Ouvertures théoriques

Les horizons de sens
de la persévérance humaine

Alain Perusset
Université de Lausanne

Publié en ligne le 4 mars 2021
https://doi.org/10.23925/2763-700X.2021n1.54213
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Introduction

Au cours des années 2000, la sémiotique s’est équipée de nouveaux modèles et outils pour étudier les pratiques sociales de tous ordres1. Initialement fondées sur des considérations interactionnelles, ces recherches se sont rapidement déplacées sur le terrain du social et du culturel. Dans ce contexte, la sémiotique en est venue à s’intéresser à des problématiques proprement anthropologiques et c’est pour poursuivre la réflexion dans cette voie que nous nous proposerons dans cette contribution de dresser une typologie des horizons de sens de la persévérance humaine. Soit : pour quels motifs les individus (quelles que soient leur histoire, leur culture et leur époque) sont-ils enclins à continuer de vivre et d’agir ?

1 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 ; Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005 ; Avoir prise, donner prise, Actes sémiotiques, 112, 2009 ; J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

Pour répondre à cette question, nous opterons pour suivre une voie peut-être peu conventionnelle en sémiotique, que nous reconnaîtrions donc volontiers être impertinente : nous approcherons le problème en ne considérant rien moins que la vie, et surtout en faisant de cette énergie le centre de l’intentionnalité des activités du vivant, donc de celles des humains également. Pour cette raison, la discussion — certains diront, la métaphore — sera filée autour d’une vie qui agit, dicte, pressent, souhaite, manœuvre… Par ce cheminement de la pensée sur le mode de l’essai et dans une perspective librement inspirée du vitalisme (donc ni finaliste ni mécaniste2), nous souhaitons montrer que dans les caractères généraux du vivant se trouvent des tendances qui, extrapolées au domaine des activités humaines, peuvent s’avérer constituer de véritables horizons de sens anthropologiques, que nous estimons être au nombre de quatre : la Puissance, la Paix, le Plaisir et la Prospérité.

2 Comme le précise Henri Bergson dans L’Évolution créatrice, « c’est dire qu’on verra dans l’évolution [du vivant] tout autre chose qu’une série d’adaptations aux circonstances, comme le prétend le mécanisme, tout autre chose aussi que la réalisation d’un plan d’ensemble, comme le voudrait la doctrine de la finalité ». Cf. op. cit. (1907), Paris, P.U.F., 2007, p. 100.

1. Les caractères généraux du vivant

1.1. Une histoire d’énergie

Le cosmos, notre univers, est un entrelacs d’énergies soumises à des lois déterminées et régies par la causalité physique. Il s’y trouve pourtant une énergie qui fait exception : la vie, énergie « imprévisible et libre »3, qui crée une zone d’indétermination là où elle s’active, du fait qu’elle ne suit pas une trajectoire, mais poursuit un but — qu’elle a donc un sens.

3 H. Bergson, La conscience et la vie (1911), Paris, PUF, 2011, p. 12.

La vie est ainsi une énergie intentionnelle, parce qu’elle tend vers quelque chose ; elle vise à ne pas s’évanouir, autrement dit, à s’épanouir. Par cette tension, elle révèle aussi contenir comme principe la puissance. En effet, pour parer à toute menace (qui ferait qu’elle s’évanouisse) ou tout obstacle (qui empêcherait qu’elle s’épanouisse), la vie cherche par tous les moyens, et constamment, à gagner en puissance. C’est la raison pour laquelle, partout où elle saisit une opportunité de se déployer, elle s’immisce, se glisse. En ce sens, cette puissance d’agir s’avère aussi être une intelligence, car elle crée et recrée sans cesse sa voie — son sens — pour se maintenir dans le monde ; elle est une intelligence, parce que, du néant, elle est capable de tirer de l’inédit4.

De la sorte, si la vie est à la fois une volonté de puissance (pour reprendre l’expression de Nietzsche) et une intelligence créatrice (comme nous l’enseigne Bergson), c’est parce qu’elle est extrêmement vulnérable et que sans cette forme d’intelligence elle ne pourrait survivre bien longtemps ni gagner en vigueur avec le temps. En particulier, c’est grâce à ce génie (acquis par voie divine ou généré biochimiquement, là n’est pas la question) que la vie a trouvé à se loger au sein de corps matériels (les organismes vivants) pour assurer sa préservation. Ceci revient à dire que la vie et les corps qui la transportent sont deux réalités distinctes, bien que concomitantes, et que surtout la vie réussit, si on peut dire, à « faire croire » à ces organismes qu’ils agissent pour leur compte alors même qu’ils persévèrent pour ses intérêts5. En tant qu’énergie intentionnelle et intelligente, comme nous en faisons l’hypothèse, la vie peut donc être reconnue comme source d’intention et principe de compréhension.

4 Comme on le comprend, et comme indiqué en introduction, ainsi qu’en note 2, le présent propos ne tient pas de la théorie du « dessein intelligent » (position finaliste). Nous exposons simplement une théorie biologique modérée (position vitaliste), c’est-à-dire qui évite également de tomber dans une conception trop biochimique du vivant (vision mécaniste). En somme, indépendamment des hypothèses ici formulées, nous reconnaissons que la vie reste un phénomène des plus complexes à formaliser et à interpréter.


5 On a là exposée de façon plus douce et plus imagée l’hypothèse selon laquelle les organismes agissent prioritairement pour le bien de leurs gènes et non celui de leur espèce.

Pour autant, dans la perspective bergsonienne que nous adoptons, la vie ne se satisfait pas de corps qui la protègent. Elle a surtout besoin de corps qui lui permettent de se déployer. Autrement dit, pour gagner en puissance, la vie a besoin qu’on la multiplie, qu’on la reproduise, faute de quoi cette volonté n’aurait pas de sens. Or, la nature est faite de telle façon que cette tâche n’est pas rendue aisée, puisqu’un organisme (pluricellulaire) ne peut engendrer seul la vie. On le sait, les êtres vivants présentent deux attributs fondamentaux qui conditionnent l’essor de la vie sur Terre : ils appartiennent, d’une part, à une espèce particulière, d’autre part, à un type sexuel spécifique6. Pour assurer sa réplication, la vie doit donc composer avec cette donne, à savoir amener les individus qui la transportent à entrer en relation avec d’autres individus de la même espèce, mais du sexe opposé. Telle est l’une des exigences du vivant, exigence que la vie parvient à satisfaire en faisant ressentir à ses hôtes certaines tensions, et notamment, chez les animaux, des pulsions.

6 Nous ne considérons pas ici les pratiques humaines qui peuvent remettre en question ce postulat, en particulier celles liées à la procréation médicalement assistée ou à la modification génétique des organismes.

Néanmoins, chez ces derniers, voire plus spécifiquement chez les mammifères dont nous faisons partie, il est clair que les individus ne passent pas leur temps à courtiser des partenaires ou à s’accoupler. Ce qu’ils font plus substantiellement et ordinairement, c’est chercher de la nourriture et s’alimenter, chercher un abri et se reposer, rester alertes et se protéger. Pour déployer la vie, les organismes accomplissent ainsi une multitude d’activités qui ont toutes en commun de potentialiser leur intégrité et leur vitalité. Autrement dit, les tensions biochimiques que la vie distille au sein de l’organisme visent prioritairement à rappeler aux individus qu’ils doivent emmagasiner de l’énergie. Et enfin, s’il en va ainsi, si les animaux ressentent des tensions comme la faim (ou la peur d’avoir faim), c’est parce qu’à chaque instant, et plus encore lorsqu’ils s’activent, ils dépensent de l’énergie. Aussi, puisque la perte d’énergie est inhérente à l’activité organique, il va sans dire que le fait de s’alimenter constitue une préoccupation constante et critique pour le vivant. La nutrition est bien pour cette raison un besoin fondamental, au même titre que le repos, qui aussi permet de régénérer et de réguler le métabolisme.


1.2. Vers la puissance et bien plus

Suite à ce qui vient d’être dit, la faim, la peur, de même que la fatigue, apparaissent comme des tensions — ou, plus clairement, des signaux — que la vie adresse à l’organisme pour qu’il maintienne sa forme, mais aussi gagne en robustesse. Tout se passe donc comme si, une fois logée au sein d’un corps, la vie était capable de présager qu’elle devra, avec celui-ci, relever différents défis pour parvenir à s’épanouir : d’un côté, surmonter les dangers du milieu, de l’autre, chercher à se reproduire.

De ce fait, si la vie met en tension l’organisme pour qu’il s’alimente et se repose convenablement, c’est aussi parce que, du point de vue de son développement, le fait d’évoluer dans un corps sain et robuste répond à des enjeux encore plus existentiels que la revitalisation immédiate du corps. Le bénéfice systémique d’un tel processus consiste en la production d’un métabolisme performant. En effet, plus le métabolisme de l’organisme est soigné, plus il est fonctionnel, et plus la vie peut s’y développer optimalement en rendant l’individu toujours plus clairvoyant et compétent. En termes stratégiques, l’intérêt de l’alimentation et du repos est donc double : d’une part, ces activités donnent de la force et de l’intelligence, c’est-à-dire confèrent de la puissance ; d’autre part, par cette puissance accumulée, ces activités participent à rendre l’individu particulièrement attractif pour la reproduction.

Effectivement, à l’intérieur d’un corps puissant, la vie peut être optimalement préservée des aléas du quotidien ; des dangers liés à la prédation, des intoxications, des chutes ou des blessures… Mais surtout, si son hôte manifeste ce couple d’attributs — la force et l’intelligence —, il aura de grandes chances de pouvoir la répliquer, puisqu’il apparaîtra aux yeux de ses semblables du sexe opposé comme un partenaire susceptible d’engendrer une descendance vigoureuse et attractive, comme lui.

Ainsi, de ces prémisses, on peut conclure que ce qui anime le mouvement général des êtres vivants est la recherche de puissance, quelle que soit sa forme : physique (force, prestance), psychologique (sensibilité, esprit), artistique (habileté, créativité) ou sociale (comme avec les mâles alpha chez les gorilles ou les reines d’essaims chez les abeilles). Et aussi, à cette première conclusion, on peut en ajouter deux autres : premièrement, que, si finalement ces individus apparaissent aussi enclins à « poursuivre » la puissance, c’est parce que la vie parvient comme toujours à générer des tensions (du désir, de l’attraction) qui, en plus de demander d’être calmées, promettent des apaisements plaisants (de la jouissance, du bien-être) ; et deuxièmement, qu’il y a tout intérêt pour la vie à faire en sorte que des liens de dépendance se nouent entre les individus, puisque de leur attachement et de leur capacité à s’entraider dépend directement son déploiement à travers l’espace et le temps.

 

En somme, en regard de cette situation générale, on peut difficilement voir la vie, dans la pratique, autrement que comme une énergie qui tend vers ce qui s’apparenterait à de la manipulation et de l’égoïsme, en ce qu’elle démontre n’avoir cure de rien d’autre que de son déploiement. Pour autant, si la vie s’avère effectivement implacable, reconnaissons, en considérant le mode de fonctionnement des écosystèmes en général, que par ce « traitement » qu’elle réserve aux organismes elle parvient indirectement et simultanément à équilibrer les rapports de forces entre les espèces vivantes et de fait à préserver la biodiversité, puisque chaque organisme finit par participer, à sa manière, à l’auto-régulation de la vie sur Terre, donc à un déploiement potentiellement perpétuel de cette énergie, qui, comme nous l’avons postulé, vise, en tant que principe général, à toujours davantage s’étendre et se perpétuer.

2. Les horizons de sens et leurs zones d’influence

2.1. Le déploiement de la vie

A partir de ce qui précède, nous formulons l’hypothèse que c’est la perspective de déploiement de la vie qui donne foncièrement sens aux activités du vivant, donc à celles des humains aussi. En effet, si une activité permet de déployer la vie, il faut lui reconnaître un sens car elle ouvre alors sur la possibilité d’accomplir d’autres activités, et ainsi de suite. Pourtant, en observant en particulier les activités humaines, on constate qu’il en est certaines qui posent problème, du fait de leur apparente insignifiance ou absurdit7. Ce déficit de sens peut avoir diverses causes selon la perspective qu’on retient (subjectiviste, objectiviste, relativiste, interactionniste8), mais en rapport à notre problématique, une explication tout évidente — et qui en tout état de cause relèverait de l’une de ces perspectives — tiendrait au fait qu’il est des activités qui déploient la vie seulement indirectement ou de façon très limitée dans l’espace et/ou le temps. En conséquence, pour donner une assise sémiotique à ces observations, nous considèrerons quatre degrés dans le déploiement de la vie, fondés sur la grammaire tensive de Claude Zilberberg : le minimal, le faible, le fort et le maximal (cette graduation n’impliquant aucun jugement de valeur). Autrement dit, nous tirons, à titre de postulat à justifier, l’idée que la persévérance humaine — l’effort pour continuer de vivre et d’agir — répond de quatre grands motifs, qu’elle est motivée par quatre horizons de sens.

7 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit., pp. 12, 62-63, 82.

8 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, op. cit., pp. 244-248.

Conformément aux observations consignées dans la partie précédente, on considèrera d’abord l’horizon de sens minimal comme étant celui du « Plaisir », cette intensité qu’on ressent lorsqu’on apaise les tensions que la vie distille continuellement. En effet, l’une des raisons pour lesquelles les individus persévèrent est la perspective de pouvoir profiter ensuite de temps libres, pour s’adonner à ce qui leur plaît, pour s’évader du quotidien. Cet horizon du Plaisir est dès lors minimal, car les activités qui peuvent s’y rapporter, comme le jeu ou la flânerie, ne visent nullement à déployer la vie ; elles y participent seulement indirectement en rendant l’existence plus savoureuse ou moins insoutenable grâce aux agréments ou aux extases qu’elles procurent.

A l’inverse, l’horizon de sens faible est, lui, déjà critique pour le déploiement de la vie, car il compose avec des activités contribuant de façon significative à son développement. Néanmoins, si ce développement reste faible, c’est parce que ces activités visent seulement à maximiser ce qui existe déjà et qui, surtout, est par principe condamné à disparaître, à savoir la vie organique individuelle. Cet horizon peut dès lors être désigné comme celui de la « Puissance », cette volonté qu’on a dit animer chaque individu en le motivant à repousser l’échéance de la mort, voire à se jouer d’elle, par exemple aujourd’hui par le biais de diverses technologies biomédicales. Plus généralement (et plus trivialement), parmi les activités prototypiques de cet horizon de sens se trouvent celles consistant à prendre soin de soi, à entretenir sa condition physique et mentale, à optimiser son bien-être, son confort et son hygiène, bref à assurer sa longévité et sa santé.

Avec l’horizon de sens fort, on passe ensuite un cap. En effet, on se trouve avec un horizon qui désormais permet un déploiement de la vie véritablement optimal et efficient, car lui offrant l’occasion de s’épanouir dans un espace-temps a priori infini. Les activités se rapportant à cet horizon sont celles qui visent à soutenir une cause, à savoir à prendre soin d’une communauté dont l’existence et l’histoire sont jugées devoir être protégées et sauvegardées. Ainsi, si cet horizon est fort, c’est parce qu’effectivement une communauté constitue un existant qui transcende la condition mortelle individuelle et qui, par suite, est susceptible de ne jamais disparaître. En persévérant pour une communauté, les individus offrent à la vie des perspectives de déploiement réellement durables et globales.

Toutefois, seules certaines communautés ont valeur de cause : celles pour lesquelles les individus se sentent en affinité, c’est-à-dire celles qui s’apparentent à des fraternités. Aussi, n’est-il pas nécessaire d’être attaché organiquement ou historiquement à une communauté pour se sentir à même de la soutenir, bien que ce soit généralement le cas comme on le constate systématiquement au sein des espèces vivantes. Plus profondément, les liens de cet horizon de la « Prospérité » (puisqu’il s’agit de maintenir vivante et vivace une communauté de liens naturels ou culturels singulière) sont, avant tout, foncièrement sensibles et affectifs. De telle sorte qu’un individu pourra bien sûr vouloir persévérer pour soutenir sa parenté biologique (sa famille ou son ethnie) ou ses appartenances sociales (ses cercles d’amis ou ses compatriotes), mais également le faire pour soutenir des communautés autres et étrangères, si elles lui inspirent une sympathie particulière. Dans cette perspective, on saisit qu’une communauté peut se présenter sous une multitude de formes : elle peut être fortement institutionnalisée ou n’être qu’informelle, composée de milliers d’individus ou seulement d’une poignée. Nonobstant, ce qui ne changera jamais, c’est que les activités conduites pour cet horizon ne pourront rendre pérenne qu’une partie du vivant, à savoir seulement les membres des communautés chéries et soutenues. Pour cette raison, cet horizon est seulement fort.

Enfin, il en va tout autrement avec le quatrième et dernier horizon de sens, qui est, lui, maximal, parce que composé d’activités pouvant permettre un déploiement universel de la vie. Par là, nous entendons dire qu’il est des activités qui profitent à tous et pas seulement aux individus qui les exécutent (ou à l’une de leurs communautés) ; des activités qui, en somme, participent à rendre pérenne le système entier, telle la biosphère à l’échelle de l’ensemble du monde vivant.

 

A hauteur des hommes, ce sont en revanche des systèmes variés que l’on trouve : sociaux, religieux, idéologiques ou encore économiques. Mais pour chacun le principe reste le même, à savoir que les individus visent par leurs activités à s’aligner sur l’ordre institué, assumant donc de perpétuer sa logique, sans pour autant nécessairement y adhérer. En effet, si les individus s’activent pour que leur milieu continue à « tourner rond », c’est souvent, en fait, surtout pour « avoir la paix », pour pouvoir s’adonner sereinement à la réalisation d’autres horizons de sens.

Ainsi, on constate que les individus qui agissent en faveur de cet horizon de la « Paix » le font toujours sous emprise ou sous pression, par croyance ou par crainte, par fatalisme ou par habitude. Ils sont dévoués dans leurs tâches et par la même occasion manifestent de la sorte un fort sens des responsabilités et du devoir. Cette attitude est enfin, si on peut dire, d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit dans le cadre d’activités où les individus n’occupent au fond qu’une fonction (programmatique) et non un rôle (héroïque), comme ce serait le cas dans le cadre de l’horizon de la Prospérité. En effet, lorsqu’on s’active en faveur de l’horizon de la Paix, en même temps qu’on assume le fait de n’être qu’un maillon interchangeable et substituable d’un rouage, et surtout d’un engrenage, on contribue par cette soumission au système à favoriser bon gré mal gré le déploiement de toutes les formes de vie qui y sont contenues, donc inévitablement aussi celles dont on ignore l’existence ou qu’on n’apprécie guère.


2.2. Les relations entre horizons de sens

Relativement à la présentation de ces quatre horizons de sens, il nous faut apporter plusieurs commentaires. D’abord, précisons — à nouveau — que les termes de Plaisir, de Puissance, de Prospérité et de Paix sont des valeurs qui appartiennent à la catégorie des « horizons de sens ». En effet, dès lors qu’une réalité concrète ou abstraite présente plusieurs facettes, elle doit être traitée comme une catégorie. Or, une catégorie, comme nous l’enseigne la sémiotique structurale et tensive, est aussi et avant tout un continuum ; c’est dire que les termes qui la composent ne s’opposent pas en nature, mais en degré : d’où notre recours aux méta-termes de minimal, faible, fort et maximal.

Plus particulièrement, cette gradation permet de distinguer les horizons de sens sur la base de leur potentiel en termes de déploiement de la vie, c’est-à-dire en rapport à la portée et à la zone d’influence des activités humaines. Par cette précision, nous voulons suggérer qu’il serait judicieux de concevoir les horizons de sens comme des cercles concentriques, ceci pour que ressorte le fait que l’horizon du Plaisir n’offre aucun déploiement, que l’horizon de la Puissance en offre un (mais circonscrit au corps propre de l’individu), que celui de la Prospérité en offre certains (inscrits dans l’entour), enfin que celui de la Paix en offre une infinité (ouverts sur l’univers entier comme système total).

 

Les zones d’influence des horizons de sens

A dessein, cette proposition rejoint une série de travaux de sémiotique portant sur la problématique des aires culturelles (dites aussi « zones anthropiques »9) et qui ont ceci d’intéressant qu’ils reconnaissent aux pronoms de la langue — le « ça », le « je », le « nous » et le « il »10 — une aptitude à circonscrire exemplairement les zones d’influence pratiques ici décrites et discutées. Pour cette raison, nous avons volontiers repris ces pronoms dans notre schéma pour en faire des « Autorités transcendantales », à savoir des figures mythiques qu’on pourrait imaginer déterminer les activités de chacun des horizons de sens identifiés : le Ça-pulsionnel comme autorité du Plaisir, le Je-individuel comme autorité de la Puissance, le Nous-interpersonnel comme autorité de la Prospérité et le Il-universel comme autorité de la Paix11.

Ceci clarifié, il devient enfin possible, et profitable, de projeter ces horizons de sens sur un carré sémiotique. A cette fin, rappelons que nous avons déjà identifié les horizons limites et neutres de la catégorie : d’un côté, le minimal du Plaisir et le maximal de la Paix, de l’autre, le faible de la Puissance et le fort de la Prospérité. A partir de cette syntaxe, on comprend donc que la Puissance représente l’horizon contradictoire du Plaisir, et que de la même façon la Prospérité vaut comme horizon contradictoire de la Paix. De fait, premièrement, le Plaisir ne déploie la vie de personne (entendu d’aucune personne) alors que la Puissance déploie la vie de quelqu’un (c’est-à-dire de « pas personne »), et, secondement, qu’à la différence de la Prospérité, qui ne déploie que la vie de quelques-uns (à savoir de « pas tout le monde »), la Paix déploie celle de tout le monde (ou d’un tout).

9 Fr. Rastier, « Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures », in id. et S. Bouquet (éds.), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF, 2001, pp. 243-267.

10 Cf. J.-Cl. Coquet, La quête du sens, Paris, PUF, 1997 ; Phusis et Logos, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2007. J. Fontanille, « Les types thématiques des schèmes de la pratique et la topologie anthropo-sémiotique », Actes Sémiotiques, 123, 2020 ; « L’instauration des mondes et la fabrique des vérités », Degrés, 182-183, 2020.

11 Dans Sémiotique des formes de vie (Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2020, pp. 179-180), là où nous avons proposé pour la première fois ce concept d’« Autorité transcendantale », c’est une autre terminologie, plus imagée, que nous avions retenue : la Puissance (pour le Je-individuel), le Milieu (pour le Il-universel), le Feeling (pour le Nous-interpersonnel) enfin, la Nature pour le (Ça-pulsionnel). Aujourd’hui, nous serions toutefois enclin à remplacer au moins deux de ces termes : la « Puissance » par le « Corps » (pour éviter le doublon avec la dénomination éponyme de l’horizon de sens) et le « Feeling » par l’« Origine » (puisqu’on parle ici d’une communauté de sentiments, donc d’une affinité qui est supposée être née quelque part).

Le carré sémiotique des horizons de sens

Cette schématisation rend en outre possible de préciser des relations entre horizons de sens que nous n’avons que peu explicitées jusqu’ici. On peut d’abord constater, sur l’axe horizontal, que deux types d’horizons s’opposent : des horizons de sens reposant sur du réfléchi et des horizons de sens reposant sur du ressenti, c’est-à-dire, d’un côté, des horizons qui inscrivent le sens dans un cadre plutôt rationnel, de l’autre, des horizons qui l’inscrivent dans un cadre plus émotionnel. Et de la même façon, sur l’axe vertical, on peut reconnaître que les horizons limites (en haut) et neutres (en bas) se distinguent plus spécifiquement entre eux du fait que les premiers ne font guère cas du temps (la Paix l’annihile, le Plaisir s’en extrait) alors que les seconds en font un enjeu central (la Puissance le combat, la Prospérité compte dessus).

 

Enfin, comme il est ici question du sens dans toute sa complexité, il nous a paru opportun de relever dans ce carré que chacun de ces horizons peut répondre d’un régime de sens particulier12. Ainsi, l’horizon du Plaisir serait insensé, car il ne trace rien (bien plutôt, quand un sujet vit une extase ou un enchantement, tout se fige dans l’instant présent), tandis que celui de la Paix serait insignifiant dans la mesure où la marche du monde ne dépend pas des activités des individus, puisque, bien au contraire, ce sont eux qui se trouvent dans une relation de dépendance vis-à-vis du système dans lequel ils évoluent. Enfin, à l’inverse, alors que véritablement l’horizon de la Prospérité fait sens avec des activités qui contribuent à tracer et déployer de réelles communautés de vies, l’horizon de la Puissance a (seulement) de la signification, parce qu’il repose sur des activités ayant une visée clairement définie et instrumentale, celle de gagner en puissance pour ensuite éventuellement pouvoir accomplir les trois autres horizons de sens, ou celui-ci même de la Puissance, dans une sorte de fuite en avant.

12 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit., p. 72 et passim.

Conclusion

Il est une notion sur laquelle nous n’avons pas encore pris le temps de nous arrêter: celle d’activité. C’est à son propos que nous voudrions conclure en commençant par souligner que tous les horizons de sens procèdent d’activités, mais que pour autant une activité donnée ne relève pas, par nature, d’un horizon déterminé. Une activité peut en effet, théoriquement, renvoyer à n’importe quel horizon de sens. C’est la tradition, la situation et le point de vue qui, ensemble ou séparément, donnent cas par cas aux activités leur valeur sémiotique. Par exemple, le repos est une activité qui incontestablement tient de l’horizon de la Puissance, mais qui peut tout autant s’inscrire dans le cadre de l’horizon du Plaisir (en devenant grasse matinée). A vrai dire, il faut plus généralement s’attendre à ce qu’une activité contribue presque toujours à la réalisation de plusieurs horizons de sens quand bien même elle n’est effectuée que pour en réaliser un spécifiquement.

En second lieu, précisons qu’une activité peut contribuer à l’accomplissement des horizons de sens de deux façons : soit en les réalisant effectivement, soit en rendant seulement cette réalisation possible. Dans le premier cas, les activités sont à considérer comme des performances, dans le second, comme des programmes. Cela équivaut à dire que pour accomplir un horizon de sens, il faut d’une part accomplir des programmes, d’autre part faire culminer cette persévérance programmatique dans une performance qui précisément réalise l’horizon poursuivi. Toutefois, conformément à ce que nous avons dit au paragraphe précédent, il n’est pas d’activités qui soient par nature des performances ou des programmes ; c’est à nouveau en fonction de la tradition, de la situation et du point de vue qu’une activité s’avérera être une performance ou un programme.

Par exemple, la chasse, au sein des sociétés tribales, est une activité qui indéniablement tient valeur de programme, puisqu’elle vise par-dessus tout à se procurer de quoi manger dans le cadre de l’horizon de la Puissance. Mais vue sous un autre angle, elle peut aussi valoir comme performance, lorsqu’elle est réa- lisée dans le cadre de temps libres, pour se distraire (horizon du Plaisir). Ainsi, la question qu’il faut systématiquement se poser pour savoir si une activité est une performance ou un programme, c’est si elle représente pour les individus qui l’effectuent un moyen (un programme) ou une fin (une performance).

En somme, une performance constitue le couronnement d’une séquence de programmes, et à ce titre elle nous amène à considérer les horizons de sens comme autant de projets qu’on vise sans cesse à accomplir. D’ailleurs, indépendamment du contexte social, on se rend compte que ces projets en viennent rapidement à cumuler un nombre important de programmes. En effet, en gardant un pied dans le monde tribal, on voit par exemple que pour simplement se sustenter il faut aux membres, pourtant peu nombreux, de ces sociétés, avoir accompli préalablement au moins quatre ou cinq programmes ! Dans l’ordre antéchronologique, et sans chercher l’exhaustivité, en remontant de présupposé en présupposé (« à partir de la fin », selon la vieille consigne de Greimas), il leur incombe notamment de cuisiner, chasser, confectionner des armes, rechercher des matières premières. Ainsi, cette énumération est instructive, car elle montre qu’un horizon de sens ne s’atteint pas facilement, qu’il requiert la mise en œuvre d’une variété de programmes procédant eux-mêmes de besoins spécifiques et qui, en outre, n’apparaissent qu’au fur et à mesure de l’effort de persévérance.

 

Plus généralement, cette énumération fait ressortir à quel point la persévérance est foncièrement une affaire de coopération. On ne persévère jamais seul très longtemps. Il faut persévérer ensemble, que ce soit pour être plus efficaces et rapides, ou parce que, pour telle ou telle activité, il y a toujours des individus plus talentueux ou expérimentés que soi. Toutefois, si en coopérant les individus ne peuvent manquer de participer à l’horizon de la Paix ou de la Prospérité, ce n’est pas pour autant qu’ils le réalisent. En effet, un horizon de sens n’est pas un simple résultat, c’est une finalité réfléchie, consciemment visée. Un horizon de sens s’atteint lorsqu’on réalise une activité qu’on a, dès le départ, conçue comme une performance. Ainsi, pour exploiter une dernière fois l’exemple des sociétés tribales, on peut reconnaître que lorsque leurs membres coopèrent pour chasser ou cuisiner, ce qu’ils visent à faire par-dessus tout et consciemment ce n’est pas expressément soutenir l’existence de leur groupe (même s’ils y contribuent immanquablement en renforçant des liens de solidarité), mais à s’assurer que chacun puisse être repu et, qualitativement, bien nourri (horizon de la Puissance, donc).

Enfin, si nous avons dit que les horizons de sens doivent être conçus comme des projets, il nous faut admettre que les programmes assument également ce statut. Un programme, en effet, est aussi un projet, puisque d’une part il a bien une visée projective (il vise à réaliser la performance d’un horizon de sens), et que d’autre part il requiert aussi la conduite de plusieurs activités, de même que l’accomplissement d’une performance qui, en la circonstance, serait une épreuve du fait qu’elle débouche sur l’acquisition d’une compétence permettant l’enclenchement d’un autre programme — et ainsi de suite jusqu’au moment de la performance finale qui accomplit l’horizon de sens. En somme, par ces ultimes références à peine voilées à la sémiotique narrative13, notre intention est surtout d’indiquer qu’il y aurait peut-être lieu — à l’aune des travaux de sémiotique conduits sur les pratiques et la culture depuis les années 2000 — de se replonger dans les propositions fondatrices de Greimas, ceci pour les réévaluer en les confrontant à la réalité du terrain sociologique et anthropologique.

13 Cf. A.J. Greimas, « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5, 1979 ; rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983. E. Landowski, « D’une pierre cent coups », in Avoir prise..., op. cit.

Bibliographie

Bergson, Henri, L’évolution créatrice (1907), Paris, P.U.F., 2007.

La conscience et la vie (1911), Paris, P.U.F., 2011.

Coquet, Jean-Claude, La quête du sens, Paris, P.U.F., 1997.

Phusis et Logos, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2007.

Fontanille, Jacques, Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008.

— « Les types thématiques des schèmes de la pratique et la topologie anthropo-sémiotique », Actes Sémiotiques, 123, 2020.

— « L’instauration des mondes et la fabrique des vérités », Degrés, 182-183, 2020.

Greimas, Algirdas J., « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5, 1979 ; rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983.

Landowski, Eric, Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004.

Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

— « Avoir prise, donner prise », Actes Sémiotiques, 112, 2009.

Perusset, Alain, Sémiotique des formes de vie. Monde de sens, manières d’être, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2020.

Rastier, François, « Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures », in id. et S. Bouquet (éds.), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, P.U.F., 2001.

 


1 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 ; Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005 ; Avoir prise, donner prise, Actes sémiotiques, 112, 2009 ; J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

2 Comme le précise Henri Bergson dans L’Évolution créatrice, « c’est dire qu’on verra dans l’évolution [du vivant] tout autre chose qu’une série d’adaptations aux circonstances, comme le prétend le mécanisme, tout autre chose aussi que la réalisation d’un plan d’ensemble, comme le voudrait la doctrine de la finalité ». Cf. op. cit. (1907), Paris, P.U.F., 2007, p. 100.

3 H. Bergson, La conscience et la vie (1911), Paris, PUF, 2011, p. 12.

4 Comme on le comprend, et comme indiqué en introduction, ainsi qu’en note 2, le présent propos ne tient pas de la théorie du « dessein intelligent » (position finaliste). Nous exposons simplement une théorie biologique modérée (position vitaliste), c’est-à-dire qui évite également de tomber dans une conception trop biochimique du vivant (vision mécaniste). En somme, indépendamment des hypothèses ici formulées, nous reconnaissons que la vie reste un phénomène des plus complexes à formaliser et à interpréter.

5 On a là exposée de façon plus douce et plus imagée l’hypothèse selon laquelle les organismes agissent prioritairement pour le bien de leurs gènes et non celui de leur espèce.

6 Nous ne considérons pas ici les pratiques humaines qui peuvent remettre en question ce postulat, en particulier celles liées à la procréation médicalement assistée ou à la modification génétique des organismes.

7 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit., pp. 12, 62-63, 82.

8 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, op. cit., pp. 244-248.

9 Fr. Rastier, « Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures », in id. et S. Bouquet (éds.), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF, 2001, pp. 243-267.

10 Cf. J.-Cl. Coquet, La quête du sens, Paris, PUF, 1997 ; Phusis et Logos, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2007. J. Fontanille, « Les types thématiques des schèmes de la pratique et la topologie anthropo-sémiotique », Actes Sémiotiques, 123, 2020 ; « L’instauration des mondes et la fabrique des vérités », Degrés, 182-183, 2020.

11 Dans Sémiotique des formes de vie (Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2020, pp. 179-180), là où nous avons proposé pour la première fois ce concept d’« Autorité transcendantale », c’est une autre terminologie, plus imagée, que nous avions retenue : la Puissance (pour le Je-individuel), le Milieu (pour le Il-universel), le Feeling (pour le Nous-interpersonnel) enfin, la Nature pour le (Ça-pulsionnel). Aujourd’hui, nous serions toutefois enclin à remplacer au moins deux de ces termes : la « Puissance » par le « Corps » (pour éviter le doublon avec la dénomination éponyme de l’horizon de sens) et le « Feeling » par l’« Origine » (puisqu’on parle ici d’une communauté de sentiments, donc d’une affinité qui est supposée être née quelque part).

12 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, op. cit., p. 72 et passim.

13 Cf. A.J. Greimas, « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5, 1979 ; rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983. E. Landowski, « D’une pierre cent coups », in Avoir prise..., op. cit.

 

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Mots clefs : anthropologie, persévérance, sémiotique, sens.

Auteurs cités : Henri Bergson, Jean-Claude Coquet, Jacques Fontanille, Eric Landowski, François Rastier.


Plan :

Introduction

1. Les caractères généraux du vivant

1.1. Une histoire d’énergie

1.2. Vers la puissance et bien plus

2. Les horizons de sens et leurs zones d’influence

2.1. Le déploiement de la vie

2.2. Les relations entre horizons de sens

Conclusion

 

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