À la mémoire de Per Aage Brandt

A propos de sémiotique,
de mathématiques, de poésie
et de musique*

Per Aage Brandt.
Entretien avec Kestutis Nastopka

Publié en ligne le 22 décembre 2021
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2021n2.56784
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1. Quand, en quelles circonstances avez-vous rencontré Greimas ? Quelle a été votre impression ?

 

A l’université de Copenhague, dans les années soixante, nous étions un groupe de jeunes étudiants venant de différentes disciplines et nous avions fondé une petite revue, Poetik, dédiée à l’étude formelle du langage et de la littérature. L’année 1966 fut une grande année pour nous : l’année de Sémantique structurale ! J’ai tout de suite fait inviter l’auteur au Cercle Linguistique de Copenhague. Il nous a offert une conférence et un débat mémorables. Nous avons fait connaissance et j’ai commencé à traduire des articles de Greimas pour la revue. Greimas est vite devenu une idole de la sémantique textuelle au Danemark. C’était une figure dynamique, un grand chercheur, et pourtant d’approche humaine directe et chaleureuse. Et les étudiants comprenaient ce que pouvait signifier son apport à des sciences humaines qui, à l’époque, nous semblaient avoir le plus grand besoin de renouvellement. Au moment des événements de mai 1968, la révolte estudiantine fut assez violente à Copenhague, comme à Paris, et la sémantique greimassienne était sur les barricades, pour ainsi dire. Car analyser l’idéologie bourgeoise à l’aide de modèles actantiels nous semblait une perspective géniale, irrésistible…

 

2. Quel a été le rôle de Greimas dans votre activité scientifique ? Qu’avez-vous appris de lui ? Discutiez-vous avec lui ?

 

Ensuite, j’ai rencontré de nouveau Greimas à Urbino, où il voulait créer un centre de recherche dans le cadre des activités sémiotiques de grande envergure organisées par le professeur Pino Paioni. Et puis dans son séminaire à Paris, où je me suis installé en 1971, immédiatement après mon premier doctorat (maintenant appelé PhD) passé à Copenhague, précisément pour pouvoir suivre son séminaire et développer ma recherche en fonction de ce que j’allais y apprendre. Greimas avait établi un système de petits groupes d’étude autour du séminaire, et je fus placé dans un de ces groupes avec le philosophe-mathématicien Jean Petitot, le logicien Frédéric Nef, le (futur) psychanalyste Guy le Gaufet. Là, on commençait a parler de l’enseignement d’un certain mathématicien-philosophe du nom de René Thom et de la possibilité de combiner les modélisations de Greimas avec les topologies qualitatives et dynamiques de ce penseur pour en faire une “sémiotique dynamique”. Ce terme allait devenir, beaucoup plus tard (1993), le nom du programme de recherche de mon nouveau Centre de Sémiotique à l’université d’Aarhus, au Danemark.

Mais dans l’immédiat je participais, comme les cinquante autres étudiants et chercheurs, et écrivais souvent des articles pour le Bulletin et les Actes Sémiotiques qui animaient nos discussions. Greimas était d’un dynamisme et d’un enthousiasme pour la recherche et l’invention théorique qui étaient fort contagieux, et il avait un faible pour les Danois, sans doute à cause de son rapport avec Louis Hjelmslev (dont j’avais suivi le dernier cours, en 1964).

Mais j’ai dû rentrer bien vite dans mon pays pour faire partie des enseignants qui allaient fonder la nouvelle université expérimentale de Roskilde. Après une décade d’activité académique au Danemark, j’étais prêt à entamer le travail de thèse d’Etat. Après une tentative à Aarhus, où l’incompréhension de cette sémantique était restée massive, je me suis inscrit à la Sorbonne, avec Greimas comme directeur de thèse. Il était très content que je m’intéresse aux modalités, qui pour lui constituaient déjà la charpente de la narrativité, et qui pour moi allaient devenir la “charpente modale du sens” en général. C’est donc avec Greimas qui j’ai eu le bonheur de soutenir La Charpente, en 1987, à la fameuse salle Louis Liard de la Sorbonne, séance qui dura sept heures, je crois, car nous avions, avec le jury, beaucoup à nous dire, et cela s’est fort bien passé !

 

3. Que pourriez-vous dire de Greimas en tant que votre directeur de thèse ?

 

Comme j’avais impliqué la mathématisation qualitative selon Thom, Petitot et Wildgen dans mes analyses modales, mon cher directeur, qui optait plutôt pour les formules de type logique, avait d’abord été un peu intrigué, puis curieux, et finalement convaincu. Nous avions eu beaucoup d’occasions de discuter des problèmes modaux dans le séminaire et aux alentours, au café. Greimas me laissait toujours faire à ma manière avec des encouragements indéfectibles. Il était même enclin à penser, selon sa déclaration au cours de son dernier séminaire, qui portait sur l’esthétique (voir De l’imperfection), que Brandt serait l’un de ses successeurs spirituels les plus hardis… Mais les choses allaient changer, et le Limoges de Jacques Fontanille, avec qui il avait travaillé sur les émotions, remplacerait bientôt Paris comme capitale de la sémantique ou, désormais plutôt, de la sémiotique, de Greimas. Car il voulait inscrire sa sémantique dans une sémiotique générale fondée sur la méthodologie hjelmslevienne.

 

4. Quelles sont vos impressions à propos de l’ambiance du séminaire sémio-linguistique de Greimas ?

 

Le séminaire, que j’ai eu le bonheur de suivre pendant vingt ans avec une certaine régularité malgré mes obligations au Danemark, était vraiment un lieu unique de rencontres intellectuelles et d’incubation d’idées. Beaucoup de chercheurs venant de différents champs et de différents pays furent invités à présenter leur travail et à participer aux discussions, souvent vives mais toujours courtoises. Les débats autour des thèmes du séminaire se poursuivaient au café. Les participants formaient un grand réseau d’amis, et c’est ce réseau qui, après la mort du maître, a su continuer de se réunir en séminaire, à la Sorbonne et aux alentours des lieux consacrés. Aujourd’hui même, le séminaire continue et un noyau dur des anciens étudiants et collaborateurs de Greimas s’y voient avec grande constance. J’y rencontre souvent, cette année même, Fontanille, Coquet, Bertrand, Bordron, Hénault, Darrault-Harris, Landowski, Chabrol, Boudon, Fabbri, Rastier… Cela n’est pas très commun dans le monde académique, et le fait témoigne de la force et de la permanence de l’enseignement et de l’inspiration de Greimas.

 

5. Est-ce à votre propre initiative, ou invité par Greimas, que vous avez rédigé des entrées pour le dictionnaire Sémiotique 2 ?

 

Nous avions tous envoyé des listes de sujets sur lesquels nous avions simplement envie de contribuer, et après la sanction des rédacteurs (Courtés et Greimas), nous nous sommes mis à l’œuvre. Ensuite, chaque entrée fut assortie d’une évaluation de la part de Greimas, sous forme d’une seule lettre (C, P, D ou N) indiquant le statut que pouvait avoir telle contribution dans l’univers conceptuel de la théorie en construction. On était évidemment curieux de savoir quelle note on pouvait avoir mérité. Mais c’était, somme toute, surtout une sorte de colloque par écrit. Certaines entrées sont d’ailleurs assez nourries : Énonciation, Monde Possible, Ironie…

 

6. Vous avez aussi été un étudiant de Louis Hjelmslev. Quelle différence y avait-il entre votre communication avec Hjelmslev et avec Greimas ?

 

Né en 1944, j’ai commencé mes études universitaires en 1963 et Hjelmslev est mort en 1965, malheureusement assez jeune. Il avait commencé sa carrière à Aarhus. Je lis dans les protocoles de la Société des Humanistes et des Linguistes que dans les débats qui suivaient ses exposés il pouvait être très catégorique et passablement rude, peut-on dire. Il avait un tempérament redoutable et était prêt à défendre ses idées, par exemple sur l’indépendance méthodologique de la linguistique, avec passion et même avec fureur. Dans son rapport au romaniste et rationaliste Viggo Brøndal, son co-fondateur du Cercle linguistique, il pouvait être assez polémique, car Brøndal n’acceptait pas son principe d’immanence glossématique. Pour ma part, j’étais trop jeune en 1964 pour attirer l’attention du maître, là, dans son dernier séminaire, où il résumait son livre Sproget (Le langage), qui venait de paraître. Mais il s’inscrivit dans l’argumentaire théorique de notre groupe, et bientôt je présentais moi-même mes idées dans le Cercle linguistique, fier d’avoir suivi son enseignement.

 

7. Pour Greimas, la glossématique de Hjelmslev était un des fondements principaux. En quoi consiste à votre avis la différence entre la théorie linguistique de Hjelmslev et celle de Greimas ?

 

La théorie de Greimas n’est pas en réalité une doctrine ou une “théorie” qu’on peut résumer, par exemple, en un ensemble d’axiomes ou de principes se référant à des indéfinis, même si on peut en avoir l’impression. C’est un projet ouvert de sémantique structurale : les modèles heuristiques varient selon les phénomènes analysés et renvoient en principe à une phénoménologie que Hjelmslev considèrerait comme étant “transcendante” et donc en conflit avec l’« immanence » méthodologique et ontologique requise pour une bonne glossématique.

Le modèle global qu’on appelle le parcours génératif s’inspire de la grammaire générative de Chomsky, alors que le carré sémiotique relève plutôt d’une logique aristotélicienne et donc brøndalienne. Pour Hjelmslev, les relations binaires de dépendance devaient en principe suffire à bâtir le système à partir du procès textuel. Rien de tel ne fonctionne en sémantique structurale, où les modèles narratifs gardent, certes, certaines propriétés binaires — destinateur / destinataire, conjonction / disjonction, sujet / objet, adjuvant / opposant, vie / mort, etc. —, mais sans former un système avec des paradigmes et des règles syntagmatiques comme en phonématique. Je dirais qu’il y a notamment une différence ontologique : une langue est une entité singulière située dans l’ensemble appelé langage, alors que le sens, s’il est organisé narrativement, comme le pense Greimas, constitue une narrativité universelle, et non pas une “langue narrative” parmi d’autres. Ou alors chaque texte serait sa propre “langue narrative”, ce qui est absurde. La sémantique est nécessairement universelle en principe, parce qu’elle relève de l’esprit humain, c’est-à-dire de la psychologie cognitive de notre espèce.

A l’intérieur de cette généralité, qui n’intéresserait pas le glossématicien, les variations culturelles sont infinies, mais en respectant les conditions de l’intelligible humain. Greimas ne peut donc pas suivre le principe d’immanence de Hjelmslev, car la sémantique “trancende” cette immanence. La question reste d’ailleurs actuelle : voir le grand livre récent du greimassien Sémir Badir, Épistémologie sémiotique. La théorie du langage de Louis Hjelmslev (Paris, H. Champion, 2014), qui fait des principes méthodologiques de Hjelmslev une philosophie de la connaissance universelle ! Je n’ai pas fini de m’en étonner. Or, le lien le plus stable entre Hjelmslev et Greimas, c’est tout simplement le modèle sémiologique qui distingue dans tout texte un plan de l’expression et un plan du contenu. Le problème de ce modèle là, qui semble pourtant fondamental, c’est qu’il est incompatible avec l’analyse de l’énonciation et avec l’analyse des actes langagiers puisque, dans les deux cas, l’expression en temps réel fait partie du contenu. Il faut donc penser ce rapport sémiosique autrement. C’est ce que j’essaie de faire, notamment dans le domaine de la musique. Car le fait musical est génétiquement, dans l’évolution sémiotique de notre espèce, antérieur et constitutif de la possibilité du langage, et on ne peut pas comprendre l’un sans l’autre.

 

8. Avant d’étudier la linguistique, vous avez eu une formation en mathématiques. Qu’est-ce qui vous a amené à passer des mathématiques à la linguistique ? Dans vos travaux de sémiotique, trouve-t-on la trace de votre expérience en mathématiques ?

 

Ma formation mathématique date de mes années de lycée, simplement. Le calcul différentiel et intégral est au centre de la théorie des catastrophes de René Thom et des topologies de géométrie analytique sur lesquelles elle se fonde. Ce que je développe dans La charpente modale du sens (1992), dans Dynamiques du sens (1994) et même dans Spaces, Domains, and Meaning (2004) consiste à traduire les modèles narratifs de base ou les schématismes élémentaires, qui existent souvent sous forme de petites machines logiques, dans des structures mathématiques ou du moins mathématisables. L’avantage de cette transposition, là où elle est possible, serait évidemment de permettre une généralisation contrôlable, et ce qu’on appelle une naturalisation : le sens, dans le “cerveau mental” de l’animal que nous sommes, prend forme grâce à l’imaginaire de notre “théâtre mental”, qui est l’instance qui nous permet de faire… de la mathématique, et ainsi de comprendre certains aspects du monde qui nous entoure. Même la logique, et nos petites machines logiques, sont la création de notre esprit mathématique, résultat de l’activité figurative de nos neurones, responsable de notre “vie intérieure”.

 

9. Dans la nouvelle d’Edgar Poe, « La Lettre volée », le ministre — un mathématicien et un poète — dupe le Préfet, qui, lui, croit que tous les poètes sont fous. Vous aussi, comme le ministre, vous êtes mathématicien et poète. Qu’est-ce que la poésie peut apporter à un sémioticien ?

 

La poésie a toujours été pour moi un laboratoire sémiotique. Il ne suffit pas de regarder le sens du point de vue de la “réception”, il faut aussi l’envisager à partir de sa production, et de l’auto-affectation qui englobe réception et production. Travailler critiquement sur l’émergence même du texte, ou de la parole, est important pour toute approche du langage en action, surtout en “action poétique”. Le Préfet de Poe est un hjelmslevien, somme toute.

L’étude sémantique des tropes, et surtout celle de la métaphore, qui est devenue une discipline impressionnante dans le paysage académique actuel (voir la littérature sur la “métaphore conceptuelle”), est essentielle à toute sémantique textuelle. Et je pense d’ailleurs que l’étude des significations textuelles a besoin d’un renforcement du sens de responsabilité, d’une éthique en effet, venant de l’écriture. Car pour écrire, il faut mobiliser tout ce qu’on sait sur ce qui se passe quand un texte naît et prend forme. C’est aussi ce qui a motivé le travail de mon groupe danois sur le blending sémiotique, à partir d’une critique du modèle d’origine, trop loin des faits vécus pour pouvoir rester crédible.

 

10. Pourriez-vous citer un de vos poèmes (traduit en français ou en anglais) comme exemple de la poésie sémiotique ?

 

Il n’y a pas vraiment de “poésie sémiotique”, malgré ce qu’on dit. Ou alors toute poésie est sémiotique. Il faut se permettre de faire n’importe quoi en poésie, même si on est sémiotiquement informé et formé. Cependant, j’admets que le travail en sémantique inspire nécessairement l’écrivain hybride. Le “n’importe quoi” d’un poète souffrant de la sémiotique comme déformation professionnelle peut donc donner quelque chose comme ce qui suit :

at least once a day I still let myself change into mental
minced meat, only my eyes intact, occasionally my ears,
the rest of me is fodder for animals ; how long this
metamorphosis lasts, well, that depends on the grotesque
forms of human affections and on their grotesque
power over the population in the form of me and my
senses (approx. seven) ; but how deep that gro-
tesque grotto turns out to be, and what it hides
in its depths, the spelunkers of the spirit will hardly
ever establish and I, down there, will only just

(greet the shadows)

In P. Aa. Brandt, These Hands, traduit du danois par Thom Satterlee, New York, Host Publications, 2011.

11. Vous avez reçu le grand prix philosophique de l’Académie française. Quel est votre point de vue sur la relation entre la sémiotique et la philosophie ?

 

C’était un grand moment, bien entendu (en 2002), mais je ne sais pas si je l’avais mérité. La philosophie de la sémiotique, comme je l’entends, est une philosophie du sens, et une telle entreprise reste un vœu plus ou moins pieux. Est-ce que le sens se réduit à un phénomène relevant de la conscience cognitive, ou est-ce que la communication, le discours, la culture en est responsable ? Mes travaux les plus récents tentent de montrer que les pratiques sémiotiques, et surtout le langage en action, sont, par leur processus de grammaire-sémantique, des mécanismes de construction de simulacres de pensée. La phrase serait donc un simulacre de pensée ; son rapport à la pensée même est fortement iconique, ce pourquoi la pensée est toujours fortement influencée par ses propres simulacres. C’est ce qui explique l’importance des échanges, de la pensée collective, de la discussion, de la collaboration des esprits dans la création artistique et la connaissance scientifique, mais aussi la fragilité de l’esprit humain, sujet à des déformations souvent monstrueuses, produites par ces simulacres élaborés par des… monstres. Je pense que l’étude du langage psychotique peut être très utile pour comprendre comment fonctionne cette fragilité, la pensée-sous-influence.

Le structuralisme a négligé l’intentionnalité des signes et des comportements ; la psychanalyse a traité cette intentionnalité comme un effet de surface ; le marxisme colporte toujours l’idée que la pensée individuelle est transparente et se limite à laisser trans-paraître des idéologies sans aucune base individuelle ; certes, notre esprit transporte et transmet toutes sortes de pensées-sans-sujet, des fantômes hegeliens, mais ces simulacres doivent en dernière instance passer par nous et par notre subjectivité intentionnelle. Alors, l’une des tâches urgentes serait l’élaboration d’une sémiotique de l’intentionnalité. Rien de moins. Il faut y travailler.

 

12. Une autre encore de vos faces, c’est celle du musicien. Qu’est-ce pour vous que la sémiotique musicale ? Comment est-elle liée à la sémiotique de Greimas, et à celle de Peirce ?

 

La théorie sémiotique de la musique est à refaire entièrement, si elle a jamais existé. Il ne suffit pas de projeter des modèles narratifs ou logiques sur le “texte” d’un morceau de musique, il faut essayer de comprendre ce qui se passe dans notre pensée tonale et rythmique. Ma source personnelle dans ce domaine est la musique de jazz. Je suis pianiste de (post)bebop et jouis du privilège de pouvoir jouer régulièrement avec des musiciens d’un certain niveau. Qu’est-ce que les musiciens comprennent, quand ils se “comprennent” ? Car sans se comprendre, on ne peut guère jouer ensemble. Alors le jazz me semble un laboratoire (autre laboratoire…) de sens musical qui offre des données de première main sur cette question, parce que cette musique se passe de partitions et se fonde directement sur la communication tonale en temps réel. Il existe bien une pensée tonale, qui articule les gammes (plastiques), les accords (changeants), les phrases (mélodiques) et les rythmes (le langage fondamental de nos corps). Il existe des espaces-temps de tonalité où des êtres figuratifs venant du fond de notre imaginaire émotionnel se baladent ; et c’est ce qui rend possible la communication musicale.

Le symbolique musical, tonal, est à la racine de la symbolicité verbale, je pense, et il faut revoir toute la sémiotique peircienne pour le comprendre. En réalité, comme la musique est la plus ancienne des sémiotiques humaines (exprimée par la danse, le chant, les appels sonores, et probablement les noms propres, petits chants de reconnaissance), si on veut construire une sémiotique générale, il faut commencer par la musique. La contextualité fondamentale de la musique réapparaît en sémiotique visuelle, comme en pragmatique langagière.

 

13. Pourriez-vous dire quelques mots à propos de la géographie de vos liens scientifiques et académiques ? Vos impressions sur la communication avec les étudiants de l’Académie et de l’Université de Vilnius ?

 

Ma mère, suédoise, et mon père, danois, sont nés sur deux îles baltiques, Gotland et Bornholm, respectivement, et je suis donc le fruit d’une alliance bien baltique. Je sens que cette culture qui unit le Nordique et le Baltique crée un lien vivant qui anime et facilite le contact entre Vilnius, Copenhague et… Aarhus, où j’ai quand même passé trente ans de vie académique, avant mon aventure américaine à Cleveland, Ohio. Nous partageons un goût pour le formalisme et l’abstraction, mais aussi un goût pour le contact direct et la chaleur humaine, l’humour et l’ironie, et c’est peut-être aussi la condition de petits pays qui compte : les hiérarchies ne peuvent pas devenir trop verticales. Je recommande aux étudiants américains et européens par ailleurs de venir dans cette région pour sentir la fraîcheur des vibrations baltiques. Je les ai senties là, récemment, chez vous, avec vous et vos étudiants en art ou en sémiotique, et j’en suis reconnaissant.

2015, en mai

* Texte paru en lithuanien en 2016 dans Semiotika, la revue du Centre de sémiotique A.J. Greimas de l’université de Vilnius. L’original, en français, est ici publié avec l’aimable autorisation de Kestutis Nastopka et de Semiotika.


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