Bonnes feuilles


Publié en ligne le 22 décembre 2021
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2021n2.56805
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Herman Parret, philosophe déclaré et sémioticien sans le dire, compagnon du club de pensée réuni par Greimas dans les années 1970-80, et depuis lors tout proche témoin de ses prolongements, publie sous le titre La délicatesse des sens un recueil de trois nouveaux essais d’esthétique qui font suite à La main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art (Paris, Hermann, 2018). On trouvera ci-après le Préambule de ce livre à paraître prochainement aux éditions les Presses du réel. — Une lecture des plus suggestives pour la construction ou le développement d’une sémiotique (du) sensible !

E.L.

 

La délicatesse des sens

Herman Parret
Dijon/Paris, Les Presses du réel (Collection « Perceptions »),
2022, 157 p. (sous presse).

 


Préambule : Croquis de la délicatesse

La délicatesse découvre mille beautés, et rend sensible à mille douceurs qui échappent au vulgaire ; c’est un microscope qui grossit pour certains ce qui est imperceptible aux autres ; elle fait l’assaisonnement de tous les plaisirs.
Madame de Lambert, Discours sur la délicatesse d’esprit et de sentiment (entre 1688 et 1692).

Dans l’Avis d’une mère à sa fille1, Madame de Lambert, marquise, dépeint les attraits de la « délicatesse d’esprit et de sentiment »1. Un siècle plus tard, Donatien Alphonse François de Sade, marquis, enchaîné dans sa geôle de la Bastille, formule l’importance du « principe de délicatesse » : « Écoutez, mon Ange, j’ai toute l’envie du monde de vous satisfaire sur cela, car vous savez que je respecte les goûts, les fantaisies, quelque baroques qu’elles soient, je les trouve toutes respectables, et parce que l’on n’en est pas le maître, et parce que la plus singulière et la plus bizarre de toutes, bien analysée remonte toujours à un principe de délicatesse ». À Justine et Juliette de témoigner des délices de l’application de ce principe2.

Qu’est-ce donc que cette délicatesse au temps de Crébillon, de Fragonard, de Mozart ? Élégance, légèreté, irrévérence aussi et aisance, ainsi qu’impact sur l’organisation du temps : non pas l’urgence du présent, l’émotion immédiate, mais le temps du recul, de la domination de l’inconstance, par le style subtil d’une prudence tâtonnante. La marquise de Lambert fait de la délicatesse le principe éducatif suprême : la fille de Madame apprendra de la délicatesse dans la juste distinction entre sensation et sentiment, elle se méfiera des simplifications, elle s’exercera à façonner son esprit dans la riche gamme des échelles et des nuances. Pour les goûts et fantaisies, selon le marquis, le devoir de délicatesse, face à la solitude et à la souffrance, consiste à transformer en euphorie les besoins du corps et ses désirs. L’esprit et le sentiment pour la marquise, le goût et la fantaisie donc pour le marquis : ce sont quatre domaines « assaisonnés par la délicatesse », pour reprendre la formule inspirée de Madame de Lambert.

1 Madame de Lambert, Avis d’une mère à sa fille, suivi de Discours sur la délicatesse d’esprit et de sentiment [1688-1692], Paris, Rivages poche, Petite Bibliothèque, 2007.

2 Voir M. Delon, Le principe de délicatesse. Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2011.

La « délicatesse » est une nébuleuse sémantique difficilement organisable. Tâchons d’y voir plus clair en recourant au Dictionnaire universel (1684) d’Antoine Furetière3, pour continuer à séjourner dans le siècle de la marquise de Lambert. Ce trésor lexicographique est d’une richesse comparable à celle du précieux dictionnaire de Littré, qui paraît deux siècles plus tard4. Furetière répertorie un grand nombre d’« assaisonnements » de la délicatesse, entre autres dans une section qui rassemble des usages de la catégorie « délicatesse des sens » ainsi que dans une longue liste de significations dérivées et figurées sur l’état « délicat » de parties du corps, sur la qualité « délicate » de la fabrication d’objets d’art et de « choses spirituelles et morales », domaines que l’on retrouvera presque tous dans la classification des occurrences du Littré.

Puisque Littré me guidera lexicographiquement tout au long des trois essais rassemblés dans ce recueil — Transparence, Résonance, Consistance —, j’énumère dans ce préambule les parasynonymes de « délicatesse » ainsi que les domaines d’application de « délicat » présentés dans le Littré. Parmi les parasynonymes, je note :

délicat vs robuste : frêle, faible, débile, ténu, tendre, difficile à apercevoir ; délicat vs lourd : fin, finesse, nuances, léger, élégant, travaillé avec un soin minutieux ; délicat vs simple : ombrageux, embarrassant, exprimé d’une manière ingénieuse ; délicat vs rude : qui sent et apprécie finement, susceptible, scrupuleux en fait de probité, de bienséance ; délicat vs insensible : qui a le goût sensible aux choses élevées, touchantes ; délicat vs solide : facile à endommager, à altérer, ménagement ; délicat vs indifférent : pureté des intentions et des sentiments, circonspection, susceptible, scrupuleux concernant la morale, la conscience qui répugne aux moindres transgressions.

Sous délicat, Furetière propose explicitement une rubrique sur la « délicatesse des sens ». Or ce syntagme couvre précisément la thématique du présent recueil.

On dit délicat aussi des sens. Une vue délicate est une vue faible, qui ne peut souffrir une grande lumière. Une oreille délicate, qui a un grand discernement pour les sons, qui sent les moindres dissonances. […] Délicat se dit particulièrement du goût : les friands ont le goût plus délicat que les goinfres, ils aiment les viandes, les vins délicats ; on dit qu’un homme tient une table fort délicate, quand il a des officiers qui entendent bien l’assaisonnement et les ragoûts, lorsqu’elle est bien servie, et chargée de mets exquis et tendres […].

Le prédicat « délicat » détermine ainsi les quatre domaines sensoriels qui marquent l’homme comme être sensible : le visible, le sonore, le tactile et le gustatif. Ces trois domaines de la sensorialité couvrent précisément l’éventail lexicographique de « délicatesse » qu’avait ouvert Furetière, et qu’on peut analyser philosophiquement à l’aide de trois notions sémio-esthétiques, qui organiseront la réflexion dans ce recueil : transparence, résonance, consistance.

3 Le Dictionnaire de l’Académie française dédié au Roy, quelques années plus tard (1694), présente une lexicographie moins étendue et moins organisée que celle du Dictionnaire de Furetière.

4 Dictionnaire de la langue française [10e édition, 1900], Volume I.

L’« assaisonnement délicat de la vue », selon la conception que je défends dans Transparence, traduit pleinement la façon dont Furetière définit une vue délicate : « une vue faible, qui ne peut souffrir une grande lumière ». Certes, mon traitement de la transparence est « esthétique ». Je le développe à partir de la conception aristotélicienne de la transparence comme diaphanéité et translucidité. Il se trouve qu’une vue qui serait capable de la perception d’une transparence idéale, se révèle paradoxale. Une « vue délicate ne peut souffrir une grande lumière », ce qui implique que la transparence ne puisse être visible en tant que telle. La transparence n’est visible qu’à partir de la réflexion limitative réalisée par des miroirs, des écrans, des encadrements, des lunettes et autres « suppléments ». Une translucidité sans limitation consommerait la visibilité de sorte qu’une transparence « sans supplément » serait paradoxalement autodestructive.

Résonance relève d’une esthétique du sonore qui fait appel à l’oreille délicate que Furetière incorpore dans sa lexicographie de la délicatesse. Une oreille délicate a « un grand discernement pour les sons ». Je me permets d’emblée d’amender la suite de la formule : une oreille délicate « sent » les moindres résonances. Furetière, à la fin du XVIIe siècle, aurait déjà pu connaître l’opposition consonance / dissonance versus résonance, à la façon dont elle avait été théorisée auparavant dans les traités de musicologie de Descartes et de Mersenne. Je m’attarderai sur ces brillantes théories où la résonance est étudiée dans sa spécificité à l’égard de la consonance / dissonance. La délicatesse de l’oreille qualifie la compétence du felix aestheticus5, cet « amoureux » de la musique qui sait apprécier la résonance ondulatoire des sons. En effet, le ré-son est un « son affaibli » qui procure à la séquence musicale toute sa beauté. Le diapason esthétique impressionne l’oreille délicate. Car si la tonalité des sons fait appel à l’oreille, ce n’est que par sa délicatesse que l’audition acquiert la capacité de recueillir le « supplément » dans les « marges » du grand système de la sonorité, la résonance ondulatoire vibrant très profondément dans l’âme humaine.

Enfin la troisième figure de la délicatesse combine le gustatif avec sa base sensorielle, le tactile6. Le goût et le toucher, en effet, sont les sens haptiques. Cette délicatesse du goût est évoquée par Furetière dans un langage figuré assez idiosyncrasique. Il oppose le bon friand au mauvais goinfre, et il évalue positivement les vins « délicats » et une certaine cuisine « assaisonnée » (encore), celle des viandes tendres et des ragoûts. Délicatesse implique « tendresse » et renvoie à l’art de la préparation, donc à un certain affaiblissement du goût fort du cru et d’un naturel trop imposant. Toutefois, le sens du goût repose sur le sens du toucher — le palais se prolonge vers la main et le corps entier. Une application essentielle de ce type de délicatesse est la touche, la caresse. Il m’a semblé que le prédicat de la consistance relève de l’essence de la délicatesse du goût et de la touche.

L’âme vagabonde du felix aestheticus existe à partir de ce conglomérat de l’œil, de l’oreille, du palais et de la main, lieux d’implantation de la délicatesse des sens, et ainsi fond et source de l’expérience de la beauté et du bonheur de vivre. Comment la délicatesse des sens et le vagabondage de l’âme se conjuguent-ils ? C’est le sujet des réflexions que je vous présente dans cet opuscule7.

5 Le syntagme felix aestheticus remonte à la Metaphysica de Baumgarten en 1735 dans laquelle apparaît pour la première fois le terme d’aesthetica. Si j’utilise souvent ce syntagme, c’est que j’apprécie l’idée, peut-être naïve à première vue, que l’expérience esthétique est inséparable du sentiment de bonheur qu’elle génère. Le felix aestheticus est tout simplement l’amoureux heureux de la beauté, qu’il soit artiste ou amateur de l’art.

6 Il est vrai que l’olfactif manque dans cette reconstruction du fonctionnement sensoriel. Il m’est évident que l’olfactif devrait être considéré comme un « sens intime » enraciné dans le fondement haptique de la vie sensorielle, et que l’olfactif est ainsi apparenté au goût et au toucher, même si la faculté olfactive implique de la distanciation. Son statut est certainement intermédiaire dans le système sensoriel (entre d’une part la vision et l’audition, et de l’autre le goût et le toucher), et il conviendrait d’étudier de quelle façon le prédicat de consistance analysé dans le troisième essai de ce recueil, avec sa morphologie spécifique, pourrait être appliqué au sens olfactif. Certainement, la compétence olfactive nécessite l’espace intermédiaire mais le neutralise en même temps, en s’incrustant haptiquement dans la corporéité du sujet percevant. Une reconstruction adéquate du statut haptologique de la faculté olfactive reste à faire.

7 Je considère les trois essais esthétiques rassemblés dans ce recueil comme un supplément à mon livre La main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018. Je remercie en premier lieu Emmanuel Alloa, Sémir Badir, Dario Cecchi, Thierry de Duve, Veronica Estay Stange, Vlad Ionescu, Rudi Laermans, Patrice Maniglier et Bart Verschaffel qui ont accepté de relire ces pages, ce qui m’a permis d’éviter de nombreux écueils. Merci tout particulièrement à Nathalie Kremer dont le patient travail d’accompagnement a illuminé mon parcours avec intelligence et amitié.


1 Madame de Lambert, Avis d’une mère à sa fille, suivi de Discours sur la délicatesse d’esprit et de sentiment [1688-1692], Paris, Rivages poche, Petite Bibliothèque, 2007.

2 Voir M. Delon, Le principe de délicatesse. Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2011.

3 Le Dictionnaire de l’Académie française dédié au Roy, quelques années plus tard (1694), présente une lexicographie moins étendue et moins organisée que celle du Dictionnaire de Furetière.

4 Dictionnaire de la langue française [10e édition, 1900], Volume I.

5 Le syntagme felix aestheticus remonte à la Metaphysica de Baumgarten en 1735 dans laquelle apparaît pour la première fois le terme d’aesthetica. Si j’utilise souvent ce syntagme, c’est que j’apprécie l’idée, peut-être naïve à première vue, que l’expérience esthétique est inséparable du sentiment de bonheur qu’elle génère. Le felix aestheticus est tout simplement l’amoureux heureux de la beauté, qu’il soit artiste ou amateur de l’art.

6 Il est vrai que l’olfactif manque dans cette reconstruction du fonctionnement sensoriel. Il m’est évident que l’olfactif devrait être considéré comme un « sens intime » enraciné dans le fondement haptique de la vie sensorielle, et que l’olfactif est ainsi apparenté au goût et au toucher, même si la faculté olfactive implique de la distanciation. Son statut est certainement intermédiaire dans le système sensoriel (entre d’une part la vision et l’audition, et de l’autre le goût et le toucher), et il conviendrait d’étudier de quelle façon le prédicat de consistance analysé dans le troisième essai de ce recueil, avec sa morphologie spécifique, pourrait être appliqué au sens olfactif. Certainement, la compétence olfactive nécessite l’espace intermédiaire mais le neutralise en même temps, en s’incrustant haptiquement dans la corporéité du sujet percevant. Une reconstruction adéquate du statut haptologique de la faculté olfactive reste à faire.

7 Je considère les trois essais esthétiques rassemblés dans ce recueil comme un supplément à mon livre La main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018. Je remercie en premier lieu Emmanuel Alloa, Sémir Badir, Dario Cecchi, Thierry de Duve, Veronica Estay Stange, Vlad Ionescu, Rudi Laermans, Patrice Maniglier et Bart Verschaffel qui ont accepté de relire ces pages, ce qui m’a permis d’éviter de nombreux écueils. Merci tout particulièrement à Nathalie Kremer dont le patient travail d’accompagnement a illuminé mon parcours avec intelligence et amitié.

 

La délicatesse des sens

Sommaire

Préambule : Croquis de la délicatesse


Transparence

Ontologie et esthétique de la transparence

Aristote : le diaphane ou la transparence esthétique

Nietzsche : le voile de Maya, obstacle à la transparence ontologique

La transparence et l’opacité, la mimésis et la poièsis

Alberti et la vaghezza

Leonardo da Vinci et le sfumato

Célébration du verre

Paradoxes de la transparence du Grand Verre duchampien

L’art des transparences

Perceptibilité et visibilité de la transparence


Résonance

Le récit d’Écho

La résonance : dé-coïncidence et écart

Les passions de l’âme et les sonances

Le champ des sonances - Mersenne (1636)

Le champ des sonances - Rameau (1722)

Bruit, son, ton – et la résonance

La résonance intéroceptive et la résonance extéroceptive

L’âme vibrante comme « immense clavier des correspondances »

Le clavecin de Diderot ou la nouvelle psycho-esthétique de la sonorité

La harpe de Kant et la tensivité de l’âme

La vibration des cordes chez Herder ou la résonance du ton


Consistance

Poe et Proust sur la consistance

Le consistant et le mou

La mollesse des corps-chairs

Morphologie de la consistance : forme, difforme, informe

Six figures de l’inconsistance en art contemporain

Consistance, insistance, résistance

La modélisation haptique de la consistance


Epilogue : Les sens délicats de l’âme vagabonde


Illustrations

 

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