Le point sémiotique

Modèles classiques
et complexité sémiotique

Guido Ferraro
Université de Turin

Publié en ligne le 22 décembre 2021
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2021n2.56785
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Ouverture

Faire le point — le point sémiotique : comme l’indique la Présentation publiée par anticipation dès le premier numéro d’Acta Semiotica, l’objectif de cette rubrique est de faire connaître des idées innovatrices, des directions de recherche et des propositions de méthodes nouvelles. C’est l’idée d’une sémiotique effectivement vivante et en croissance, non fossilisée et non enfermée dans les dogmes. À ce titre, deux sortes de contributions sont attendues. D’une part, des réflexions d’ordre général sur l’évolution de la discipline, sur ses perspectives et les problèmes qu’elle rencontre, sur ses relations avec les autres sciences sociales ou sur les rapports entre les divers courants présents en sémiotique, ou, plus généralement encore, des réflexions sur le rôle que la discipline remplit ou pourrait remplir dans le contexte culturel, social, politique du moment. D’autre part, on attend des contributions faisant le point sur une certaine direction de développement, ou présentant une perspective de recherche en cours d’élaboration. Seront par exemple bienvenues les contributions de groupes de recherche qui travaillent de façon innovante, ou des articles qui font le point sur ce qui se passe de nouveau dans un certain domaine d’études sémiotiques ou dans un certain pays. Mais tout aussi bienvenues sont les contributions personnelles, le terme « personnel » valant ici avec tout son poids de référence à l’originalité, à la sensibilité subjective, à l’histoire qui rend unique le parcours scientifique de chacun de nous.

Cela correspond à l’attitude ouverte que cette revue veut privilégier. N’en sont donc pas exclus des points de vue peu conventionnels ou des idées à contre-courant ; l’important est de conserver une clé positive et coopérative. Nous nous rendons compte, d’autre part, qu’il nous est souvent plus utile de lire non pas ce avec quoi nous sommes entièrement d’accord, mais ce qui présente des idées divergentes auxquelles nous aurions difficilement pensé. Cela, par définition, nous incite à considérer d’autres points de vue, mais aussi peut nous conduire à formuler des objections qui vont enrichir une réflexion partagée. À bonne distance des polémiques et des attitudes conflictuelles, les « écarts différentiels » servent aussi à cela!

En termes de recherche opérationnelle, l’avantage de découvrir que d’autres utilisent des notions ou suivent des logiques de recherche différentes des nôtres est également lié au fait que le monde autour de nous, les objets sémiotiques dont nous nous occupons, nous apparaissent de plus en plus multiformes et de plus en plus complexes. C’est dans ce sens que, ayant été invité par Landowski à ouvrir cette rubrique par une première réflexion personnelle — ce dont je me sens très honoré —, j’ai pensé partir justement du concept de « complexité » — qui peut-être, à bien y regarder, constitue davantage un stimulus conceptuel qu’un véritable thème spécifique. On pourrait même considérer un tel rappel au concept de complexité comme banal ou allant de soi, mais il n’en est rien si on le traduit en aspects spécifiques, comme je vais essayer de l’esquisser.

Je le ferai de manière ouvertement personnelle, en vue de suggérer des directions de travail possibles (car le Point Sémiotique est un lieu destiné à la présentation d’idées, non à un véritable approfondissement théorique). Par conséquent, il ne s’agira pas ici d’une discussion sur les définitions, sur l’histoire ou sur les valeurs épistémologiques du concept de « complexité » — concept qui à vrai dire se trouve au cœur d’une nébuleuse de théories qui ne partagent qu’une partie de leurs idées porteuses. Mais il est à mon sens très significatif qu’il s’agisse d’une perspective particulièrement multidisciplinaire, capable d’intégrer des disciplines très différentes. Si au départ il s’agissait surtout de spécialistes dans les domaines de la cybernétique et des mathématiques, de la physique, de la chimie et de la biologie, sont ensuite venus s’ajouter les épistémologues et les neurobiologistes, les astronomes, les économistes, les philosophes, les sociologues, les anthropologues, les paléontologues... et, bien sûr, les sémioticiens. Une première indication essentielle pour nous est donc qu’il est important de recommencer à pratiquer avec plus de force et de régularité des rencontres et des échanges approfondis avec des spécialistes des disciplines voisines.

 

1. Où se cache la complexité

La complexité inhérente à nos objets d’analyse implique donc immédiatement la nécessité d’un lien entre des perspectives multiples, et par suite une coopération entre chercheurs. De fait, chaque méthodologie peut être appropriée pour comprendre certains aspects, mais insuffisante pour en saisir d’autres. La conscience de la complexité nous oblige, sinon à dépasser, du moins à rendre d’une certaine manière plus subtile et articulée l’opposition, souvent trop élémentaire, entre affirmations théoriques « vraies » (ou correctes, valables, adéquates...) et affirmations « fausses » (incorrectes, erronées, inadéquates...).

Personnellement (je me réfère à ce que j’ai dit précédemment à propos du rôle que peut avoir l’originalité des parcours de recherche de chacun d’entre nous), j’ai eu une première expérience directe de la complexité des processus sémiotiques quand, il y a plusieurs années, dans le contexte du Centre de Recherches Sémiotiques de Turin, avec un petit groupe d’étudiants j’ai mené une recherche empirique approfondie sur la façon dont, en tant que spectateurs, ces étudiants procédaient à l’attribution de sens à un film (Apocalypse Now de Francis Ford Coppola)1. L’attention était focalisée sur ce que nous pouvons considérer comme l’espace intermédiaire où se situe la corrélation entre un texte et ses lectures empiriquement enregistrées (donc à leur tour textualisées).

Bien sûr, je ne m’apprêtais pas à cette expérience sans hypothèses à vérifier. Certes, en sémiotique, seuls quelques courants de recherche ont travaillé explicitement sur les processus d’interprétation ; pourtant les indications pertinentes ne manquent pas. Tandis que dans le contexte greimassien la notion d’« isotopie », avec tout ce qui s’y rattache, ouvre évidemment une perspective importante et bien définie, la tradition russe (de Propp à Lotman et au-delà) nous conduit à penser en termes de schémas et de modèles culturels que les textes seraient appelés à manifester ; une autre ligne encore, qu’on pourrait dire plus saussurienne (mais je pense aussi à des auteurs comme Lévi-Strauss et d’autres), nous conduit à penser à des formes de lecture des textes en termes de séquences structurées d’unités de nature symbolique...

1 Pour une synthèse de cette recherche, voir G. Ferraro, Semiotica 3.0, Rome, Aracne, 2019, pp. 204-214 ; pour un résumé en anglais, id., « Experimental Methods in Semiotics », Versus, 122, 1, 2016

De laquelle de ces hypothèses sémiotiques, tendanciellement alternatives, les participants à cette recherche empirique se sont-ils donc le plus rapprochés? La réponse — qui nous mène tout droit à la considération d’un genre de complexité — est que toutes ces hypothèses « alternatives » ont été conjointement vérifiées, en ce sens qu’une partie de l’échantillon a suivi une route, disons, greimassienne (et même, notons-le, avec des modalités originales susceptibles d’enrichir la théorie classique de l’isotopie), tandis que d’autres ont pris la voie de la référence aux modèles culturels, d’autres celle de la découverte dans le film d’une riche série de composantes symboliques... tandis que d’autres encore ont proposé la voie selon laquelle le sens du film correspond avant tout à l’expérience émotionnelle qu’il induit chez le spectateur, si bien qu’une séquence pathémique peut alors être considérée comme plus décisive que la séquence des événements racontés. Une explication des processus sémiotiques ainsi observés devra notamment préciser la corrélation qui s’établit entre ces parcours interprétatifs et les structures du texte cinématographique ; elle suppose donc l’élaboration d’un dispositif d’analyse dont la complexité consiste à devoir combiner et superposer des modèles théoriques qu’on considère habituellement comme indépendants et alternatifs (une définition possible de la complexité s’appuie précisément sur la coexistence de perspectives qui seraient par principe alternatives). Il ne s’agit pas simplement d’additionner des conceptions différentes en les plaçant côte à côte, mais d’élaborer un cadre théorique capable d’imbriquer à un niveau supérieur ce qui à un premier niveau se présenterait comme de simples oppositions — un peu comme il en va des termes complexes dans certaines modélisations plus raffinées du carré sémiotique.

 

Une expérience similaire a résulté d’une analyse des façons dont les lecteurs — en l’occurrence, des lecteurs professionnels, critiques littéraires et spécialistes de la littérature — avaient interprété un roman de Samuel Beckett, Comment c’est2. Là encore, le centre d’attention était la corrélation entre le texte littéraire et les textes critiques destinés à en expliciter le sens et les traits caractéristiques. Là aussi, j’ai constaté l’utilité d’analyser les différentes orientations de lecture empiriquement formulées. Mais il y a plus : si cette multiplicité de lectures peut être prise en charge par une sorte de méta-regard sémiotique, on se rend compte qu’il ne s’agit pas simplement de lectures divergentes d’un même texte, mais d’une multiplicité inscrite, à la racine, dans le texte même, qui, par sa nature, est intrinsèquement pluricohérent. C’est donc le noyau génératif primaire du texte qui établit et déclenche une perception délibérément divergente, qui pousse vers une interprétation qui admet et valorise la coexistence de lectures qui seraient, au premier abord, contradictoires. Bien sûr, tout cela est typique de la poétique de l’auteur, mais Beckett nous place devant une structure narrative et une forme logique qui nous plongent vraiment dans l’univers de la complexité. Du point de vue de nos recherches, c’est l’occasion d’analyser un véritable dispositif générateur de complexité sémiotique.

2 Cf. Semiotica 3.0, op. cit., pp. 127-130 et 216-224.

Mais il n’y a pas seulement les textes de fiction, de cinéma ou de littérature, souvent très sophistiqués. Quand j’ai eu l’occasion de revenir sur la recherche de Jean-Marie Floch concernant l’hypermarché de la chaîne Mammouth (un travail à mon avis vraiment séminal), je me suis rendu compte à quel point, ici aussi, on pouvait saisir une ouverture significative sur la complexité des processus sémiotiques3. Floch n’analyse pas directement un espace commercial mais, à travers les commentaires oraux expressément sollicités auprès d’un échantillon de consommateurs, il remonte à la façon dont ils structurent leur manière de lire les espaces commerciaux, en tant que lieux d’activation et de circulation de valeurs. Les résultats ne sont pas du tout ceux d’un sociologue : au lieu d’un nuage d’opinions personnelles, il s’agit de modèles abstraits correspondant à différentes logiques d’élaboration du sens, donc de réalités de nature purement sémiotique. La multiplicité de ces grammaires de lecture, qui entrent en compétition, met en lumière un genre intéressant de complexité qui se cache même sous les aspects les plus triviaux de la vie quotidienne. En dépit de la banalité de l’argument, la méthode utilise des notions clefs de la théorie narrative pour définir des logiques alternatives d’assignation de valeur dont la portée va bien au-delà de l’affaire en cause. Ces logiques ne sont pas simplement différentes, car elles n’existent qu’à travers un entrelacement d’oppositions et de présuppositions (bien perçues par les consommateurs eux-mêmes) : une structuration capable de nous offrir au moins une ébauche d’un modèle théorique en mesure de représenter certaines dynamiques en acte dans la culture diffuse.

3 J.-M. Floch, « La génération d’un espace commercial », Actes Sémiotiques-Documents, IX, 1987. Pour mes considérations, voir Semiotica 3.0, op. cit., p. 197 et suiv.

Sans l’avoir prévu, mais non pas par hasard, dans mon étude sur les formes de narration de l’épidémie actuelle, publiée dans le premier numéro de cette revue, je me suis rendu compte qu’en construisant mon modèle théorique à partir des matériaux d’information, j’avais en fait élaboré une version étendue et mise à jour du carré de Floch4 ! Je peux également ajouter que, de cette étude sur les modes de narration de l’épidémie, est né un projet collectif de recherche sur les modes de représentation du futur, où nous sommes nécessairement confrontés aux modèles théoriques de la complexité développés par ceux qui, justement, étudient les formes de prédicion du futur5.

4 G. Ferraro, « L’accidente e il sistema. Forme di narrazione dell’epidemia », Acta Semiotica, I, 1, 2021.

5 Voir par exemple R. Poli et M. Valerio (éds), Anticipation, Agency and Complexity, Springer Nature, Switzerland, 2019.

Toujours en matière de connexions interdisciplinaires mais maintenant à propos du carré sémiotique, j’ai eu l’heureuse surprise de découvrir un livre dans lequel deux sociologues de l’organisation, qui utilisent massivement des carrés sémiotiques, soulignent que le carré greimassien est à leur avis un modèle théorique qui concerne justement l’univers de la complexité, en ce qu’il figure un réseau de facteurs interconnectés6. Ils ajoutent que ce qui permet aux agents sociaux de reproduire continuellement de la cohérence, même à partir d’éléments en conflit, est le mécanisme de la narration, considéré comme un réducteur éminent de complexité7. Une perspective avec laquelle il serait intéressant de se confronter !

6 H. Letiche et M. Lissack, Coherence in the Midst of Complexity : Advances in Social Complexity Theory, New York, Palgrave Macmillan, 2011, p. 19.

7 Ibid., p. 33.

2. À partir de Propp

L’exemple de la relecture du travail classique de Floch nous conduit également à une autre considération importante : il nous montre que l’attention portée à la « complexité » peut nous orienter vers des formes d’innovation qui, au lieu d’emprunter des voies théoriques alternatives par rapport à ce qui existe déjà (ce qui est possible, bien entendu), peut nous conduire à une relecture actualisante de notre patrimoine de savoir acquis : une relecture qui en dépasse les simplifications en même temps qu’elle en exploite toutes les potentialités.

 

Je vais en donner un exemple en me référant à un texte que probablement on ne s’attend pas à trouver dans une réflexion sur ce thème : il s’agit de la Morphologie du conte de fée de Vladimir Propp8, un livre que trop de chercheurs considèrent désormais comme entièrement connu et inapte à produire de nouveaux développements. J’avais lu Propp en tant qu’étudiant avant de lire Greimas, et je l’avais compris d’une certaine manière. Je l’ai relu après avoir étudié Greimas, et bien sûr, je l’ai compris autrement. Puis, je l’ai relu après avoir étudié en profondeur la méthodologie d’analyse sémiotique de Lévi-Strauss et avoir commencé à écrire un livre à ce sujet9, et j’ai découvert encore beaucoup d’autres choses importantes qui, jusqu’alors, m’avaient échappé.

8 Paris, Gallimard, 1970 (éd. orig. 1928)

9 Il linguaggio del mito, Rome, Meltemi, 2001 (1re éd. 1979).

Je me rendais compte de plus en plus que le modèle narratif proposé par Propp (et à vrai dire plutôt mal présenté, en raison de la faiblesse théorique de son auteur) n’était pas du tout si simple, mais au contraire étonnamment subtil et raffiné. J’y suis donc revenu. Déjà en 1978 j’avais mis au point ce que je crois être la première traduction du schéma de Propp en un modèle génératif complet, c’est-à-dire capable de générer toutes les fonctions prévues dans la Morphologie (plus quelques-unes qu’on y avait oubliées)10 ; mais cela, qui était loin de se limiter à un exercice formel, m’a ensuite conduit à scruter les bases de cette logique narrative, en mettant également en évidence des aspects décisifs que Greimas avait malheureusement négligés dans sa reformulation, bien qu’il les ait frôlés.

10 Voir G. Ferraro, Teorie della narrazione, Roma, Carocci, 2015, pp. 75-85.

Au cours des années suivantes, en relisant la Morphologie selon un point de vue qui était en fait une perspective de théorie de la complexité dans le domaine narratif, je me suis rendu compte que le dispositif classique du conte de fées repose sur la coexistence de différentes visions du monde et sur le problème de leur traductibilité. Par cette voie, il m’a été possible de distinguer, dans le schéma proppien, quatre régimes narratifs différents, en construisant entre autres sur cette base un modèle qui a connu un certain succès notamment auprès des agences de communication et des instituts de recherche appliquée11. Quand ensuite, ces dernières années, j’ai cherché à consolider les fondements d’une possible perspective sémiotique plus à jour, je suis revenu sur le schéma de Propp et sa reformulation par Greimas, en comprenant enfin en quel sens il s’agissait d’un modèle « canonique », en tant que modèle élaboré par une tradition culturelle afin d’organiser sa propre perspective sur de nombreux aspects de l’espace social et des relations humaines12.

11 Ibid., pp. 85-93.

12 Ibid., pp. 71-75.

Ainsi, le fait d’avoir compris les bases de cette façon de construire des histoires m’a permis, pour ainsi dire, d’en sortir, de manière à voir qu’il existe d’autres classes d’architectures narratives, fondées sur des bases logiques profondément différentes13. Donc, sortant de l’idée d’un modèle narratif unique et simple, j’étais entré dans un univers théorique peuplé de formes narratives multiples et divergentes. À chaque pas accompli, s’ouvraient devant moi toujours d’autres dimensions d’une authentique complexité : rien qui ait été fondamentalement en contradiction avec ce qu’on savait déjà, mais des perspectives qui en multipliaient les aspects, les dimensions et les valeurs sémiotiques.

13 Semiotica 3.0, op. cit., chap. III.

Mais une autre perspective s’ouvrait aussi, car si nous considérons avec attention les fondements de la construction culturelle dont la Morphologie nous a donné une première idée, nous pouvons constater que ces fondements sont si puissants et si profonds qu’ils dépassent le domaine même du narratif ; le fait qu’ils puissent être retrouvés par exemple à la base de la composition musicale classique14 allait ouvrir une perspective, aussi nouvelle que fascinante, sur l’étude d’une dimension sémiotique « amodale », c’est-à-dire située en amont des différents systèmes sémiotiques considérés dans leur spécificité15.

14 Voir sur ce point Teorie della narrazione, op. cit., p. 167 et suiv.

15 À propos d’une sémiotique amodale, cf. Semiotica 3.0, op. cit., pp. 272-284.

Voilà donc une autre ligne de recherche possible pour une sémiotique ouverte à la complexité. De fait — mais nous ne faisons ainsi que développer des intuitions déjà présentes chez Greimas, Lévi-Strauss et d’autres auteurs — cette perspective nous conduit à dépasser la manière traditionnelle, effectivement simplifiée, de penser l’ensemble des systèmes sémiotiques (visuel, verbal, musical, gestuel, spatial, etc.) sous la forme d’une sorte de fédération d’États capables de formuler chacun leurs propres lois nationales. Finalement, ce sera peut-être justement la toile qui entrelace tous les systèmes sémiotiques qui vaudra comme archétype de la complexité culturelle en tant que telle !

 

3. Dimensions de complexité

Mon obstination à relire certains textes cruciaux découle aussi de l’impression que, pour quelque raison que ce soit, nos auteurs fondamentaux nous ont très souvent laissé de précieux cahiers de notes plutôt que des textes définitivement organisés — cela à partir des cas de Saussure et de Peirce, évidemment. Heureusement, Greimas s’est engagé à réorganiser beaucoup de ces notes éparses, et je crois même que la chose la plus importante qu’il a faite a été de relier beaucoup d’idées développées avant lui sous la forme de ce qui, pour la première fois, allait se présenter comme une théorie sémiotique intégrée, compréhensive et cohérente. Bien sûr, il n’a pas pu le faire de manière complète et définitive, et de nombreux aspects de son enseignement sont même restés à l’état d’indications sur lesquelles il restait beaucoup à travailler. Mais je voudrais souligner en particulier que ce qui était précisément au centre de ce projet de connexions théoriques, à savoir le modèle du parcours génératif, n’a été que partiellement défini, et n’a même été que peu retravaillé par la suite.

En effet, je suis quelque peu étonné, d’une part, du peu de travail qu’on a ensuite accompli pour enrichir ce modèle et, d’autre part, de la crainte que ce modèle semble inspirer actuellement chez certains jeunes chercheurs en sémiotique. On y voit peut-être une complication superflue et excessivement abstraite par rapport à des manières plus simples et directes d’analyser les textes. A notre sens, il faut au contraire souligner qu’elle représente à l’heure actuelle la forme qui reste la plus efficace pour la description structurale d’un texte. Loin de constituer quelque chose d’ésotérique ou d’excessivement abstrait, il s’agit d’une formalisation en termes scientifiques de la façon dont, intuitivement et spontanément, chacun de nous tend à se représenter mentalement l’organisation d’un roman qu’il a lu ou d’un film qu’il a vu : à la manière d’une structure hiérarchisée, tenue ensemble par un noyau fondamental qui se détend par expansions progressives.

Penser aujourd’hui à une reformulation du modèle du parcours génératif est à mon avis une tâche à ne pas différer, afin de revigorer les études sémiotiques à partir de ce pivot. Mais il s’agit d’une entreprise par principe vouée à la « complexité », étant donné que la force de ce modèle réside dans sa capacité à intégrer de nombreux aspects et composantes d’ordres différents. Je me bornerai ici à signaler quelques-uns des points principaux, en renvoyant entre autres, pour la discussion de différents aspects et pour des exemples concrets d’application, à mon article publié dans un numéro récent des Actes Sémiotiques16.

16 « Du début à la fin. Aventures du sens et de l’écriture dans les textes narratifs », Actes Sémiotiques, 123, 2020.

Relire les textes de Greimas m’a donné à ce propos presque le sentiment qu’il a délibérément choisi la voie de la simplification comme option tactique, probablement judicieuse et opportune en ce moment de fondation. Greimas a focalisé toute son attention sur un parcours résolument vertical, qui va du niveau profond au plan de manifestation à travers une série de conversions entre niveaux : une perspective que je crois unique parmi les propositions génératives, mais qui a été décisive pour fonder la puissance théorique et explicative de ce modèle. Cependant, une concentration aussi forte sur cette dimension verticale oblige à raisonner en termes de correspondances entre les unités des différents niveaux qui devraient venir se traduire (ou « se convertir ») les unes dans les autres, ce qui ne peut pas en fait se produire si simplement. Il en résulte les difficultés rencontrées depuis le départ pour rendre compte, notamment, des modalités de passage entre niveau profond et niveau superficiel (alors que le passage du niveau dit de surface au niveau discursif semble moins problématique).

 

Greimas ne devait certainement pas ignorer l’approche générative en linguistique — et ne lui reprochons pas d’avoir ignoré celle, moins largement connue bien que beaucoup plus intéressante, qui avait été précédemment développée dans le domaine musical17. Surtout dans une phase initiale, l’attention de Chomsky s’était concentrée sur les transformations qui génèrent la structure de phrase à partir de configurations plus simples (transformations génératives entre composants du même niveau syntaxique). En outre, Greimas avait bien présent à l’esprit le mécanisme qui génère le début du récit comme inversion du contenu posé placé en conclusion : une partie du récit est donc générée par transformation d’une autre, ce qui convenait très bien pour jeter les bases d’une analyse des processus qui guident la génération des structures syntaxiques dans le domaine narratif18. Il est probable, je le répète, que l’exclusion de cette dimension importante a découlé de la volonté d’offrir un premier modèle suffisamment simple pour servir de référence praticable.

Mais pour nous, dans la perspective que nous pouvons adopter aujourd’hui, il serait au contraire intéressant de noter que le rapport posé /inversé — ou, peut-être mieux, affirmé /nié — amène à prêter attention à la dimension argumentative du récit19, dimension peut-être susceptible de mieux expliquer les formes de disposition syntaxique que l’idée d’« anthropomorphisation », certes fascinante mais largement à préciser. L’organisation des parties du récit pourrait en effet résulter d’un mécanisme interne d’altérations, de renversements, de duplications, de comparaisons en parallèle et ainsi de suite — ce qui est d’ailleurs assez évident dans un tracé génératif du schéma de composition proppien.

17 Je me réfère à l’œuvre de Heinrich Schenker. Sur l’intérêt qu’il présente du point de vue sémiotique, voir le chap. IV de Semiotica 3.0, op. cit., ou en plus bref, « Du début à la fin », art. cit., pp. 3-4.

18 Cf. Semiotica 3.0, op. cit., chap. IV et « Du début à la fin », art. cit.

19 Voir à ce propos Semiotica 3.0, op. cit., chap. II et « Du début à la fin », art.cit., pp. 8-10.

Un modèle actualisé de la génération textuelle devrait en effet savoir gérer la double valeur des connexions syntaxiques, dominées à la fois par la consécution narrative et par les intentions argumentatives. Mais au moment où l’on considère ces dernières, le récit cesse de nous apparaître comme une entité autonome née dans une sorte de vide : les textes (et c’est là la grande leçon de Lévi-Strauss) argumentent en ce qu’ils se répondent entre eux, se reprennent et se transforment, en faisant appel, consciemment ou non, à une aspiration à promouvoir, ou à empêcher, quelque changement du monde. Tel est peut-être le défi le plus complexe, mais inévitable : le parcours génératif ne peut être considéré comme dominé uniquement par un noyau premier, refermé sur lui-même. La dimension dialogique transtextuelle n’en est pas moins essentielle.

 

Conclusion

Cette dernière observation, qui peut sans doute donner une idée de l’inévitable complexité d’un modèle de la génération textuelle, revient en fait à réaffirmer l’idée qui est apparue avec le plus d’insistance dans ces réflexions à propos de la complexité des objets et des processus sémiotiques. Durant une phase initiale, on avait tendance à voir les textes comme des entités individuelles, dotées d’une identité auto-définie et indépendante et d’une structure sémantique pouvant être décrite de façon univoque. On les considérait, en outre, comme fondés sur la manifestation d’une sorte de schéma fixe et d’architecture répétitive. Mais au fil des ans, beaucoup d’entre nous ont commencé à penser en termes moins simples. Ainsi, on peut découvrir que non seulement les architectures narratives sont multiples, mais que les textes naissent souvent comme projections de relations, typiquement conflictuelles, entre des schémas alternatifs. On peut aussi relever que beaucoup de récits traitent du problème même de la traductibilité entre différents systèmes axiologiques, que les valeurs sémantiques sont assignées sur la base de grammaires définies par leurs rapports réciproques d’opposition et d’implication, et que des modèles théoriques en principe alternatifs doivent être convoqués comme de fait complémentaires. Cela revient à dire : « Bienvenue dans l’enchevêtrement du réel ! ». Mais si nous voulons y faire face, et nous devons absolument le faire, nous disposons assurément d’un certain nombre d’instruments valables. Cela, dirais-je, à partir de cette idée, essentielle, qu’à la base de tous ces phénomènes il y a au fond ce dont nous avait bien avertis Ferdinand de Saussure en nous expliquant la nature non pas objective mais relationnelle et différentielle de l’identité de chaque entité sémiotique. (Et la référence à Saussure n’est pas absente, en effet, dans le débat général autour du concept de « complexité »20).

20 Voir par exemple P. Cilliers, Critical Complexity, Berlin, De Gruyter, 2016.

Les phénomènes que nous pouvons rencontrer en sémiotique correspondent d’ailleurs, dans une large mesure, à des concepts clés abordés par les chercheurs qui s’occupent de « complexité » dans les domaines les plus divers, à partir précisément du principe de la nature essentiellement relationnelle des systèmes, et de l’idée que ceux-ci reposent sur l’action de nombreuses variables de différente nature, liées entre elles par des relations et des dépendances de tout genre.

 

Dans tous les domaines, la définition du sens de chaque élément apparaît finalement comme le résultat de la compétition entre systèmes de sémiotisation concurrents, mais en même temps interdépendants — exactement, en somme, comme cela vaut dans le cas des consommateurs de Floch. Très proche des perspectives d’une théorie actuelle du récit est aussi l’idée, souvent mentionnée, de la prédominance de « connexions non linéaires » (c’est-à-dire de nature non causale, ou bien non situées sur une seule ligne de succession). De même, les observations que je faisais plus haut à propos de la reformulation du modèle génératif sont en consonance avec l’idée de dépassement de toutes les représentations hiérarchiques fondées sur une seule direction d’expansion et sur un dessin géométrique pyramidal. Et il y a plusieurs aspects qui nous rappellent la vision de Lévi-Strauss : non seulement l’insistance sur la définition dialogique des identités, mais aussi le concept de ce qu’on appelle l’« interaction adaptative » (par certains côtés assez proche, dirais-je, du concept d’« ajustement » dans la théorie de Landowski21), selon lequel le mode d’être d’une entité ou d’un système sémiotique ne dépend pas simplement de son identité interne mais des collisions avec les systèmes voisins. Enfin, point délicat mais décisif pour nous, n’oublions jamais qu’il n’y a aucune chance d’une description objective et univoque des phénomènes : j’y ai insisté, il faut toujours passer par la composition de perspectives multiples concurrentes.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de l’affinité entre des concepts élaborés dans d’autres disciplines et les perspectives d’étude de la complexité en sémiotique (où, bien sûr, coexistent plusieurs autres perspectives que celles que j’ai signalées). À tel point qu’il n’est pas absurde de penser que, dans le débat multidisciplinaire sur les formes générales de la complexité, le champ sémiotique puisse acquérir dans les prochaines années une position beaucoup plus décisive et centrale que ce n’est encore le cas aujourd’hui.

21 Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.


Références bibliographiques

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— « Experimental Methods in Semiotics », Versus – Quaderni di studi semiotici, 122, 1,2016.

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— « Du début à la fin. Aventures du sens et de l’écriture dans les textes narratifs », Actes Sémiotiques, 123, 2020.

— « L’accidente e il sistema. Forme di narrazione dell’epidemia », Acta Semiotica, 1, 2021.

Floch, Jean-Marie, « La génération d’un espace commercial », Actes Sémiotiques-Documents, IX, 1987.

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Letiche, Hugo et Michael Lissack, Coherence in the Midst of Complexity : Advances in Social Complexity Theory, New York, Palgrave Macmillan, 2011.

Poli, Roberto et Marco Valerio (éds), Anticipation, Agency and Complexity, Springer Nature, Switzerland, 2019.

Propp, Vladimir, Morphologie du conte (1928), Paris, Gallimard, 1970.

 


1 Pour une synthèse de cette recherche, voir G. Ferraro, Semiotica 3.0, Rome, Aracne, 2019, pp. 204-214 ; pour un résumé en anglais, id., « Experimental Methods in Semiotics », Versus, 122, 1, 2016.

2 Cf. Semiotica 3.0, op. cit., pp. 127-130 et 216-224.

3 J.-M. Floch, « La génération d’un espace commercial », Actes Sémiotiques-Documents, IX, 1987. Pour mes considérations, voir Semiotica 3.0, op. cit., p. 197 et suiv.

4 G. Ferraro, « L’accidente e il sistema. Forme di narrazione dell’epidemia », Acta Semiotica, I, 1, 2021.

5 Voir par exemple R. Poli et M. Valerio (éds), Anticipation, Agency and Complexity, Springer Nature, Switzerland, 2019.

6 H. Letiche et M. Lissack, Coherence in the Midst of Complexity : Advances in Social Complexity Theory, New York, Palgrave Macmillan, 2011, p. 19.

7 Ibid., p. 33.

8 Paris, Gallimard, 1970 (éd. orig. 1928).

9 Il linguaggio del mito, Rome, Meltemi, 2001 (1re éd. 1979).

10 Voir G. Ferraro, Teorie della narrazione, Roma, Carocci, 2015, pp. 75-85.

11 Ibid., pp. 85-93.

12 Ibid., pp. 71-75.

13 Semiotica 3.0, op. cit., chap. III.

14 Voir sur ce point Teorie della narrazione, op. cit., p. 167 et suiv.

15 À propos d’une sémiotique amodale, cf. Semiotica 3.0, op. cit., pp. 272-284.

16 « Du début à la fin. Aventures du sens et de l’écriture dans les textes narratifs », Actes Sémiotiques, 123, 2020.

17 Je me réfère à l’œuvre de Heinrich Schenker. Sur l’intérêt qu’il présente du point de vue sémiotique, voir le chap. IV de Semiotica 3.0, op. cit., ou en plus bref, « Du début à la fin », art. cit., pp. 3-4.

18 Cf. Semiotica 3.0, op. cit., chap. IV et « Du début à la fin », art. cit.

19 Voir à ce propos Semiotica 3.0, op. cit., chap. II et « Du début à la fin », art.cit., pp. 8-10.

20 Voir par exemple P. Cilliers, Critical Complexity, Berlin, De Gruyter, 2016.

21 Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

 

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Mots clefs : argumentation, complexité, complexification, contenu posé vs inversé, isotopie, modèle narratif, parcours génératif, régime narratif, schéma proppien.

Auteurs cités : Noam Chomsky, Jean-Marie Floch, Algirdas J. Greimas, Eric Landowski, Claude Lévi-Strauss, Vladimir Propp.


Plan :

Ouverture

1. Où se cache la complexité

2. À partir de Propp

3. Dimensions de complexité

Conclusion

 

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Recebido em 08/10/2021. / Aceito em 02/11/2021.