1971. Comme il l’expliquait : « it builds on the discovery that the semantics of syntactic nodes is schematic and canonical : a short list of semantically informed nodes form canonical cascades that allow recursion and thereby establishes our capacity to spontaneously create and immediately grasp even very complex syntactic networks as meaningful ». Concernant ces thèmes, on peut se référer à « Sémiotique, cognition et sémiotique cognitive » (disponible sur le site Academia) où il propose « une nouvelle interprétation du concept de signe, du fonctionnement de la métaphore et de la métonymie, et du blending en théorie des espaces mentaux ». Son texte « La deixis langagière » (2014) vise à renouveler « le fonctionnement des déictiques dans le langage (...), à savoir les démonstratifs, les articles et les shifters ou “embrayeurs” ».
Il continua à travailler sur de nombreux autres thèmes de prédilection : l’énonciation, la prosodie, la diégèse, le schématisme modal. Et aussi la poétique : citons par exemple dans The Shakesperean International Yearbook de 2004, son analyse « Metaphors and Meaning in Shakespeare’s Sonnet 73 », célèbre sonnet sentimental sur le thème de l’âge où le poète conjugue comme dans une vanité les métaphores classiques de l’automne et de ses feuilles jaunies, du jour qui passe, du coucher du soleil et du crépuscule, et aussi des ruines de lieux symboliques. Il mena également avec sa fille Line un certain nombre de travaux sur la métaphore et le blending en littérature : Cognitive poetics and imagery (2005), Making sense of a blend (2005). Sur le plan des fondations des sciences du langage, il insista sur le fait que la neurophysiologie et la neuropsychologie de l’esprit (du « mind ») ne peut aboutir sans inclure une théorie du sens consubstantiel au langage, à la pensée, à l’action, à la communication, aux pratiques sociales et culturelles. L’homo sapiens est une espèce politique (cf. Aristote) et symbolique. Dans une perspective sémiophysique et neurocognitive sur la naturalisation du sens, de l’esprit et de la conscience, P.Aa. Brandt s’intéressa à la façon dont l’évolution biologique a pu faire émerger au cours de l’hominisation des processus de catégorisation, de schématisation, d’agentivité et de reprogrammation linguistique de ressources cognitives pré-linguistiques. Les théories récentes de la sémiogenèse de l’homo sapiens transforment radicalement les séparations traditionnelles entre sciences de la nature et sciences de la culture. P.Aa. Brandt se référait en particulier aux travaux de sémiotique cognitive évolutionnaire du neuro-anthropologue Terrence Deacon (Harvard, Boston, Berkeley) dont The Symbolic Species. The Co-evolution of Language and the Brain (1997) eut un grand retentissement. Il défendait ardemment ces avancées scientifiques et critiquait tout aussi ardemment les dérives déconstructionnistes des sciences humaines et sociales contemporaines. Au cours de ces décennies, toutes ces réflexions théoriques permirent aussi à P.Aa. Brandt de revenir sur ses pratiques artistiques tant poétiques que musicales. Il s’intéressa beaucoup à la traduction et en particulier aux intraduisibles poétiques où les signifiants de l’expression font partie du contenu sémantique et où donc le contenu n’est plus indépendant de son expression. Il traduisit lui-même en danois des œuvres de Molière, Sade et Bataille, ainsi que le recueil Cantabile écrit en français par le Prince consort du Danemark Henri de Laborde de Monpezat (1934-2018). Cette traduction fut adaptée en suite symphonique par le compositeur, organiste et pianiste Frederik Magle.
En 2011, installé dans sa maison de Villeneuve, il continua derechef ses recherches. Il publia en 2019 The Music of Meaning sur les signes, les symboles, les icônes, les métaphores dans la musique et la poésie. Enfin il publia en 2020 Cognitive Semiotics. Signs, Mind and Meaning qu’il décrit ainsi : « this book discusses the understanding of meaning and mind through four major dimensions : mental architecture, mental spaces, discourse coherence and eco-organization. (...) Cognitive Semiotics outlines several bridges between “continental” and “analytic” thinking in the study of semantics, pragmatics, discourse and the philosophy of language and mind ». En mars 2021, il publia le premier article, « De la chorématique. Les dynamiques de l’espace vécu » de la nouvelle revue Acta Semiotica (université PUC de São Paulo) dont il était membre du Comité de rédaction. Et tout cela, tout en continuant à enregistrer plusieurs pièces musicales, par exemple les morceaux lyriques scandinaves de Souffle Nordique en 2019 avec son Trio Njörd (à écouter sur https://tempowebzine.fr/des-psaumes-et-du-jazz/), et en donnant des « concerts poétiques » dans sa maison devenue un port de « poésie-sur-musique ».
Savant cosmopolite enfant de l’Europe des Lumières, mais aussi artiste romantique et bluesy, toujours inspiré par le spectre lumineux de son pays d’origine, de Niels Bohr à Søren Kierkegaard et Karen Blixen, vivifié par les eaux bleues de la Baltique et du Kattegat, héritier de l’une des plus éminentes généalogies des sciences du langage et de la culture, Per Aage Brandt que Greimas appelait paternellement son « génie danois » repose désormais dans les Sables Rouges de Villeneuve-sur-Yonne.
lorsque j’écoute de la musique bien faite, j’ai facilement Per Aage Brandt, Poésie-sur-musique (2018) |
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