Miscellanées : Une sémiotique en mouvement

La duplicité du nudge :
Une variante manipulatoire
de la programmation

Jean-Paul Petitimbert
Paris, ESCP Europe – CELSA

Publié en ligne le 29 novembre 2021
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2021n2.56789
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Introduction

Nous devons nous interroger sur la forme sémiotique des nouvelles stratégies de management entrepreneurial qui « incitent » et « motivent » les salariés sans pour autant utiliser des mesures contraignantes mais « incitatives » où les sujets sont, pour reprendre le titre du livre de l’historien Johann Chapoutot (2020)1, « libres d’obéir ». La nature sémiotique des formes du faire-faire pose la question de la « frontière éthique » entre « nudge » et « manipulation ». Un sujet « incité », comment ferait-il pour opposer une quelconque résistance s’il n’est même pas conscient d’être « induit » à se comporter d’une manière ou d’une autre, s’il croit qu’il est libre dans son agir ?

Ces quelques lignes ne sont pas tirées d’un article paru dans une revue de sémiotique. Nous les avons trouvées, non sans étonnement, dans le bulletin d’information hebdomadaire de la fédération syndicale des salariés d’une grande entreprise de télécommunication, daté de février 2021. Sous le titre « Nudging : une offre que vous pouvez, devez refuser ! », elles résument avec limpidité une des questions centrales qui se posent autour de la récente notion de « nudge ».2

1 J. Chapoutot, Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020.

2 La lettre d’information de la fédération SUD, 23 février 2021, http://www.sudptt.org/La-lettre-d-information-de-la-federation-SUD-5772 (dernière consultation le 10 juillet 2021). Après recherche, il semble toutefois que ce texte soit en grande partie un plagiat de l’article de Juan Alonso Aldama et Mehrvi Fazal, « “Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser”. Du hard power au soft power », Actes Sémiotiques, 124, 2021, qui fait partie du dossier mentionné dans la note suivante.

Depuis plus d’une dizaine d’années, cette notion (ou ce concept ?) venue des États-Unis a non seulement envahi les sphères gouvernementales d’un grand nombre de pays mais a aussi été rapidement adopté par d’innombrables entreprises et, avec elles, des armées entières de consultants en tout genre (management, ressources humaines, marketing, communication, etc.). Il fait actuellemement l’objet d’innombrables gloses parmi les journalistes, les commentateurs et autres éditorialistes, voire jusque chez les chercheurs en sciences du langage.3.

Qu’il s’agisse de politiques publiques, pour lesquelles il a été initialement développé, ou de politiques d’entreprises privées, le principe du nudge reste identique. Il consiste à mettre au point un dispositif de type factitif — qu’il soit verbal, non verbal ou les deux — qui vise à obtenir librement de la part du sujet « nudgé », dans son propre intérêt et sans qu’il s’en rende tout à fait compte, la modification de comportement que les concepteurs (les « nudgeurs ») souhaitent lui voir adopter, pour son bien.

On ne peut pas ne pas songer ici à la théorie théologique de la prédestination (qui, elle aussi, a suscité au cours des siècles d’innombrables commentaires) selon laquelle Dieu, par le don d’une « motion imbrisable »4, fait librement mais infailliblement vouloir le bien au petit nombre de ceux qu’il a décidé de sauver, tandis qu’il laisse choisir le mal à la majorité des autres, qu’il a décidé de réprouver et de damner5. Un tel tissu de contradictions mérite assurément qu’on s’y attarde un peu pour tâcher d’y voir clair.

3 Comme en témoigne le colloque De la manipulation à l’incitation. Inflexion des comportements et politiques publiques organisé par l’Université de Limoges en 2019. Les actes de ce colloque, publiés en 2021, ont reçu un titre plus explicite : « Des nudges dans les politiques publiques : un défi pour la sémiotique », https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/6679.

4 Par opposition à la « motion brisable », mouvement auquel la volonté humaine peut faire échec, mais en conduisant par là même au mal. Cf. Jacques Maritain, Dieu et la permission du mal, Paris, Desclée De Brouwer, 1963, p. 103.

5 La massa damnata, chère à Saint Augustin ; voir à ce sujet J.-P. Petitimbert « Les traductions liturgiques du Notre Père », Actes sémiotiques, 119, 2015, §5, « Le Pater : “Œuvre ouverte” ou “Abrégé de tout l’Évangile” ? »

1. Nudge ou manipulation ?

Sous la plume de son auteur, un syndicaliste, le paragraphe cité ci-dessus oppose, de part et d’autre d’une certaine « frontière éthique », la manipulation au nudge. Si le nudge pose effectivement une réelle question éthique — il faudra y revenir plus loin — cette opposition est-elle pour autant pertinente ?

Si on se borne à utiliser l’outillage que fournit la syntaxe narrative standard pour analyser ce qu’en disent ses promoteurs, le nudge semble posséder un certain nombre de caractéristiques manipulatoires assez classiques.

La première est qu’il s’agit d’une opération dite factitive, autrement dit d’un faire-faire, lequel entre dans la définition de la séquence de manipulation prévue par le schéma narratif canonique, séquence qui régit les rapports entre le Destinateur (en l’occurrence le nudgeur) et le sujet (nudgé). De la même façon qu’une manipulation qui atteint son but déclenche l’action du sujet, un nudge « réussi » se solde par un faire, à savoir le comportement du nudgé tel que voulu par le nudgeur. Une lecture « à rebours » du processus montre assez clairement que le résultat comportemental obtenu présuppose nécessairement l’action d’un dispositif déclencheur, en l’occurrence le nudge.

Par ailleurs, pour les promoteurs de ce dispositif, le nudge est placé sous le signe d’une double intentionnalité. D’abord celle qui résulte de la motivation du nudgeur, cela va de soi, mais aussi, prétendument, celle du nudgé : il s’agirait, selon la plupart de ces théoriciens, de « transformer [chez le nudgé] l’intention en action ». Dans la théorie socio-sémiotique des interactions développée par Eric Landowski, c’est précisément la notion d’intentionnalité qui, considérée comme compétence modale définie par le vouloir-faire du sujet, singularise le régime de la manipulation, à la différence de la compétence esthésique qui, elle, fonde le régime opposé, celui de l’ajustement6. Pour le Destinateur, il s’agit soit de communiquer ladite « compétence » au sujet, soit de s’appuyer sur elle si le sujet la possède déjà (ce qui est le cas théorique du nudge), pour l’inciter à « passer à l’acte », quitte à lui en fournir également les moyens, sous la forme de quelque savoir-faire ou pouvoir-faire.

6 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005, pp. 20-24 et 95-97.

C’est parce que le nudge prétend s’appuyer sur cette intention soi-disant « déjà-là » que ses défenseurs considèrent qu’il s’agit d’une « incitation douce », d’une manipulation subtile en quelque sorte. D’où le choix du terme « nudge » pour la désigner : on peut le traduire en français par pichenette ou chiquenaude (littéralement, il désigne le « coup de coude » destiné à attirer l’attention), c’est-à-dire une légère poussée exercée sur un objet pour lui donner l’élan qui le mettra pleinement en mouvement7. Il s’agirait en somme tout au plus d’enclencher un processus qui ne « demande » qu’à être déclenché...

7 Cela dit, les adeptes et flagorneurs français des nudgeurs américains lui préfèrent la flatteuse traduction de « coup de pouce », comme si le nudge s’avérait une aide (à la décision), autrement dit un adjuvant.

L’autre argument qu’ils mettent en avant en faveur de la prétendue douceur du procédé, c’est qu’en théorie, à l’instar de Dieu dans la théologie de la prédestination, un nudge est supposé viser le bien de l’individu. Le sous-titre de l’ouvrage fondateur, dû aux deux principaux papes américains du nudge, Richard Thaler (fraîchement nobélisé) et Cass Sunstein, en est tout à fait révélateur puisqu’il va jusqu’à présenter le « bonheur » des populations comme une des résultantes du nudge : Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness8. Dans ce livre, les auteurs n’hésitent pas à affirmer qu’il est « légitime d’influencer, comme tentent de le faire les architectes des choix [autre nom des nudgeurs], le comportement des gens afin de les aider à vivre plus longtemps, mieux et en meilleure santé »9. C’est cette vision des choses qu’ils qualifient, avant même la publication de leur best seller, de « paternalisme libertarien »10. Autrement dit, sans le recours aux nudges les gens pourraient vivre moins longtemps, moins bien et en moins bonne santé. La question qui se pose alors est celle du type de stratégie manipulatoire mis en œuvre pour les inciter ainsi, sans contrainte (c’est le versant « libertarien ») à agir « pour leur bien » (c’est le côté paternaliste).

8 R.H. Thaler et C.R. Sunstein, Nudge : Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, Newhaven, Yale University Press, 2008 ; trad. fr., Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010.

9 Ibid., p. 24.

10 Id., « Libertarian paternalism », The American Economic Review, 93, 2, 2003, pp. 175-179.

On peut d’emblée écarter la syntaxe du « défi » ou de la « provocation », formes de manipulation qui se caractérisent par la mise en doute du pouvoir-faire du sujet, puisque, au contraire, le nudge utilise précisément et principalement cette compétence en lui laissant en théorie la liberté de choix. Il est en revanche loisible de se poser la question de la « menace » et de l’« intimidation »11.

11 Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 221.

L’exemple archi-rebattu des cantines où le nudgeur placera les propositions les plus saines à portée de main et à hauteur d’œil des clients et rendra plus difficile la visibilité et l’accès à des offres réputées nutritionnellement plus discutables permet de faire l’hypothèse qu’une telle manipulation fonctionne aussi sur fond de menace implicite ou tacite : libre à vous de choisir les pommes de terre frites plutôt que les brocolis à la vapeur, mais je sais que vous savez qu’à trop manger de frites, vous risquez l’obésité et ses conséquences désastreuses sur votre santé.

C’est pourquoi les théoriciens les plus puristes du nudge s’appuient sur l’idée de consensus, celui-ci étant constitué non seulement d’un savoir commun et de normes établies, mais aussi, sans qu’ils le disent ouvertement, de peurs ou de craintes partagées. L’aversion au risque et le désir de sécurité sont un des principaux leviers de la théorie du nudge, comme on le verra plus loin. Notons incidemment que, dans cette perspective, l’actuelle pandémie constitue pour les nudgeurs professionnels au service des pouvoirs publics (cabinets de conseil occultes et autres mercenaires du même acabit) un terrain extrêmement favorable pour l’exercice lucratif de leur art de la menace non-dite ; on peut par conséquent, sans l’ombre d’une hésitation, les classer parmi les « profiteurs de crise ».

 

Il faut de plus revenir un instant sur la dernière phrase de notre citation introductive, dont l’auteur s’interroge sur l’illusion de libre arbitre construite par le nudge. Cette interrogation renvoie à la dimension proprement cognitive de la manipulation : le faire-croire. Dans un nudge, ce faire-croire opère à différents niveaux. Le premier niveau s’applique au nudgeur lui-même. Dans la plupart des cas, il s’efforce de disparaître de la scène qu’il a lui-même montée, de se dissimuler et de se faire aussi discret que possible, afin de faire-croire qu’il n’est pas là, qu’il n’existe pas (le cas de la cantine est à ce titre exemplaire). Aussi trouve-t-on des auteurs pour qualifier ce Destinateur de « diffus »12, de « nuageux »13, ou encore pour proposer l’idée qu’il « se confondrait avec l’Umwelt au sein duquel nous interagissons »14. Le second niveau, qui découle logiquement du précédent, correspond au sujet nudgé, dans la mesure où, croyant agir de sa propre initiative, sous aucune influence, et ainsi exercer son libre arbitre, il se mue (fantasmatiquement) en son propre Destinateur. La mise en évidence de ce syncrétisme actantiel fictif permet de considérer le nudge comme un stratagème — plutôt qu’une stratégie — et d’en donner comme principe fondamental de construction la mise au point et la mise en scène d’un simulacre d’autodétermination.

12 J. Alonso et M. Fazal, « “Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser”… », art. cit.

13 A. Di Caterino, « Nouvelles formes du faire-croire : Le rôle de la théorie des nudges et des passions dans les fake-news », Actes Sémiotiques, 124, 2021.

14 J. Fontanille, « Introduction », Actes Sémiotiques, 124, 2021.

Ce camouflage du Destinateur n’est pas sans faire penser à « Personne », le nom qu’Ulysse se donne en réponse à la question de Polyphème sur son patronyme. Or, c’est justement Ulysse et ce type de stratagème dont le héros est coutumier que Jean-Marie Floch donne comme incarnation exemplaire de ce qu’il considère comme la position « critique » de sa célèbre axiologie de la consommation15. Cette valeur est celle du calcul, de l’astuce, et surtout celle de la ruse. Elle se caractérise par la notion d’efficience : petite cause (pichenette en l’occurrence) pour grands effets (modification de comportement)16. Aussi, l’efficience du nudge n’est-elle pas la moindre des vertus dont ses thuriféraires se servent pour le promouvoir, ni la moindre des raisons de son succès auprès de tant de gouvernements néolibéraux ou d’entreprises qui, idéologie du profit oblige, ont très vite traduit cette efficience en termes de rentabilité du rapport coût / résultat (par opposition à des campagnes média d’information plus classiques et plus lourdes à financer)17.

La politique du nudge consiste ainsi à mettre en place des stratagèmes, autrement dit des dispositifs insidieux efficients où se combinent la dissimulation de l’un et sa tromperie de l’autre. C’est à ce titre que se pose véritablement la question de l’éthique (et non pas à la « frontière » — en l’occurrence inexistante — entre nudge et manipulation). Même si le nudge se présente comme un outil au service du bien commun et prétend permettre au sujet de se sentir libre de ses choix, il n’en reste pas moins que se sentir libre ne garantit en rien de l’être vraiment.

Nudgé ou grugé ? La question ne semble plus avoir de sens, les deux termes étant pratiquement équivalents. Les « coups de coude » du nudge sont en grande partie des « coups bas ». A ce stade de l’analyse, c’est in fine la pertinence même de la notion de manipulation qu’il convient donc de questionner.

15 J.-M. Floch, Marketing, sémiotique et communication, Sous les signes les stratégies, Paris, P.U.F., 1990, note 19, pp. 131-132 ; id., Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995, p. 150.

16 Voir à ce sujet J.-P. Petitimbert, « Ruse mercatique et sémiotique de l’astuce, Lecture critique de la valorisation critique chez J.-M. Floch et ses émules du marketing », à par., Acta Semiotica, 3, 2022.

17 Parmi les zélateurs français les plus actifs, citons Eric Singler, Directeur Général de l’institut BVA, créateur en 2013 de la BVA Nudge Unit, et auteur de pas moins de quatre ouvrages de catéchisme nudge : Nudge Management, Nudge Marketing, Green nudge et Stratégie Nudge (voir bibliographie en fin d’article).

2. De la manipulation à l’opération

Chacun sait la différence syntaxique entre, d’une part, la manipulation « stratégique » qui, comme on vient de le voir, met en relation contractuelle des sujets sur la base d’un substrat intentionnel, et d’autre part, l’opération « programmatique », ou action sur les choses, fondée sur la prévisibilité que garantit la régularité des lois de causalité qu’elles possèdent et qu’on leur applique18.

18 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit. (« De la programmation à la stratégie », pp. 16-24) ou id., « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009 (2e partie, 1. « Pour une syntaxe de l’opération »).

Dès lors qu’on reconnaît au nudge d’avoir parmi ses principes fondamentaux d’illusionner le sujet en lui faisant-croire qu’il exerce son libre arbitre, se pose la question du statut actantiel qu’il convient de lui attribuer. Aux yeux du nudgeur, le nudgé est-il encore un sujet à part entière, ou ne faudrait-il pas plutôt le reléguer analytiquement au rang de « non-sujet », dans l’acception que J.-Cl. Coquet donne du terme (où le non privatif renvoie à l’absence de jugement et de capacité de discernement)19 ou, plus simplement, à celui de simple actant objet, dans l’acception la plus ordinaire du métaterme, telle que Landowski la rappelle ?

Par opposition aux « sujets », actants caractérisés par l’intentionnalité qui les guide et la compétence cognitive censée les éclairer, ainsi, dans de nombreux cas, que par la sensibilité qui les anime, les actants « objets » ont pour toute compétence un pouvoir faire strictement délimité par les lois qui régissent leur fonctionnement. L’un comme l’autre de ces types d’actants syntaxiques peut, en fonction des contextes, être figuré sémantiquement par des acteurs indifféremment humains ou non.20

A bien des égards, il se trouve que la configuration générale du nudge se donne aussi à lire syntaxiquement comme une opération effectuée sur des non-sujets, ou encore des objets. Autrement dit, dans une perspective landowskienne, l’interaction dont le nudge est le moteur relève du régime sémiotique de la programmation, régime fondé sur un principe de régularité qui se traduit empiriquement par la répétition et qui, par suite, garantit la prévisibilité : les mêmes causes, ou plus généralement les mêmes situations, les mêmes contextes, produisent régulièrement les mêmes effets.

20 E. Landowski, « Pièges : de la prise de corps à la mise en ligne », in M.C. Addis et G. Tagliani (éds.), Le immagini del controllo. Visibilità e governo dei corpi, Carte Semiotiche Annali, 4, 2016 (II.1, note 3).

19 J.-Cl. Coquet, « Problématique du non-sujet », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

Le premier argument qui permet d’étayer cette hypothèse provient de l’imposant bagage scientifique qui sert de soubassement académique à la démarche pour la rendre crédible. Ce bagage est en grande partie constitué des avancées de la psychologie, mais surtout de l’économie du comportement (behavioural economics) pour laquelle la figure de l’homo œconomicus, censé prendre des décisions logiques dans son propre intérêt sur la base de la rationalité de son jugement, n’est qu’un idéal-type qui n’a jamais existé que dans les ouvrages de théorie économique. En pratique (dans la « vraie vie »), il n’existe pas et la plupart des décisions sont illogiques, voire irrationnelles. Ainsi, pour Daniel Kahneman, autre pape du nudge (et autre prix Nobel d’économie, reçu en 2002 pour ses travaux sur les mécanismes de prise de décision financière), la part de jugement rationnel dans les comportements humains est négligeable, tant ceux-ci s’avèrent être le fruit de « biais cognitifs » en tous genres qui influencent inconsciemment les choix et mènent en général à faire les mauvais. Chez tous ces chercheurs, la plupart de ces biais sont décrits comme des automatismes généralement acquis au cours d’expériences passées, et par là-même inadéquats pour faire face et s’appliquer à une situation nouvelle.

In reality human beings are lazy, busy, impulsive, inert, and irrational creatures highly susceptible to predictable biases and errors. That’s why they can be nudged in socially desirable directions.21

De plus, dans un récent ouvrage de synthèse, Kahneman avance qu’entre les deux systèmes de décision qu’il a mis au jour — un système rapide, S1, fait de raccourcis impulsifs, intuitifs et émotionnels, et un système lent, S2, réservé au jugement analytique et à la délibération rationnelle —, c’est le premier qui est, par défaut, le plus fréquemment activé, parce que le moins énergivore des deux22. Les dispositifs d’incitation que les nudgeurs vont développer s’appuieront exclusivement sur le premier système, selon lequel le nudgé agit ou réagit « sans réfléchir », et souvent sans avoir même conscience de faire un choix.

21 E.R. Goldstein, « The Chronicle Review on Sunstein’s ‘Nudge’ », The Chronicle of Higher Education, University of Chicago Law School, 2008, https://www.law.uchicago.edu/news/chronicle-review-sunsteins-nudge (consulté le 09/09/2021). Souligné par nous.

22 D. Kahneman, Thinking, Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011 ; trad. fr. Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012.

On le voit, il résulte d’une telle description des diverses motivations des comportements humains que l’actant visé par le nudge s’apparente bien davantage au non-sujet de Coquet qu’au destinataire-sujet compétent que prévoit la syntaxe narrative standard de la manipulation, sujet de raison qu’elle caractérise comme à même de juger « en son âme et conscience » s’il acceptera, ou pas, la proposition du Destinateur, s’il passera, ou pas, contrat avec lui et s’il embrassera, ou pas, la conduite que ce dernier cherche à le persuader d’adopter.

 

Pour autant, l’observation attentive des comportements décisionnels réels, quelque irrationnels ou aberrants qu’ils soient ou puissent sembler, montre qu’ils sont loin d’être entièrement erratiques et impossibles à modéliser. La littérature académique fournit ainsi un deuxième argument en faveur de la thèse de la nature programmatique des nudges. On le trouve par exemple sous la plume de Dan Ariely, professeur d’économie comportementale, autre pape du nudge et auteur de nombreux ouvrages sur la question. Dans l’un de ceux-ci, Predictably irrational, il s’attache à démontrer que les biais cognitifs repérés et inventoriés par cette « école » sont « systématiques et prévisibles » : « Nous faisons tous les mêmes types d’erreurs à longueur de temps » :

Standard economics assumes that we are rational… But, as the results presented in this book (and others) show, we are far less rational in our decision making. Our irrational behaviors are neither random nor senseless — they are systematic and predictable. We all make the same types of mistakes over and over, because of the basic wiring of our brains.23

Notons au passage l’incongruité, voire la contradiction, qu’il y a à s’obstiner à les désigner sous le vocable de « biais », terme qui renvoie à l’idée d’une déviation par rapport à une norme générale, alors que toutes les études les concernant montrent qu’ils sont au contraire tellement répandus qu’ils font intrinsèquement partie de la « nature humaine ».

23 D. Ariely, Predictably Irrational : The Hidden Forces that Shape our Decisions, New York, Harper-Collins, 2008, p. 239 (notre soulignement) ; trad. fr. C’est (vraiment?) moi qui décide : Les raisons cachées de nos choix, Paris, Flammarion, 2008.

Cela dit, la répétition régulière de ces « erreurs » et l’examen attentif de leurs ressorts et de leurs causes a permis aux chercheurs d’en dresser l’inventaire, fournissant ainsi aux nudgeurs la base de données algorithmiques à partir de laquelle ils peuvent concevoir et bâtir les dispositifs qu’ils proposent24. Plutôt que de chercher à changer les mentalités en s’efforçant de convaincre ou de persuader (manipulation stricto sensu) en faisant appel au « système 2 » de Kahneman — ce qui s’avère une démarche longue, laborieuse et surtout coûteuse —, le nudge tire profit de la primauté du « système 1 » et exploite à moindre coût la régularité des automatismes répertoriés par les économistes du comportement.

24 Voir par exemple le « codex des biais cognitifs » réalisé en 2016 par Buster Benson qui a catégorisé 189 de ces biais : https://www.penser-critique.be/codex-des-biais-cognitifs/ (consulté le 9 septembre 2021).

Une des méthodes les plus couramment employées par les nudgeurs consiste à modifier et aménager adéquatement l’environnement au sein duquel la décision doit être prise, aménagement qu’ils appellent un peu pompeusement «  l’architecture des choix »25. C’est du concept d’affordance, emprunté à l’ergonomie, qu’on peut rapprocher ce genre de dispositif. L’affordance d’un objet (ou ici d’un environnement) est une propriété que lui a insufflée son concepteur de façon à induire le rapport qu’il anticipe entre l’objet en question et son usager, sans que celui-ci ait besoin d’instructions ou de mode d’emploi, de sorte qu’il n’ait qu’à se plier sans effort à ce que le designer a prévu pour lui26. L’utilisation de tels objets ergonomiques est censée être intuitive et « simplifier la vie » de leurs destinataires en leur évitant d’avoir à réfléchir ou de faire appel à leur jugement. La parenté entre les deux domaines apparaît ici clairement, avec pour zone d’intersection le « système 1 » de Kahneman.

25 Nous ne reprendrons pas ici l’inventaire à la Prévert des sempiternels mêmes exemples de nudges (dont les inévitables mouches des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam-Schipohl !) que le lecteur intéressé et équipé d’un simple moteur de recherche pourra trouver en quelques clics sur l’internet.

26 Pour plus de détail, voir J.-P. Petitimbert, « Amor vacui, le design d’objet selon MUJI », Actes Sémiotiques, 121, 2018, §4 : « Signes et in-signes ».

Or, qu’est-ce qu’optimiser l’affordance d’un objet ou d’un environnement, si ce n’est programmer le comportement attendu de la part du destinataire qu’on vise, de sorte que son utilisation soit univoque et la même à chaque occasion ? De même que l’ergonome ou plus généralement le designer prévoit des raccourcis simplificateurs et programme l’emploi de l’objet qu’il conçoit27, de même le nudgeur prévoit la « bonne » décision qu’il veut que le nudgé prenne et fait en sorte d’induire et de guider son choix, à la lumière des biais cognitifs dont il sait à l’avance qu’ils seront à l’œuvre, soit en les exploitant, soit en tâchant de les contourner s’ils font obstacle.

27 Cf. M. Scóz, « Por uma abordagem sociossemiótica do design de interação », Actes Sémiotiques, 121, 2018.

Dès lors, c’est bien le rôle d’Opérateur-programmateur plutôt que celui de Destinateur qu’endosse le nudgeur, celui-ci s’étant rendu tellement imperceptible, « diffus » ou « nuageux », que, d’un point de vue analytique, il cesse d’être pleinement pertinent.

On ne saurait conclure sur ce point sans souligner le fait que tous ces comportements réguliers et prévisibles que l’école nudgiste rattache à l’idée de « biais » ont depuis longtemps leur correspondant dans la théorie sémiotique de l’interaction au titre de l’une des deux « formes de régularité » distinguées par Landowski à titre de principes fondateurs de la syntaxe interactionnelle du régime de « programmation ». L’auteur propose en effet de

reconnaître, à côté des formes de régularité fondées sur le principe de la causalité physique, un second type de régularités, certes d’une toute autre nature mais presque aussi rigides quant à leurs effets. Relevant de conditionnements socio-culturels, faisant l’objet d’apprentissages et s’exprimant dans des pratiques routinières, il s’agit de régularités dont le principe dérive de la contrainte sociale, ou même se confond avec elle.28

De ce point de vue, les constantes auxquelles se réfèrent les économistes du comportement ne constituent nullement des « biais », c’est-à-dire des sortes de déviances ou d’anomalies regrettables. Elles font partie intégrante des données constitutives de la compétence des actants, des algorithmes associés à leur «  rôle thématique », ou de ce que certains sociologues appelleraient leur « habitus ». Et l’auteur d’ajouter, à la manière d’une sorte d’anticipation des procédures aujourdhui tellement en vogue :

Or, dès le moment où des régularités de ce genre deviennent repérables et rendent en conséquence les comportements d’autrui globalement prévisibles, rien n’empêche d’appliquer au commerce entre les « humains » le même mode de gestion programmatique que celui par ailleurs considéré comme le plus approprié lorsqu’il s’agit de la gestion de nos rapports avec les objets « inanimés ».

28 Interactions risquées, op. cit., p. 19.

3. Programmateur et piégeur

Aussi, la disqualification partielle du régime de la manipulation et sa substitution par celui de la programmation autorisent-elles à rapprocher la notion de nudge de celle —politiquement moins correcte — de piège, notamment à la lueur de la notion « d’architecture des choix ». Le principal travail du nudgeur consiste en effet à concevoir et à organiser la mise en scène du contexte au sein duquel le choix se présente, de sorte que ce montage induise le comportement sélectif souhaité, par réaction « automatique » à la situation ainsi fabriquée. Qu’elle soit verbale ou non-verbale, cette mise en scène de l’environnement du choix, en répondant aux critères déjà identifiés (dissimulation de la présence de l’instigateur, apparence d’autodétermination, régularité et prévisibilité des biais décisionnels du « système 1 » de Kahneman sur lesquels elle s’appuie, etc.), rappelle de très près ces tactiques cynégétiques ancestrales que sont les pièges. Un piégeur n’aménage-t-il pas l’environnement naturel pour y dissimuler son traquenard ? Ne se dissimule-t-il pas lui-même pour éviter d’éveiller le soupçon ? Ne laisse-t-il pas croire à sa proie qu’elle est libre d’aller et venir à sa guise ? Et pour concevoir son piège et le positionner dans l’espace, ne s’en remet-il pas aux habitudes et aux comportements instinctivement programmés des espèces qu’il convoite ?

 

Pour Eric Landowski, qui leur a consacré une analyse socio-sémiotique fouillée, les pièges sont avant tout, au sens large et à un niveau très élémentaire, des interrupteurs29. Ils ont pour fonction de mettre un terme à un cours d’action, quel qu’il soit. Or le but que poursuit le nudge est en partie le même : il s’agit d’obtenir du nudgé qu’il abandonne un certain comportement qui lui est coutumier au profit d’un autre, que le nudgeur et son commanditaire estiment plus vertueux ou bénéfique (pour eux-mêmes et, en principe, pour le nudgé, voire la société tout entière). Autrement dit, sur le long terme, les changements de comportements obtenus ont pour objectif de remplacer des habitudes ou des routines par d’autres, et, en définitive, d’interrompre le cours ordinaire des choses qui, sans le « coup de coude » (prétenduement salvateur) du nudge, ne pourrait que perdurer.

29 E. Landowski, « Pièges … », art. cit., p. 20.

Rappelons brièvement les éléments que l’analyse du piège proposée par Landowski a mis au jour. L’archétype du piège est un mécanisme simple qui peut être ramené à deux composantes. La première mobilise la proie, la « fait agir » — la fait venir — en l’appâtant : c’est la fonction de l’attracteur, remplie par exemple par l’asticot du pêcheur. La seconde « agit sur elle », l’immobilise en la capturant : c’est la fonction de l’immobilisateur, remplie par l’hameçon dans ce même exemple de la pêche30. Dans le cas du nudge, s’il est d’abord nécessaire d’attirer l’attention du futur nudgé en éveillant sa curiosité ou son intérêt (en général moyennant la mise en place d’une « saillance » perceptible inhabituelle et surprenante dans son contexte d’apparition), il ne s’agit évidemment pas ensuite de l’immobiliser, mais bien au contraire de le mobiliser, c’est-à-dire de lui faire avoir la réaction comportementale que « l’architecte des choix » a prévue pour lui. Dans un piège classique, c’est le piège lui-même qui est le sujet de la performance, tandis que la proie est son objet à capturer. De son côté, le nudge est une forme particulièrement perverse de piège puisque la performance y est réalisée par la « proie » elle-même — par le « non-sujet » nudgé, pour reprendre la nomenclature de Coquet. En d’autres termes, le piège ordinaire, après avoir attiré sa proie, la fait passer du statut initial d’agent à celui final de patient, alors que le nudge lui permet de conserver son statut d’agent de bout en bout, confortant ainsi l’illusion de libre arbitre relevée plus haut.

30 Certains pièges, parmi les moins sophistiqués car reposant sur le hasard, se limitent au seul immobilisateur, telles les mines antipersonnelles.

L’absence d’élément immobilisateur dans le nudge ne doit pourtant pas cacher sa véritable nature de piège. Le dispositif bloquant y est remplacé par ce qu’on pourrait dénommer un enclencheur. Mais de plus, à la différence du piège ordinaire où l’immobilisateur est un composant matériel du dispositif, l’enclencheur du nudge n’a pas d’existence physique. Il est constitué des « biais cognitifs » connus du nudgeur en tant que dispositions à répondre avec régularité et prévisibilité, y compris — voire surtout — de manière erronée, à tel ou tel stimulus déterminé. En d’autres termes, c’est le nudgé lui-même qui, sans en avoir conscience, se trouve pris au piège de ses propres penchants ou inclinations, des constantes culturelles ou psychiques qui l’habitent et dont il est le jouet, des réflexes propres au milieu social qui les lui a inculqués et qui déterminent à son insu les réponses stéréotypées et automatisées, donc prévisibles, que déclenchent chez lui des situations déterminées, en l’occurrence intentionnellement mises en place — on pourrait dire scénographiées — par l’architecte des choix. Cela revient à dire que les pièges conçus par le nudgeur ne fonctionnent que parce que le nudgé est lui-même déjà piégé — sans le savoir — par son habitus (de même que, mutatis mutandis, la proie animale d’un piège classique est elle-même déjà « piégée » par ses instincts).

 

On ne peut pas ne pas songer ici aux réflexions du philosophe et sinologue François Jullien sur l’écart entre les stratégies guerrières conçues à la manière de Clausewitz, qui consistent à attaquer l’adversaire de front pour l’abattre, et les stratégies, moins spectaculaires et selon l’auteur plus courantes en Chine, qui s’appuient sur les faiblesses intrinsèques de l’adversaire, sur ses « propensions  » stables, pour « laisser advenir » leurs effets et entraîner en conséquence sa chute31. Mais ne prolongeons pas cet excursus militaire qui risquerait de nous entraîner hors du champ qui nous occupe et revenons aux pièges.

31 Cf. Fr. Jullien, La propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Seuil, 1992 ; plus récemment, Conférence sur l’efficacité, Paris, P.U.F., 2005.

De ce premier rapprochement entre les caractéristiques élémentaires du piège et celles du nudge découle une série d’autres traits communs. Il y a tout d’abord la valeur d’efficience que nous avons déjà rencontrée en constatant que l’engouement généralisé pour les nudges à l’échelle internationale tient en grande partie à leur rentabilité économique, c’est-à-dire à l’extrême modestie de leur coût en regard de la puissance alléguée de leurs résultats. C’est ce même rapport avantageux entre les moyens mis en œuvre et les gains obtenus qui, depuis l’aube des temps sans doute, a fait le succès des pièges par rapport à des techniques de chasse et de prédation plus fastidieuses et énergivores, ou plus dangereuses (tel l’affrontement direct du tireur à l’arc face à sa proie). Comme l’affirme Landowski, « un piège (…) devrait toujours rapporter plus qu’il ne coûte »32.

32 « Pièges... », art. cit., n. 10.

En second lieu, étant entendu que des deux composantes des pièges les plus courants, c’est la première, l’attracteur, qui conditionne la suite des événements, il en va de même pour le nudge. Or si l’attracteur du piège est dans la plupart des cas constitué d’un leurre, il en va de même dans le nudge. Dans son livre, Predictably irrational, Dan Ariely donne l’exemple d’une des expériences sur les leurres qu’il a conduites avec ses étudiants du MIT. En quelques mots, il s’agit d’une architecture des choix où étaient proposées trois formules d’abonnement annuel au magazine The Economist : une version A entièrement digitale (abonnement internet) à 59$, une version B en format papier à 125$, et une version C, internet + papier, au même prix que la B. La majorité des participants choisirent la troisième option, une minorité la première, mais aucun des étudiants ne choisit l’option B, la version papier intermédiaire. Pour comprendre son rôle, Ariely compara alors ce résultat avec celui d’un deuxième volet de l’étude où cette version B — qui n’est qu’une version C légèrement dégradée — ne faisait pas partie de l’architecture des choix. Dans ce cas, entre A et C, la majorité opta pour la formule la moins chère, la A, à 59$. Il en conclut que, lors du premier volet de l’expérience, la version B avait servi de leurre pour amener la majorité des participants à choisir la C, la plus chère. Pour vérifier la régularité et la prévisibilité du phénomène, il reconduisit ce même type d’expérimentation avec des offres de forfaits touristiques, et les résultats furent tout à fait comparables. Entre trois choix possibles, A, B ou C, où B est une version dégradée de C, c’est toujours C qui est préféré. En l’absence de B, c’est A qui est choisi. Au travers de ces exemples expérimentaux, on constate la régularité des biais à l’œuvre (ici, celui que les économistes du comportement appellent l’effet de domination asymétrique), mais il apparaît aussi clairement que l’architecture des choix — en l’occurrence la quantité et la qualité des options proposées (le consideration set) — est un puissant moyen d’arriver à ses fins et d’orienter les décisions d’autrui à son insu en lui proposant une « fausse aubaine ». Pour amener le nudgé à choisir l’option que le nudgeur désire lui faire adopter, il suffit donc de truquer l’éventail des choix et de le leurrer avec une option qui sert de faire-valoir à l’objectif visé.

 

Bien que les promoteurs du nudge s’en défendent en insistant sur l’honnêteté, la sincérité et surtout la nécessaire « transparence » des architectures de choix (en théorie, un individu nudgé doit pouvoir savoir qu’il l’est), force est de constater que dans de très nombreux cas mentionnés dans la vaste littérature sur le sujet, le mécanisme d’attraction relève purement et simplement de l’illusionnisme. Dans cet ordre d’idées, on trouve fréquemment, entre autres exemples, celui du marquage au sol, sur les routes, comme moyen de réduire le nombre d’accidents dus aux excès de vitesse : en peignant sur le bitume des lignes de plus en plus rapprochées les unes des autres, on donne aux automobilistes l’illusion de rouler à grande vitesse, manière de les inciter à lever instinctivement le pied33. Dans la même veine, les cas de passages pour piétons sont légion : peints en trompe l’œil de sorte qu’ils aient une apparence tridimensionnelle et ressemblent à un obstacle en relief placé au travers de la route, ils visent à obtenir de la part des conducteurs, confrontés à cette illusion d’optique, la même réaction « instinctive » de prudence. Dans tous ces exemples de nudges routiers, l’automobiliste est censé « tomber dans le panneau » et ralentir sa course34. Mais les leurres exploités par les nudgeurs ne relèvent pas tous systématiquement du trompe l’œil. D’autres procédés ont également cours.

33 C’est avec un dispositif de ce type que, selon ce que prétend Richard Thaler lui-même, la ville de Chicago aurait vu diminuer d’un tiers le nombre d’accidents sur les bords de son lac. Voir E.R. Goldstein, op. cit.

34 Cf. « Pièges… », art. cit. Comme l’auteur l’observe en note, « panneau » reprend ici son ancienne acception cynégétique de filet à attraper le gibier (n. 18).

Tel est le cas des « cendriers de sondage » qu’on rencontre inévitablement sur la toile dès qu’on commence à se documenter un peu sur le sujet. Il s’agit de cendriers urbains destinés à diminuer le nombre de mégots de cigarettes jetés à terre par les fumeurs négligents. Ils se composent d’un contenant monté sur pied et divisé en deux compartiments. Chacun de ces compartiments se trouve associé à la réponse à une question d’ordre général, ou à une opinion, à un club de football, à telle ou telle célébrité, etc., dûment libellés au dessus de l’orifice destiné aux mégots. Le second compartiment est, lui, associé à l’opinion contraire, au club de football adverse, à la célébrité concurrente, etc. L’ensemble invite le fumeur à « voter » pour l’une ou l’autre option en jetant son mégot dans le compartiment correspondant à son choix. Il est évident que le nudgeur se moque éperdument des résultats du vote, mais s’intéresse uniquement au nombre total de mégots que les services de nettoyage n’auront plus à ramasser. Le dispositif ainsi mis au point est bien composé des deux éléments dont l’articulation constitue la base structurelle et dynamique — le ressort syntaxique — de tout piège : un attracteur et un enclencheur.

Pour ce qui est de l’attracteur — destiné à attirer l’attention du nudgé —, il s’agit évidemment de l’objet matériel lui-même, de sa configuration inhabituelle pour un cendrier, de sa bizarrerie, et de son caractère astucieusement hybride et ludique (cendrier-isoloir), propre à éveiller la curiosité. Quant à l’enclencheur immatériel, il réside dans la propension de l’humain, voire sa compulsion sous la plupart de nos latitudes, à « donner son avis » sur tout et à vouloir « gagner » la partie (ou faire partie des gagnants). Si bien qu’en faisant ce qu’ils font — en déposant leur mégot à gauche ou à droite, c’est-à-dire en exprimant gestuellement leur préférence ou leur opinion —, les nudgés ne savent pas ce qu’ils font, en ce sens qu’ils ignorent la portée pragmatique du geste même par lequel ils expriment leur point de vue. On voit donc ici le caractère retors de l’architecture des choix mise en place : elle cache, pour ainsi dire, le « vrai » choix, d’ordre pragmatique — jeter sa cigarette ou bien n’importe où ou bien dans un cendrier — derrière un autre choix, d’ordre cognitif (et en l’espèce plus futile : « voter » par exemple pour tel club sportif et non tel autre), que le nudgé croit être invité à faire, sans avoir tout à fait conscience d’œuvrer pour la propreté de la rue.

 

Ce leurre-attracteur destiné à enclencher une réponse à caractère ludique n’est pas unique en son genre. On trouve de nombreux exemples de mystifications de même nature, tels ces escaliers de métro dont les marches ont été peintes à la manière de touches de piano pour faire ressembler l’ensemble au clavier d’un Steinway et inciter le quidam à les emprunter, « par jeu », plutôt que d’utiliser l’escalator adjacent. Croyant simplement s’amuser, il fera en fait à son insu un exercice physique tenu pour bénéfique pour sa santé. Les nudgeurs ne manquent pas de créativité pour imaginer de petites duperies de ce genre, qui occultent le véritable objectif qu’ils poursuivent35. Par là même, à l’évidence, ils oublient souvent le principe de « transparence » auquel l’architecture des choix est censée être soumise, principe théorique pourtant clairement énoncé dans tous les ouvrages des pères-fondateurs américains dont ils se réclament.

35 Ces petites duperies, bien intentionnées mais tout de même duperies, rappellent de loin celles dont Jean-Jacques Rousseau, dans Emile, préconisait l’usage en vue de l’édification de son élève. Mais à la différence de nos actuels nudgeurs, l’ambiguïté morale du procédé était loin de le laisser impavide...

Mais parmi les enclencheurs, beaucoup, et des plus importants, jouent sur tout autre chose que la corde ludique. Ainsi en est-il du herd effect (littéralement « effet de troupeau »), plus connu sous l’appellation de panurgisme : c’est tout simplement la compulsion à « faire comme tout le monde », que les spécialistes de l’économie comportementale appellent le « biais de conformité »36. Il postule que lorsqu’un individu n’est pas certain de la façon dont il doit agir et qu’il craint de commettre une erreur, il va se fier par sécurité aux choix des autres, surtout s’ils sont majoritaires, pour savoir quel comportement adopter. De nombreuses expériences de nudges ont été menées dans le cadre de politiques d’économies d’énergie en utilisant des messages du type suivant : « 97% des personnes se déclarent sensibles à l’environnement ! Et vous ?… Alors pourquoi laissez-vous la lumière allumée en sortant ? »37. De même, quand les hôtels souhaitent faire des économies en incitant leurs clients à réutiliser les serviettes de bain d’un jour sur l’autre, ils misent sur cet effet de groupe en les informant sur la proportion de personnes déjà acquises à leur cause plutôt qu’en leur déroulant un long discours argumenté sur l’impact écologique négatif de la lessive. On reconnaît la même tactique consistant à stimuler le réflexe « panurgique » sur les factures d’électricité où figure la comparaison, en général défavorable à l’usager, entre la consommation moyenne du voisinage et celle de l’abonné récepteur de ladite facture, dans le but de l’inciter à se rapprocher de la « normalité » locale.

36 L’efficacité de cet enclencheur connu de très longue date — Rabelais déjà !...— a été « scientifiquement » démontrée en 1951 par les expériences sur le conformisme menées par le psychologue américain Solomon Asch. A sa suite, d’autres chercheurs, tels Robert Cialdini — qui l’a rebaptisé « social proof » — ou Matthew Salganik, ont largement confirmé par voie expérimentale la puissance d’influence de ce « biais » sur les choix et les comportements individuels.

37 Cas de nudge expérimental présenté par trois chercheurs (M. Dupré, S. Mokaddem, S. Meineri) au cours de la journée d’étude « Quelles perspectives théoriques pour analyser les incitations aux changements comportementaux ? » organisée en décembre 2016 par Audencia Business School à Nantes.

Si le conformisme est un enclencheur qui nécessite la diffusion d’une dose, même minime, d’information auprès du nudgé, dans d’autres cas les nudgeurs jouent au contraire sur l’absence, voire l’occultation d’informations pour arriver à leurs fins. Ils tableront par exemple sur la volatilité de la mémoire du nudgé ou sa tendance à la procrastination. L’exemple type est l’abonnement « par défaut » : d’abord offert gratuitement pendant un ou plusieurs mois (attracteur), il devient automatiquement payant parce que l’abonné a oublié de se désinscrire (enclencheur) et que le nudgeur s’est bien gardé de lui envoyer une notification de rappel à la fin du délai imparti. Cette tactique fondée sur de (pseudo) choix « par défaut » fonctionne d’autant mieux que le comportement escompté du nudgé (sinon du grugé) est provoqué précisément par un défaut d’information délibérément entretenu par le nudgeur (et/ou son commanditaire).

 

Bien qu’il s’agisse, dans le cas de ces abonnements, de ce que les spécialistes appellent un « sludge » (un nudge qui profite au seul nudgeur au détriment du nudgé38), le déclencheur « par défaut » trouve d’innombrables applications, y compris dans le cadre « innocent » de politiques publiques, notamment en fonction de l’adage selon lequel « Nul n’est censé ignorer la loi ». Quel citoyen pourrait-il prétendre avoir intégré et maîtriser la totalité des dispositions légales de son pays et connaître sur le bout des doigts le contenu de tout le Code civil, tout le Code pénal, tout le Code du travail, de tous les décrets d’applications, toutes les jurisprudences, etc. ? Par exemple, c’est ainsi que tout citoyen français, même s’il ne le sait pas, est un donneur d’organes. De fait, c’est uniquement s’il en stipule le refus par écrit, selon une procédure également prévue par la loi, qu’il peut éviter d’être censé avoir consenti au prélèvement d’une ou plusieurs parties de son corps après son décès39. Ce consentement présumé (mais ignoré par la plupart de nos contemporains) est une option par défaut. Au « Nul n’est censé ignorer la loi » vient s’adjoindre un autre adage tout aussi hypocrite et ambigu : « Qui ne dit mot consent ». En pareils cas, le piège que tend l’architecture des choix ne consiste pas à occulter seulement la nature du choix en le dissimulant derrière un autre (à l’instar des « cendriers-sondages »), mais à occulter le choix lui-même ! Fait-on vraiment un choix si on n’a pas conscience d’en faire un ?

38 « Sludge » : littéralement, gadoue, vase ou bourbier. Il faudrait donc traduire par « embourbement ».

39 Loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes, confirmée par celle du 26 janvier 2016, n° 2016-41, dite « Loi de modernisation de notre système de santé ».

La liste des exemples de nudges pourrait s’allonger ad libitum, surtout si on lui adjoint celle des sludges qui font florès dans les sphères commerciales et mercatiques. Des quelques types de cas que nous avons exposés, retenons simplement l’étroite parenté entre les mécaniques programmatiques du piège et celles du nudge : tous deux sont fondés sur des automatismes repérés dans le comportement de leurs cibles ; ils sont destinés à interrompre un cours d’action pour en enclencher un autre, d’orientation différente ; et si, tant parmi les pièges que parmi les nudges, certains ne sont pas dotés d’un attracteur manifeste, leur fonctionnement repose par contre, dans tous les cas, sur la mise en branle d’un enclencheur, physique ou immatériel ; et ils font les uns comme les autres usage de subterfuges et de faux-semblants.

 

4. Le nudge : « un défi pour la sémiotique » ?— ou pour la démocratie ?

Qu’il s’agisse du nudge ou du sludge — la différence entre eux est très ténue et ne semble guère servir qu’à permettre aux thuriféraires du nudge et leurs prosélytes de se donner bonne conscience —, il apparaît clairement que les deux types de dispositifs font appel aux mêmes principes et aux mêmes mécanismes — à la même syntaxe interactionnelle.

 

Du point de vue sémiotique, et plus spécifiquement socio-sémiotique, on peut aisément rapporter les interactions qu’ils mettent en œuvre aux deux régimes qui constituent pour Landowski la « constellation de la “prudence” », autrement dit la déixis positive de son modèle interactionnel40. D’une part en effet, le nudge comme le sludge relèvent du régime de la manipulation quant à leur finalité puisqu’ils constituent des « stratégies » (ou plutôt, comme on l’a vu, des stratagèmes) qui visent un faire-faire — faire adopter tel ou tel comportement, faire choisir telle option plutôt que telle autre, etc. Mais d’autre part, et dirions-nous surtout, c’est dans le régime de la programmation qu’ils puisent leurs modalités puisque l’efficacité des dispositifs d’incitation qu’ils mettent en place dépend entièrement et exclusivement de la régularité reconnue des « biais cognitifs » de « l’Homme » en général, autrement dit (plus modestement) des automatismes que les chercheurs ont répertoriés dans les réponses obtenues expérimentalement à tel ou tel stimulus, à l’intérieur de contextes historiques et culturels bien spécifiques. La conclusion à en déduire est claire : le nudge et son équivalent marchand, le sludge, ne sont à considérer que comme des variantes manipulatoires du régime principal dont ils relèvent, celui de la programmation.

40 Cf. Les interactions risquées, op. cit., p. 72.

A propos d’un tel type de variantes situées à cheval sur deux régimes ou les combinant, Landowski note qu’il peut, dans certains cas, donner lieu

à des comportements de nature complexe sinon paradoxale, largement automatisés et susceptibles pourtant d’être assumés comme obéissant à de bonnes raisons ou à de bons motifs, donc à la fois désémantisés en tant que praxis pratiquées, et resémantisables pour peu que le sujet soit amené à se repositionner en observateur de sa propre pratique.41

Il en résulte la figure-type d’un sujet « semi-programmé-semi-motivé »42. En prétendant, grâce à leurs techniques, « transformer l’intention [du nudgé] en action », les nudgeurs font implicitement l’hypothèse hardie que le nudgé n’agit pas seulement automatiquement en tant qu’agent programmé par ses habitus, mais aussi intentionnellement, en tant que motivé par « de bonnes raisons ou (…) de bons motifs », conformément à une motivation qu’ils se contentent de supposer chez lui et d’identifier à la leur. Peut-on pour autant assimiler le nudge au cas de figure paradoxal que Landowski décrit ? Le choix que le nudgé a opéré sans réfléchir est-il susceptible d’être rétrospectivement resémantisé par lui ?

41 Ibid., p. 35.

42 Ibid., pp. 35-36.

Il faut faire ici un distinguo entre les comportements routiniers devenus automatiques à force d’être répétés, sortes de « syntagmes figés » accomplis sans y penser, auxquels Landowski fait allusion (« se laver les mains », « faire son lit », « mettre le couvert », etc.), et les réflexes situationnels automatiques (les « biais cognitifs ») que les dispositifs des nudgeurs exploitent pour servir leurs fins. Dans le premier cas, le sujet procède d’une certaine manière qui lui est propre — à sa manière, mais sans y penser —, c’est-à-dire « en oubliant (et peut-e?tre a? condition d’oublier) qu’il est en train de faire ce qu’il a [un jour] choisi de faire, lui-me?me ou le Destinateur auquel il s’en remet »43, raison pour laquelle, si l’occasion se présente, il peut, grâce à un effort de mémoire, justifier son agir en lui donnant un sens. Dans l’autre cas, le nudgé exécute ce qu’une situation particulière, soigneusement aménagée par un tiers, le conduit à faire machinalement, et ce comportement n’est pas celui qu’il aurait adopté proprio motu en l’absence de nudge. Autrement dit, non seulement c’est à l’intention d’un autre qu’il obéit (sans le savoir) et non à sa motivation propre, mais de plus, c’est un comportement nouveau qu’on lui fait mécaniquement sélectionner, un comportement différent de celui qui lui est habituel et qu’il aurait eu spontanément, s’il n’avait pas été mis dans la situation montée de toute pièce par le nudgeur. Dans ces conditions, c’est plutôt son ancien comportement qui est « resémantisable » et non pas le nouveau. La question de la valeur sémantique réelle du comportement, in-habituel pour lui, qu’on l’amène à adopter reste ouverte et renvoie aux idées de simulacre d’autodétermination, de leurre, de choix caché et plus globalement de piège que nous avons exposées plus haut.

43 Ibid., p. 36. (notre soulignement)

Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que les nudgeurs, seulement préoccupés des résultats concrets et mesurables de leurs « programmes stratégiques », se soucient de cette question comme d’une guigne. Quant aux sludgeurs, ils n’ont eux aussi évidemment que faire de la plus ou moins grande valeur sémantique dont le sludgé investit les comportements qu’ils lui font adopter : seule compte pour eux la valeur (en général économique) qu’ils retirent de la programmation qu’ils ont mise en place.

Qu’on parle de l’individu ciblé par les nudges ou les sludges comme d’un objet, d’un non-sujet ou d’un acteur ramené à son seul « rôle thématique », il est d’abord et avant tout censé obéir à des « algorithmes de comportement » qui le réduisent à un automate, à une espèce de robot — certes doté, comme une machine, d’une faculté de faire — mais qui est aussi dépourvu, à l’instar de la même machine, du minimum de « compétence modale » qui lui conférerait le vouloir nécessaire pour le constituer en véritable « sujet ». Le recours à l’idée qu’on vient de rappeler d’une intention qui serait, consciemment ou inconsciemment, « déjà-là » chez le nudgé (son vouloir virtuel), et que les nudgeurs prétendent savoir actualiser et réaliser en la transformant en action moyennant les techniques « d’incitation douce » qu’ils proposent, n’est qu’un tour de passe-passe, un enfumage intellectuel supplémentaire de la part de ces théoriciens qui ne cherchent, là aussi, qu’à se donner bonne conscience et à se dédouaner de toute forme de critique, eux et les commanditaires de leurs méthodes.

 

En revanche, ce qui est réellement « déjà-là » chez le nudgé, et sur quoi les nudgeurs s’appuient effectivement, c’est, comme on l’a vu, son lot de propensions, d’automatismes, d’engrammes et autres « biais cognitifs » qui font de lui une instance « agie » plutôt qu’une instance agissante, à l’image — mutatis mutandis — de l’animal soumis à ses instincts. La réalité du nudge est qu’il manœuvre (technocratiquement) les gens comme s’ils n’étaient que des choses, c’est-à-dire de simples objets, et non des sujets à part entière44.

44 Ibid., p. 36. (notre soulignement)

La question n’est donc plus de savoir si — pour reprendre le titre du colloque limougeaud tenu en 2019 — le nudge est un « défi pour la sémiotique »45. Si défi il y a, nous pensons y avoir apporté une réponse claire et précise, même si, bien entendu, elle reste à discuter46. Les concepts et modèles (socio) sémiotiques fournissent les moyens nécessaires et suffisants pour rendre compte du phénomène et en saisir la signification, notamment politique. Car en revanche, s’il y a malgré tout un défi qui reste bien à relever, c’est plutôt, nous semble-t-il, du côté de la politique, et plus particulièrement du devenir de la démocratie.

De plus en plus de politiques publiques mises en œuvre par des gouvernements démocratiquement élus font appel au nudge, souvent à l’instigation de nudge units créées par la puissance publique et financées par l’argent du contribuable47. Or, si on admet que la démocratie représentative a, sémiotiquement parlant, pour fondement des proce?dures de persuasion re?ciproque de?bouchant sur des accords entre sujets, on ne peut pas ne pas s’inquiéter de l’étrange déplacement qui est en train de s’effectuer. Traditionnellement, pour faire accepter leurs décisions ou veiller à ce qu’elles soient appliquées, les pouvoirs publics s’adressaient à l’intelligence des citoyens, considérés et traités comme des Sujets de volonté et de raison, conformément aux principes du régime interactionnel dit de la manipulation. Or la tendance massive actuelle, dont le nudge est un indice parmi d’autres, consiste à ne plus tabler que sur les réactions réflexes des administrés (ou des clients potentiels — c’est devenu égal). Au lieu de chercher à persuader, que ce soit par l’argumentation, la promesse ou la menace (entre autres variantes de la manipulation), on se borne à placer l’interlocuteur dans un contexte délibérément construit de manière à provoquer, sous forme de réaction réflexe, le comportement prévu et désiré.

A titre de contre-épreuve, demandons-nous un instant si la traditionnelle « casquette du gendarme » caché au coin du bois, ou le « gendarme couché » désormais omniprésent au cœur des villes comme sur les plus petits chemins de campagne sont des nudges ? A première vue oui puisque par leur seule présence ils ont pour effet de faire adopter un comportement qui va dans le sens de « l’intérêt général » (ralentir, éviter des accidents) alors qu’en leur absence beaucoup de conducteurs n’en feraient rien. Mais ce serait confondre « nudge » et manipulation en forme de menace. Le gendarme couché aussi bien que la casquette du gendarme ont beau être muets, ce sont des avertisseurs, des dissuadeurs qui préviennent de ce qu’il en coûtera si... Ils invitent à calculer les avantages, les inconvénients possibles, les risques (casser la suspension de sa voiture, recevoir une amende) d’une conduite éventuelle. Ce ne sont donc pas des nudges. Un nudge ne dit pas : si tu fais X (qui est interdit), ou si tu ne fais pas Y (qui est prescrit), je te punirai... Il ne dit rien. Il ne parle pas pour dissuader ou persuader. Il ne fait pas appel à la raison. Au lieu de cela, il met en place un dispositif déclencheur d’automatismes, d’algorithmes comportementaux inscrits dans les habitus, toutes choses qui par définition ne laissent de place à aucun calcul, à aucun faire évaluatif, à aucun choix.

45 Voir plus haut, note 3.

46 L’analyse que nous proposons se démarque radicalement de toutes celles présentées audit colloque. A en juger d’après les Actes parus en 2021, aucun des contributeurs n’a pris en compte la dimension fondamentalement programmatique inhérente au régime interactionnel du nudge, qui pourtant — comment ne pas le voir ? — exploite systématiquement (à des fins manipulatoires cela va de soi) le caractère répétitif et prévisible des régularités comportementales dites « biais cognitifs ». Plus généralement, aucun des participants ne s’est sérieusement appuyé sur le modèle interactionnel — à une ou deux exceptions près, il est vrai, mais seulement pour se fourvoyer dans l’idée d’une discutable « collusion » entre manipulation (non pertinente d’après nous) et ajustement.

47 Mentionnons à titre d’exemples l’unité du gouvernement britannique Mindspace, l’Office fédéral de l’information et de la régulation (OIRA), organisme fédéral des Etats-Unis, ou encore la Foresight, Modelling, Behavioral Insights and Design for Policy Unit ainsi que la Direction Générale Santé – Consommateurs (DG SANCO), deux antennes dédiées au nudge émanant de la Commission européenne, sans oublier la France où le Secre?tariat Ge?ne?ral pour la Modernisation de l’Action Publique (SGMAP, sous la houlette du Premier ministre) collabore régulièrement avec la Nudge Unit du cabinet BVA, un institut d’études et de sondages qui a pignon sur rue.

Ce qu’il y a en tout cela d’inquiétant et même, à vrai dire, d’inacceptable, se situe d’abord, à l’évidence, sur un plan moral. Car au fond, le nudge est un excellent exemple de « manipulation » — non pas, cette fois, au sens sémiotique du terme mais selon l’acception péjorative la plus courante de manœuvre éthiquement suspecte, sinon de tromperie avérée. L’apparence de liberté laissée au nudgé est en fait, on l’a vu, une pure illusion. Mais le plus inquiétant, en termes politiques, relève d’un autre plan. C’est sur ce point que nous conclurons.

 

Conclusion

A l’instar d’autres pratiques plus ou moins sournoises comme le priming (amorçage), technique qui consiste à prédisposer les esprits dans le but de les faire ensuite adhérer plus facilement à telle ou telle décision plus ou moins contaignante et difficile à accepter, le nudge a pour fonction essentielle de mettre hors-jeu toute volonté délibérative et de vider les choix des individus de toute subjectivité en court-circuitant leur capacité de réflexion, de jugement, leur intelligence et leur esprit critique.

C’est la raison pour laquelle nous considérons qu’il convient de disqualifier définitivement le régime de la manipulation stricto sensu pour ce qui est de l’analyse sémiotique de ce nouveau « must » à la mode dans les sphères de la gouvernance tant publiques que privées. Même si sa configuration générale en fait un dispositif factitif, sa logique exclut toute perspective orientée vers l’établissement de relations de type contractuel entre un Destinateur (en l’occurrence « nuageux » ou « diffus », voire inexistant) et un sujet (ramené au statut actantiel de non-sujet), et a fortiori vers l’établissement de rapports de type fiduciaire ! C’est en cela que la pratique de plus en plus intensive du nudge par un nombre grandissant de gouvernements représente un véritable danger pour la démocratie.

 

Disons-le, la mise en œuvre de tels mécanismes programmatiques prend à notre sens une coloration subtilement, subrepticement totalitaire. Sous les régimes politiques totalitaires proprement dits, on sait que les interactions entre acteurs sociaux sont « encadrées par des réglementations et orientées par des consignes qui ont pour effet de réduire les comportements individuels et collectifs à l’exécution d’algorithmes préétablis »48. Or, même si dans le cas du nudge il n’est bien sûr question ni de réglementations ni de consignes — c’est même le contraire, puisque les nudgeurs, leur reprochant leur inefficacité, se font les chantres de « l’incitation douce » —, il est toutefois clair que les dispositifs qu’il met en œuvre aboutissent au même effet réducteur. La généralisation du procédé réifie et « machinise » les individus citoyens. Renonçant à les reconnaître en tant qu’interlocuteurs, on les réduit au statut d’automates dont les comportements sont calculables, prévisibles et programmables. Et de même que les totalitarismes s’appuient souvent sur une prétendue connaissance scientifique, de même, les nudgeurs font largement appel aux sciences du comportement pour crédibiliser leurs théories.

48 E. Landowski, « Politiques de la sémiotique », RIFL, 13, 2, 2019 (souligné par nous).

Cette tendance à la robotisation des rapports sociaux s’inscrit dans un mouvement plus vaste et plus général de désémantisation du social. Greimas en avait déjà identifié les prémisses dès les années 1970 à propos de divers aspects de la vie « moderne ». Qu’il s’agisse de gestualité (du travail à la chaîne aux nœuds de cravate), de développement urbain, voire d’art, de poésie, de danse, etc., le monde contemporain se caractérise d’après lui par une perte dramatique de sens et de valeur49. Et en effet, de par sa nature essentiellement programmatique, le régime de sens dont relève le nudge — et celui qu’il tend à nous imposer — est bien celui de la plus parfaite insignifiance.

49 Cf. A.J. Greimas, « Conditions d’une sémiotique du monde naturel », Langages, 10, 1968 ; « Pour une sémiotique topologique », in Groupe 100 tête (éd.), Sémiotique de l’espace, Paris, Institut de l’Environnement, 1973 ; « Réflexion sur les objets ethno-sémiotiques », Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.

En cela, plus profondément, l’invasion de « nos sociétés “post-modernes”, indissociablement “démocratiques” dans les principes et mercantiles dans les faits »50 par cet avatar de l’idéologie dominante et de son allié, le « progrès » technologique et informatique (e.g. les big data), est symptomatique d’une volonté délibérée, de la part du capitalisme néolibéral aujourd’hui à la tête de bien des entreprises et de bien des Etats, de liquider une fois pour toutes la « valeur esprit »51, de l’éradiquer de son champ de manœuvres. C’est cette invasion qu’un chercheur comme Yves Citton s’acharne à dénoncer52. C’est elle aussi que le philosophe Bernard Stiegler qualifiait de montée de la « misère symbolique » et qu’il proposait de combattre par les voies de l’esthétique et du sensible53. Il n’est pas sans intérêt pour notre propos de noter que pour échapper au régime asservissant de la programmation, la voie proposée par Stiegler relève du principe de « sensibilité », fondement du régime de sens et d’interaction qui lui est diamétralement opposé, celui de l’ajustement.

Partant de là, le véritable défi, pour « la sémiotique », serait de devenir enfin, ou de redevenir une discipline vivante, en s’attelant, en étroite collaboration avec d’autres chercheurs en sciences humaines et sociales (philosophes, sociologues, anthropologues, psychologues, historiens, etc.), à la mise au jour des conditions d’une resémantisation de la vie de la Cité, projet salvateur que certains désignent par la formule de « réenchantement du monde », syntagme figé hélas déjà éculé et lui-même désémantisé. Vaste « programme »…

50 E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

51 Expression empruntée à Bernard Stiegler. Cf. Réenchanter le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, 2008.

52 Cf. Y. Citton, « Le court-circuitage néolibéral des volontés et des attentions », Multitudes, 68, 3, 2017.

53 Cf. B. Stiegler, De la misère symbolique. L’époque hyperindustrielle (t. I) et La catastrophe du sensible (t. II), Paris, Galillée, 2004 et 2005.

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1 J. Chapoutot, Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020.

2 La lettre d’information de la fédération SUD, 23 février 2021, http://www.sudptt.org/La-lettre-d-information-de-la-federation-SUD-5772 (dernière consultation le 10 juillet 2021). Après recherche, il semble toutefois que ce texte soit en grande partie un plagiat de l’article de Juan Alonso Aldama et Mehrvi Fazal, « “Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser”. Du hard power au soft power », Actes Sémiotiques, 124, 2021, qui fait partie du dossier mentionné dans la note suivante.

3 Comme en témoigne le colloque De la manipulation à l’incitation. Inflexion des comportements et politiques publiques organisé par l’Université de Limoges en 2019. Les actes de ce colloque, publiés en 2021, ont reçu un titre plus explicite : « Des nudges dans les politiques publiques : un défi pour la sémiotique », https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/6679.

4 Par opposition à la « motion brisable », mouvement auquel la volonté humaine peut faire échec, mais en conduisant par là même au mal. Cf. Jacques Maritain, Dieu et la permission du mal, Paris, Desclée De Brouwer, 1963, p. 103.

5 La massa damnata, chère à Saint Augustin ; voir à ce sujet J.-P. Petitimbert « Les traductions liturgiques du Notre Père », Actes sémiotiques, 119, 2015, §5, « Le Pater : “Œuvre ouverte” ou “Abrégé de tout l’Évangile” ? »

6 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005, pp. 20-24 et 95-97.

7 Cela dit, les adeptes et flagorneurs français des nudgeurs américains lui préfèrent la flatteuse traduction de « coup de pouce », comme si le nudge s’avérait une aide (à la décision), autrement dit un adjuvant.

8 R.H. Thaler et C.R. Sunstein, Nudge : Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, Newhaven, Yale University Press, 2008 ; trad. fr., Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010.

9 Ibid., p. 24.

10 Id., « Libertarian paternalism », The American Economic Review, 93, 2, 2003, pp. 175-179.

11 Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 221.

12 J. Alonso et M. Fazal, « “Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser”… », art. cit.

13 A. Di Caterino, « Nouvelles formes du faire-croire : Le rôle de la théorie des nudges et des passions dans les fake-news », Actes Sémiotiques, 124, 2021.

14 J. Fontanille, « Introduction », Actes Sémiotiques, 124, 2021.

15 J.-M. Floch, Marketing, sémiotique et communication, Sous les signes les stratégies, Paris, P.U.F., 1990, note 19, pp. 131-132 ; id., Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995, p. 150.

16 Voir à ce sujet J.-P. Petitimbert, « Ruse mercatique et sémiotique de l’astuce, Lecture critique de la valorisation critique chez J.-M. Floch et ses émules du marketing », à par., Acta Semiotica, 3, 2022.

17 Parmi les zélateurs français les plus actifs, citons Eric Singler, Directeur Général de l’institut BVA, créateur en 2013 de la BVA Nudge Unit, et auteur de pas moins de quatre ouvrages de catéchisme nudge : Nudge Management, Nudge Marketing, Green nudge et Stratégie Nudge (voir bibliographie en fin d’article).

18 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit. (« De la programmation à la stratégie », pp. 16-24) ou id., « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009 (2e partie, 1. « Pour une syntaxe de l’opération »).

19 J.-Cl. Coquet, « Problématique du non-sujet », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

20 E. Landowski, « Pièges : de la prise de corps à la mise en ligne », in M.C. Addis et G. Tagliani (éds.), Le immagini del controllo. Visibilità e governo dei corpi, Carte Semiotiche Annali, 4, 2016 (II.1, note 3).

21 E.R. Goldstein, « The Chronicle Review on Sunstein’s ‘Nudge’ », The Chronicle of Higher Education, University of Chicago Law School, 2008, https://www.law.uchicago.edu/news/chronicle-review-sunsteins-nudge (consulté le 09/09/2021). Souligné par nous.

22 D. Kahneman, Thinking, Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011 ; trad. fr. Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012.

23 D. Ariely, Predictably Irrational : The Hidden Forces that Shape our Decisions, New York, Harper-Collins, 2008, p. 239 (notre soulignement) ; trad. fr. C’est (vraiment?) moi qui décide : Les raisons cachées de nos choix, Paris, Flammarion, 2008.

24 Voir par exemple le « codex des biais cognitifs » réalisé en 2016 par Buster Benson qui a catégorisé 189 de ces biais : https://www.penser-critique.be/codex-des-biais-cognitifs/ (consulté le 9 septembre 2021).

25 Nous ne reprendrons pas ici l’inventaire à la Prévert des sempiternels mêmes exemples de nudges (dont les inévitables mouches des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam-Schipohl !) que le lecteur intéressé et équipé d’un simple moteur de recherche pourra trouver en quelques clics sur l’internet.

26 Pour plus de détail, voir J.-P. Petitimbert, « Amor vacui, le design d’objet selon MUJI », Actes Sémiotiques, 121, 2018, §4 : « Signes et in-signes ».

27 Cf. M. Scóz, « Por uma abordagem sociossemiótica do design de interação », Actes Sémiotiques, 121, 2018.

28 Interactions risquées, op. cit., p. 19.

29 E. Landowski, « Pièges … », art. cit., p. 20.

30 Certains pièges, parmi les moins sophistiqués car reposant sur le hasard, se limitent au seul immobilisateur, telles les mines antipersonnelles.

31 Cf. Fr. Jullien, La propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Seuil, 1992 ; plus récemment, Conférence sur l’efficacité, Paris, P.U.F., 2005.

32 « Pièges... », art. cit., n. 10.

33 C’est avec un dispositif de ce type que, selon ce que prétend Richard Thaler lui-même, la ville de Chicago aurait vu diminuer d’un tiers le nombre d’accidents sur les bords de son lac. Voir E.R. Goldstein, op. cit.

34 Cf. « Pièges… », art. cit. Comme l’auteur l’observe en note, « panneau » reprend ici son ancienne acception cynégétique de filet à attraper le gibier (n. 18).

35 Ces petites duperies, bien intentionnées mais tout de même duperies, rappellent de loin celles dont Jean-Jacques Rousseau, dans Emile, préconisait l’usage en vue de l’édification de son élève. Mais à la différence de nos actuels nudgeurs, l’ambiguïté morale du procédé était loin de le laisser impavide...

36 L’efficacité de cet enclencheur connu de très longue date — Rabelais déjà !...— a été « scientifiquement » démontrée en 1951 par les expériences sur le conformisme menées par le psychologue américain Solomon Asch. A sa suite, d’autres chercheurs, tels Robert Cialdini — qui l’a rebaptisé « social proof » — ou Matthew Salganik, ont largement confirmé par voie expérimentale la puissance d’influence de ce « biais » sur les choix et les comportements individuels.

37 Cas de nudge expérimental présenté par trois chercheurs (M. Dupré, S. Mokaddem, S. Meineri) au cours de la journée d’étude « Quelles perspectives théoriques pour analyser les incitations aux changements comportementaux ? » organisée en décembre 2016 par Audencia Business School à Nantes.

38 « Sludge » : littéralement, gadoue, vase ou bourbier. Il faudrait donc traduire par « embourbement ».

39 Loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes, confirmée par celle du 26 janvier 2016, n° 2016-41, dite « Loi de modernisation de notre système de santé ».

40 Cf. Les interactions risquées, op. cit., p. 72.

41 Ibid., p. 35.

42 Ibid., pp. 35-36.

43 Ibid., p. 36. (notre soulignement)

44 Cf. E. Landowski, « Rationalités stratégiques », La société réfléchie, Paris, Seuil, 1979, pp. 234-237.

45 Voir plus haut, note 3.

46 L’analyse que nous proposons se démarque radicalement de toutes celles présentées audit colloque. A en juger d’après les Actes parus en 2021, aucun des contributeurs n’a pris en compte la dimension fondamentalement programmatique inhérente au régime interactionnel du nudge, qui pourtant — comment ne pas le voir ? — exploite systématiquement (à des fins manipulatoires cela va de soi) le caractère répétitif et prévisible des régularités comportementales dites « biais cognitifs ». Plus généralement, aucun des participants ne s’est sérieusement appuyé sur le modèle interactionnel — à une ou deux exceptions près, il est vrai, mais seulement pour se fourvoyer dans l’idée d’une discutable « collusion » entre manipulation (non pertinente d’après nous) et ajustement.

47 Mentionnons à titre d’exemples l’unité du gouvernement britannique Mindspace, l’Office fédéral de l’information et de la régulation (OIRA), organisme fédéral des Etats-Unis, ou encore la Foresight, Modelling, Behavioral Insights and Design for Policy Unit ainsi que la Direction Générale Santé – Consommateurs (DG SANCO), deux antennes dédiées au nudge émanant de la Commission européenne, sans oublier la France où le Secre?tariat Ge?ne?ral pour la Modernisation de l’Action Publique (SGMAP, sous la houlette du Premier ministre) collabore régulièrement avec la Nudge Unit du cabinet BVA, un institut d’études et de sondages qui a pignon sur rue.

48 E. Landowski, « Politiques de la sémiotique », RIFL, 13, 2, 2019 (souligné par nous).

49 Cf. A.J. Greimas, « Conditions d’une sémiotique du monde naturel », Langages, 10, 1968 ; « Pour une sémiotique topologique », in Groupe 100 tête (éd.), Sémiotique de l’espace, Paris, Institut de l’Environnement, 1973 ; « Réflexion sur les objets ethno-sémiotiques », Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.

50 E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique », Actes Sémiotiques, 120, 2017.

51 Expression empruntée à Bernard Stiegler. Cf. Réenchanter le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, 2008.

52 Cf. Y. Citton, « Le court-circuitage néolibéral des volontés et des attentions », Multitudes, 68, 3, 2017.

53 Cf. B. Stiegler, De la misère symbolique. L’époque hyperindustrielle (t. I) et La catastrophe du sensible (t. II), Paris, Galillée, 2004 et 2005.

 

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Mots clefs: biais cognitif, habitus, interaction, manipulation, nudge, piége, programmation, sludge, sujet vs non-sujet.

Auteurs cités: Dan Ariely, Jean-Claude Coquet, Algirdas J. Greimas, François Jullien, Daniel Kahneman, Eric Landowski, Bernard Stiegler, Cass Sunstein, Richard Thaler.


Plan:

Introduction

1. Nudge ou manipulation ?

2. De la manipulation à l’opération

3. Programmateur et piégeur

4. Le nudge : « un défi pour la sémiotique » ? — ou pour la démocratie ?

Conclusion

 

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Recebido em 12/07/2021. / Aceito em 10/10/2021.