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Crise politique
Contamination sensible Anouar Ben Msila Publié en ligne le 4 mars 2021
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La présente contribution se veut une lecture sémiotique de la pandémie de Covid-19. Celle-ci est envisagée comme processus de sens et sont postulés opératoires les concepts et procédures élaborés par A.J. Greimas, mais aussi par J. Fontanille (corps et passions), E. Landowski (sensible et interactions) et Cl. Zilberberg (tensif et événement). De fait, même si nous ne perdons pas de vue certains traits biologiques du virus en question, ce n’est pas l’aspect clinique, nosographique qui nous retient, mais le fonctionnement de la pandémie en tant que langage et discours au sein de la vie sociale. C’est cela que nous interrogerons afin d’en saisir et d’en articuler le mode et les conditions de signification. Notre interrogation portera tant sur le parcours pandémique lui-même (vie naturelle du virus) que sur les discours se tissant sur lui. Ceux-ci sont pluriels quant à leur type ou expression : ils sont d’ordre sanitaire, politique et médiatique. Si nous ne nous sommes pas fixé un corpus bien précis, c’est parce que nous manque encore le recul nécessaire, sachant que la pandémie continue de sévir partout dans le monde. Toutefois, ces différents discours sont aujourd’hui si connus, si « entendus » qu’on en identifiera facilement la source. Et ce sont ceux qui appartiennent à la sphère socioculturelle française qui nous préoccupent en particulier, ne serait-ce que parce que le français reste notre langue de recherche et d’enseignement. Nous commencerons par dessiner, à grands traits, le contexte d’apparition de la pandémie, pour ensuite aborder l’aléa ou l’imprévu qui semble la caractériser. Puis nous proposerons une conception de la contagiosité que nous inspire le fonctionnement intrinsèque de la covid-19 : le coronavirus, s’il se transmet par voie virale, peut « se contracter » également sur le mode du sensible — sémiotiquement parlant. Il en résulte deux types de contaminations, l’une infectueuse, l’autre, sensible, constitutives de la contagion. Antonin Artaud, pour qui la peste « se propage » plutôt par la voie « spirituelle » ou psychique, nous vient en aide pour étayer notre propos1. C’est la théâtralité, à travers le rôle actantiel ou les « dramatis personae », qui constitue le point de rencontre de cette approche dramaturgique et de la sémiotique. Nous terminerons par un volet où l’altérité, l’éthique et la responsabilité pour autrui tiennent une place centrale. Le port du masque imposé nous amène, presque naturellement, à invoquer Emmanuel Levinas, qui place le visage et l’éthique sous-jacente au cœur de son œuvre philosophique2. Le visage, aux antipodes du masque, est le lieu de jonction entre cette philosophie et la sémiotique. Il sera montré que les discours sanitaire, politique et médiatique se développent de telle sorte que le face-à-face levinassien le cède au « masque-à-masque » de distanciation. Et qu’à la responsabilité pour autrui se substitue la responsabilité d’autrui, réductrice parce que moralisatrice. Un mot sur la forme de la lecture ici proposée. Les pages qui suivent se situent à mi-chemin entre la théorie sémiotique, ardue, et l’« écriture » quelque peu |
1 Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste », Le théâtre et son double, Paris, Gallimard-Idées, 1964. pp. 19-45. 2 Voir Totalité et infini (1961), Paris, Kluwer academic-Le Livre de Poche, 2012, pp. 203-277. 3 L’asocialité et la jouissance d’écriture sont prises dans l’acception de Roland Barthes dans Le plaisir du texte, Paris, Seuil (Points), 1973, p. 70. |
1. Contexte global : d’un imprévu l’autre A peine l’an 2020 commence-t-il que semble prendre fin tout un monde, et à peine sortis de l’ivresse des fêtes de fin d’année que l’insouciance nous quittait progressivement : un coronavirus, la covid-19 plus précisément, entame sa propagation de par le monde. Mais on n’y prête guère d’attention, comme si nous voulions l’ignorer, comme si nous étions dans le déni. Or, à en croire les discours officiels, le 24 janvier, ce virus fait son apparition sur le territoire français, et le 14 février en meurt le premier patient, un Chinois en l’occurrence. C’est alors que la ministre de la Santé démissionne, le 16 février, pour se porter candidate à la mairie de Paris. Au même moment, la conseillère de Santé à l’Elysée, préférant soutenir son époux dans la campagne des mêmes élections municipales, quitte ses fonctions... On le voit, la politique au jour le jour paraît l’emporter sur le sanitaire, le régir et le réguler. Pourtant, comme l’a jadis souligné Antonin Artaud, une épidémie sert souvent de toile de fond à des projets de changements politiques décisifs : La peste de 1502 en Provence, qui fournit à Nostradamus l’occasion d’exercer pour la première fois ses facultés de guérisseur, coïncida aussi dans l’ordre politique avec les bouleversements les plus profonds, chutes ou morts de rois, disparition et destruction de provinces, séismes, phénomènes magnétiques de toutes sortes, exodes de Juifs, qui précèdent ou suivent, dans l’ordre politique ou cosmique, des cataclysmes et des ravages dont ceux qui les provoquent sont trop stupides pour prévoir, et ne sont pas assez pervers pour désirer réellement les effets.4 On prétendait maîtriser la situation, arguant la bénignité du virus, osant la comparaison avec la grippe saisonnière, tandis que jour après jour le virus gagne du terrain, que la vitesse de sa diffusion est de plus en plus inquiétante. A notre surprise, la covid-19, et c’est là sa première caractéristique, se diffuse, et curieusement, systématiquement, n’épargne aucun continent, voire aucun pays. C’est la mondialisation du virus, qui fait écho à la globalisation du monde. Désormais les morts se comptent par milliers et par million le nombre de personnes contaminées, variant entre testés positifs et cas malades. On prend enfin conscience de la gravité de la situation. On réalise qu’il s’agit de pandémie, et ce mot s’impose à nous, envahissant notre langue, nos différents écrans et nos foyers. Aujourd’hui, l’hiver approche à grands pas et le virus circule toujours parmi nous. Certes il est visiblement moins virulent qu’au printemps 2020, mais par le truchement du discours des savants, des politiques et des médias le spectre d’une seconde vague, qui serait aussi haute, plane toujours. Pour tenter de comprendre cette pandémie, d’en construire une signification appropriée, commençons par dessiner le contexte de son apparition. Et c’est le contexte sociopolitique qui nous retient le plus. Nous partons de l’idée que la situation pandémique que nous vivons aujourd’hui reste inédite, et si elle l’est, ce n’est pas tant par le type du virus, par sa nature propre, que par les conséquences qui en ont découlé et les décisions politiques qui ont été prises, et ce depuis le début jusqu’aujourd’hui. La conséquence majeure de la pandémie, c’est en effet le confinement généralisé, à l’échelle planétaire, et l’arrêt économique, mais aussi social et culturel qu’implique ce retrait de la vie pratique et quotidienne. Jamais nous n’avons vu, sauf par temps de guerre, les écoles fermer leurs portes. |
4 « Le théâtre et la peste », op. cit., p. 24. |
Il y eut, de par le passé, le ZIKA (2013), le MERS-Cov (2012), le H1N1 (2009), le SARS-Cov (2003), et dans un passé un peu plus lointain, la grippe de Hong Kong (1968) et la grippe asiatique (1957). Mais la vie continuait son cours, comme si de rien n’était, ou presque. Situation inédite donc que celle de la covid-19. Ce caractère inédit, nous le rangeons sous le terme d’« événement » selon l’acception sémiotique du terme. En effet, est événementiel ce qui advient de façon imprévue et qui, en advenant, transforme la situation où il survient. On ne s’y attend pas, on n’en a pas prévu, encore moins anticipé, l’arrivée et l’effet de sens provoqué. Claude Zilberberg l’aborde en termes de tensivité : sur le mode familier : quand l’événement est là, il est déjà trop tard ! l’événement ne peut être saisi que comme affectant, que comme bouleversant ; il suspend momentanément le cours du temps, mais rien ni personne ne saurait empêcher que le temps bientôt ne reprenne son cours et que l’événement n’entre insensiblement dans les voies de la potentialisation, c’est-à-dire d’abord en mémoire, puis au fil du temps en histoire, de sorte que, grossièrement formulé, l’événement gagne en visibilité, en intelligibilité ce qu’il perd insensiblement en acuité.5 A la différence du faire (performance) s’accomplissant suivant les modes d’existence allant de la potentialisation à la réalisation, l’événement surgit en sens inverse, passant du mode réalisé au mode potentialisé. Ainsi en va-t-il de la pandémie actuelle. Elle advient, surprend le monde, qui n’attend à présent que son retrait, son inscription dans le souvenir et dans la narration d’une temporalité révolue. Mais qui reste attentif à l’actualité mondiale remarquera que la covid-19 n’est pas le seul événement des dernières années. Sur le plan politique, il y eut plus d’un imprévu, plus d’un événement. Parmi eux, on retient l’élection de D. Trump (Etats-Unis) en novembre 2016 et celle d’E. Macron (France) en mai 2017. L’opinion américaine et internationale donnait pour favorite H. Clinton, jusqu’au coup de théâtre survenu la veille des élections, celui de l’apparition de courriels (mails) « compromettants » se rapportant à la candidate démocrate. Le monde virtuel (le net) s’impose alors et avec force, faisant basculer la donne politique, influant sur le résultat attendu de l’élection présidentielle. |
5 Eléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006, p. 142. |
L’un des traits principaux de la pandémie est la relation de conflictualité entre le réel et le virtuel. Cette conflictualité s’inscrit jusque dans l’approche de la pandémie aussi bien par les savants et les politiques que par les médias. Et le nœud du conflit s’origine justement dans des instances de prévisions ayant une relation étroite, voire organique avec le virtuel, à savoir la modélisation pandémique élaborée par l’Imperial College of London et la Fondation Bill Gates, instances toutes deux connues pour leurs programmes hautement numériques. La virtualité est donc doublement marquée : d’un côté, par le modèle théorique et hypothétique lui-même (contenu) formulé par ces deux instances, et de l’autre, par la nature et le support des formulations (expression) des prévisions avancées par ces mêmes instances. D’après les déductions en question, des statistiques ont été avancées bien avant le surgissement de la pandémie : on prévoyait 50 millions de morts de par le monde, 500 000 en France de même qu’en Suède. Or, la réalité infirme ces chiffres vus trop à la hausse : jusqu’aujourd’hui, le nombre des décès enregistrés reste heureusement bien au-dessous des prévisions des modélisateurs. Il y a donc relation conflictuelle entre modélisation virtuelle, et réalité concrète, la réalité de tous les jours. Or, de cette relation de conflit en découle une autre, entre les décisions politiques et la réalité de la pandémie. Comme les politiques se sont appuyés, pour leur majorité, sur les modélisations de l’Imperial College de Londres et celles de la Fondation Gates, et que ces prévisions se sont avérées en décalage par rapport à la réalité sanitaire, les décisions prises ont été peu appropriées à la gestion pratique de la crise. D’où l’incompréhension, sans cesse croissante, des citoyens face aux décisions prises par les responsables politiques. D’où également leur perplexité due aux contradictions souvent frappantes de la stratégie adoptée par la gouvernance dans la gestion de la pandémie. Les discours contradictoires sont le fait non seulement des politiques, mais aussi des scientifiques et des médias, ce qui accentue la perplexité et le désarroi du citoyen en quête, pour le moins, d’un savoir cohérent et d’une solution efficace et pérenne, sinon d’une vérité rassurante et d’une résolution définitive de la crise. |
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Voici un cas précis de contradiction : celui des indicateurs pandémiques. Pour rendre compte de cet aspect contradictoire, souvenons-nous du principe d’empirisme de Louis Hjelmslev : une théorie n’est scientifique que si elle répond aux critères de simplicité, d’exhaustivité et de cohérence6. Qu’en est-il pour ce qui est de l’approche de la pandémie ? A en juger d’après la perplexité du citoyen, le principe de simplicité semble faire défaut. Sans doute cette lacune est-elle due au manque d’un savoir, scientifique, nécessaire à une bonne compréhension du fonctionnement de la covid-19, à une connaissance suffisante de la vie virale de ce pathogène dans l’organisme et au sein de la vie sociale. Cela est d’autant plus vrai que ce virus mute constamment. Mais la confusion chez le citoyen s’explique surtout par une insuffisance dans l’argumentation et la communication : on entend un propos et son contraire. Le caractère imprévisible du virus y est sûrement pour quelque chose ; il n’empêche qu’on serait en droit d’attendre davantage d’effort argumentatif et communicatif, plus de travail pédagogique pour convaincre le citoyen de la véracité des informations scientifiques comme de l’opportunité des prises de décisions politiques. |
6 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage (1943), trad. Paris, Minuit, 1971, p. 19. |
Le deuxième critère, celui d’exhaustivité, reste plutôt, quant à lui, en suspens : A la différence du premier et du deuxième critère, le troisième, celui de cohérence, n’est pas observé, et il incombe aux décideurs d’en assumer la responsabilité. Mais d’abord, à quoi ce principe se ramène-t-il sur le plan clinique à propos de la covid-19 ? Il concerne les trois indicateurs pandémiques que sont le taux de contamination, le taux de réanimation et le taux de mortalité (ou létalité). Dans un premier temps, en mars / avril, en France, ces trois indicateurs ont été régulièrement et conjointement pris en considération. D’où la cohérence relative de l’approche clinique de la pandémie. Mais dès la fin de l’été, commence à apparaître un flottement dans la méthodologie : seuls le premier et deuxième critères sont retenus et mis en avant tant dans les discours que dans les images, tant par les politiques que par les médias. Comme il n’en est pas de même de l’indicateur de mortalité, pourtant primordial, la cohérence devient toute relative et partielle. L’ampleur d’une pandémie se mesure en effet au nombre de morts qu’elle cause. Ainsi donc, l’unicité des critères n’est pas respectée et la cohérence de la démarche s’en trouve altérée. « La cohérence, on le sait, reste un des rares critères de vérité que l’homme ait imaginés », écrivait naguère Greimas en s’appuyant sur la théorie hjelmslevienne du langage et sur le concept de « sens négatif »7. Si la non-observance du premier et du deuxième indicateur affecte la valeur argumentative et communicative du discours, le non-respect du troisième critère porte atteinte au raisonnement même, à la portée scientifique du discours. |
7 A.J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 9. |
Comment expliquer ce non-respect des indicateurs pandémiques, des trois pris dans leur solidarité ? Nous avançons l’idée de l’excès de prudence résolument recommandée par les responsables politiques relayés en cela par les savants et les médias. La crainte du déferlement d’une « seconde vague » (la « première » 3. De la contamination infectueuse à la contamination sensible Le concept de contagiosité, avec les régimes de sens qu’il implique, se révèle pertinent. Cela est d’autant plus vrai que la covid-19 se caractérise par un taux de contamination jugé élevé, ramené en moyenne au Risque 3 (une personne affectée en contamine trois), alors que le taux de mortalité reste heureusement plus réduit : meurent 4% des personnes contaminées. Une précision sémiotique s’impose toutefois : ce n’est pas parce qu’il s’agit de pandémie que la notion de contagiosité acquiert toute sa pertinence, mais parce que la vie du sens elle-même, quelle qu’en soit l’expression et indépendamment de sa nature, se fonde sur la contagiosité, principe fondamental de la sémiotique du sensible8. La joie, tout comme la tristesse, loin d’être à caractère pandémique, font bel et bien l’objet de contagion. Comment ce régime de sens se présente-t-il dans la covid-19 ? |
8 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (2e partie, « La contagion du sens »). |
Il existe deux types de contagion : l’une strictement infectueuse, virale, l’autre sensible, passionnelle ou pathémique. La première, la seule couramment reconnue, consiste en la transmission d’un virus par une personne affectée à une autre personne, qui le devient à son tour. La covid-19 est connue pour son hyper-contagiosité comparativement à d’autres infections respiratoires. C’est d’ailleurs par ce trait distinctif que les politiques, à l’échelle mondiale, justifient le recours au confinement généralisé (mesure drastique remontant, comme on le sait, à des temps très anciens). Mais ce n’est pas ce type de contamination, qui relève de l’approche clinique, qui nous intéresse le plus ici. C’est plutôt le second type, en raison de son caractère opératoire et heuristique en termes de surcroît d’intelligibilité non seulement de la pandémie actuelle, mais de toute épidémie. Une conception sensible, ou passionnelle, de la contamination de la covid-19 est en effet tout à fait plausible. Pour étrange que cela puisse paraître, ce type de virus est susceptible d’être transmis sur le plan des pathèmes ou des états d’âme. De quelle façon ? Auparavant, deux exigences s’imposent à nous, l’une théorique, l’autre pratique. Eric Landowski, l’initiateur du régime sémiotique de la contagion, nous invite à distinguer la contagion infectueuse (virale) ou biologique de la contagion sensible, et nombreux sont les exemples concrets de la seconde9. Parmi eux, le rire et ce qui relève en général de la dimension esthésique. Et l’auteur d’affirmer : La seconde forme de contagion, qu’on pourrait appeler par contraste affective et non plus infectueuse — la contagion conçue comme partage immédiat des affects du corps et de l’âme —, implique un continuum du pâtir qui ne saurait être que de l’ordre de l’« union » entre des corps-sujets.10 Pour notre part, ce que nous proposons, c’est l’inscription de la contamination sensible au sein même de la contagion infectueuse de telle sorte qu’il y a continuité entre les deux types de contagion. La contagion infectueuse devient un pôle sémiotique générique subdivisible en deux sous-pôles spécifiques contradictoires : contamination infectueuse versus contamination sensible. Autrement dit, il peut en être de la covid-19 comme des pathèmes et des états d’âme tel que le rire, capable de « contaminer » indépendamment de tout virus au sens biologique du terme. « Car, on le sait, voir rire tend par soi-même à faire rire : tout se passe alors comme s’il y avait une sorte de performativité de la coprésence »11. Ainsi en va-t-il du coronavirus dont la contamination peut advenir sans qu’il y ait transmission biologique du virus. Elle procèdera alors du sensible. Proposition difficile à soutenir, nous en convenons, mais en apparence seulement. Pour s’en convaincre, un détour par l’œuvre d’Antonin Artaud s’avère nécessaire. C’est là la seconde exigence, pratique, que nous évoquions plus haut. |
9 Ibid., « Deux régimes de contamination », pp. 114-119. 10 Ibid., pp. 127-128. Sur le concept d’« union » (vs « jonction »), ibid., pp. 57-68. 11 Ibid., p. 114. |
En abordant la peste sous forme d’un théâtre, Artaud en vient à la thèse qu’en plus de la contamination infectueuse, dont il doute par ailleurs, intervient un autre mode de contamination, qu’il qualifie de « spirituelle », ou « psychique ». En voici l’idée principale, fructueuse pour nous : Quels que soient les errements des historiens ou de la médecine sur la peste, je crois qu’on peut se mettre d’accord sur l’idée d’une maladie qui serait une sorte d’entité psychique et ne serait pas apportée par un virus. Si l’on voulait analyser de près tous les faits de contagion pesteuse que l’histoire ou les Mémoires nous présentent, on aurait du mal à isoler un seul fait véritablement avéré de contagion par contact, et l’exemple cité par Boccace de pourceaux qui seraient morts pour avoir flairé des draps dans lesquels auraient été enveloppés des pestiférés, ne vaut guère que pour démontrer une sorte d’affinité mystérieuse entre la viande de pourceaux et la nature de la peste, ce qu’il faudrait encore analyser de fort près.12 Au-delà de la négation par Artaud de toute contamination, en cas de peste, par l’intermédiaire d’un contact physique (infection virale), c’est la contamination |
12 « Le théâtre et la peste », op. cit., pp. 24-25. 13 Ibid., p. 27. 14 Ibid., p. 31. |
Comment la « théâtralité » de la peste se manifeste-t-elle ? Elle se traduit par la démesure, l’excès des sentiments et une exacerbation du sensible qui, au fond, se déploient en pure gratuité : « Tout dans l’aspect physique de l’acteur comme dans celui du pestiféré, montre que la vie a réagi au paroxysme, et pourtant, il ne s’est rien passé »15. Exubérante, la contamination « spirituelle », dans le cas de la peste, correspond, sémiotiquement parlant, à un simulacre, comme dans un spectacle monté sur scène. Et c’est le trait simulacral, la théâtralisation, qui garantit à la fois l’excès de délire et la communication, la transmission de ce délire excessif : « Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu’il soit communicatif »16. |
15 Ibid., p. 34. 16 Ibid., p.37. |
Qu’en est-il à présent de ces éléments au sujet de la covid-19 ? Il ne s’agit pas pour nous de reproduire littéralement la conception d’Antonin Artaud mais d’en retenir l’état d’esprit ou plutôt l’état d’âme, à savoir l’excès et la communication, qui nous paraissent appropriés au cas qui nous préoccupe. Nous ne concevons pas non plus la contamination sensible en termes logiques de vrai / faux, mais selon la problematique sémiotique de la véridiction (être / paraître). Artaud lui-même conforte l’idée d’un jeu de positions véridictoires : « L’esprit croit ce qu’il voit et fait ce qu’il croit : c’est le secret de la fascination »17. |
17 « Le théâtre et la peste », op. cit., p. 37. |
De par le monde, dans leur gestion de la crise sanitaire, les responsables politiques n’ont eu de cesse de tenir un discours excessif et de prendre des mesures marquées tout autant par l’excès. L’hygiénisme, le confinement total, le couvre-feu, le séparatisme humain, le moralisme, les contradictions scientifiques et politiques trop flagrantes, voire les mensonges au sujet des masques et des tests par exemple, la sur-médiatisation de la pandémie, sont autant de mesures spectaculaires qui confèrent de la théâtralité à l’atmosphère pandémique et qui contribuent à installer inexorablement une peur collective, un état d’âme anxiogène généralisé, à tel point que les citoyens, éprouvant une peur quasi-permanente, se transmettent ce sentiment les uns aux autres, ne se contaminant plus, dès lors, que sur le plan passionnel ou sensible. Or la peur, on le sait, est tout aussi nocive et contaminatrice que le virus proprement dit. L’affolement des politiques devant une situation difficilement gérable finit par toucher la masse des citoyens plongés dans la confusion et scientifiquement démunis. La file d’attente interminable devant les laboratoires d’analyses pour s’assurer de sa « négativité » est révélatrice de cette frayeur montée de toutes pièces. Tout se passe comme si la population devenait tout simplement hypocondriaque. Les citoyens incarnentils, malgré eux et à leur insu, le rôle de comédiens (ou de tragédiens) dans une mise en scène qu’on s’efforce de faire passer pour vraisemblable ? 4. Visage masqué : de la responsabilité pour autrui à la responsabilité d’autrui Désormais, le Citoyen, et partout dans le monde, s’est vu imposer un certain nombre de restrictions manifestement sanitaires, mais qui, à y regarder de près, ont partie liée avec l’amenuisement des libertés publiques. Ces mesures restrictives se rangent sous la bannière de la « distanciation sociale » ou des « gestes barrière ». Fait l’objet d’injonction (prescriptions et interdictions) ce qui touche à la socialité et à l’humain, à la présence au monde et à autrui. Et le geste le plus spectaculaire, c’est celui du port du masque. Cette contrainte ne cesse d’ailleurs de provoquer des remous dans plus d’une société, notamment celles qui n’y sont pas habituées, contrairement à celles d’Extrême-Orient qui ont précédemment été victimes d’autres épidémies. Le masque comporte plus d’une signification. Il fonctionne d’abord comme un signal épidémique, puisqu’il indique un état de crise sanitaire. Ensuite, il correspond à un signe clinique dont le signifiant est constitué par des symptômes (fièvre, etc.) et le signifié par l’infection de covid-19. Enfin, limitant mécaniquement la prise de parole et la liberté d’expression, le masque est aussi, politiquement, un symbole. En somme, bien qu’assez efficace cliniquement, il n’est pas « innocent ». De toutes les couleurs, rendant la parole inaudible, il est l’opposé du « gilet jaune », qui visualise une voix contestataire18. Et si le masque nous retient plus particulièrement, c’est parce qu’il touche à l’altérité, dimension constitutive de l’humanité même de l’être humain. Or, l’altérité, indissolublement liée au visage, est foncièrement politique : elle concerne le vivre ensemble au sein de la Cité. |
18 Les « gilets » de couleur jaune ont constitué le signe de ralliement d’un vaste mouvement social de protestation apparu en France en octobre 2018. |
S’il est un penseur qui a plus qu’aucun autre abordé le visage, au point d’en faire l’épine dorsale de son œuvre, c’est bien Emmanuel Levinas. « L’idée importante quand j’évoque le visage d’autrui, la trace de l’infini, ou la parole de Dieu », écrit-il, « est celle d’une signifiance de sens qui, originellement, n’est pas thème, n’est pas objet d’un savoir, n’est pas être d’un étant, n’est pas représentation »19. De ce propos, nous retenons deux significations intimement liées. Autrui est visage et c’est par le visage qu’il apparaît incomparable, dans son altérité non réductible. Ensuite, le visage ne se réduit pas à une physionomie ; il est plutôt une « voix » qui ouvre à l’éthique, en ce sens qu’il signifie une recommandation : Face à autrui, le Moi encourt le risque de le violenter, violence qui s’explique par le dénuement d’autrui, par sa vulnérabilité signifiée par la nudité de son visage. Or, pour paradoxal que cela puisse paraître, le risque de violence de la part du Moi est aussitôt détourné par le visage même d’autrui. Du fait de l’intensité qu’exerce le visage sur le Moi, celui-ci cesse toute violence à l’encontre d’autrui. C’est ainsi que la menace de mort se transforme en une promesse, en une initiative de vie. En d’autres termes, la relation d’altérité s’accomplit sous le regard d’autrui, dans un face-à-face où le Moi devient responsable pour autrui. Non plus seulement le Moi est responsable de l’Autre, mais pour l’Autre, il devient responsable de la responsabilité de ce dernier. Et c’est l’Autre lui-même qui responsabilise le Moi. La relation d’altérité procède de l’éthique, et autrui ne tient plus la position d’objet, mais celle de sujet. |
19 Altérité et transcendance, Paris, Fata Morgana-Le Livre de Poche, 1995, p. 171. 20 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008, pp. 251-252. |
Qu’en est-il au temps de la covid-19 ? Comme le visage est désormais masqué, il risque d’y avoir une diminution de l’intensité qu’il crée, d’autant plus que les « gestes barrières » prescrits atténuent considérablement la possibilité de rencontre et de face-à-face garants d’altérité et de responsabilité pour autrui. Il y a donc un risque de repli sur soi et, implicitement, un éventuel rejet de l’Autre21. Preuve en est qu’à l’éthique est substituée la morale, voire le moralisme. L’éthique, on le sait, repose sur une conception de la responsabilité qu’on peut cerner sur le plan des modalités sémiotiques par la conjonction du /devoir-faire/ et du |
21 Cf. B.-H. Lévy, Ce virus qui rend fou, Paris, Grasset, 2020, pp. 53-86. |
A la différence de la visée éthique, la morale se ramène à un ensemble d’injonctions, spécifiées en prescription (/devoir-faire/) et interdiction (/devoir ne pas faire/). D’où la réduction affectant la liberté d’agir du citoyen. Au temps du coronavirus, la part de responsabilité du citoyen semble de plus en plus réduite et sa marge de liberté d’agir rétrécie. A force de subir, des mois durant, des mesures drastiques venant s’ajouter à des consignes d’hygiène élémentaire, le citoyen éprouve l’impression d’être infantilisé, et donc peu responsable. Et si la responsabilité fait l’objet de doute, sinon d’atteinte, il est difficile d’être responsable non seulement de soi, mais aussi pour autrui. La relation d’altérité, sous-tendue par l’éthique, risque alors d’être rompue, tout comme le lien social qu’elle suppose. Au lieu de la responsabilité pour autrui, il est désormais question de responsabilité d’autrui. Le citoyen répond d’autrui, il devient responsable, sur le plan sanitaire, de ce qui arrive aux autres : par son irresponsabilité supposée, par son manquement aux mesures restrictives préconisées, il causerait la contamination des autres, sinon la mort de certains d’entre eux. Le face-à-face (visage ou altérité incomparable) le cède alors au « masque-à-masque » (anonymat et indifférence) et l’éthique au moralisme. Nous nous sommes limité à l’élucidation des aspects les plus saillants, selon nous, du mode de fonctionnement pandémique, principalement son caractère imprévu et aléatoire, le caractère sensible autant qu’infectueux de la contamination, et la mise en place du moralisme et de la méfiance vis-à-vis de l’Autre, au lieu de l’éthique et de la rencontre d’autrui en toute responsabilité. Ce qu’il importe de souligner aussi, c’est le caractère solidaire de ces trois aspects, « solidarité » qui participe de ce qu’on peut ranger, sémiotiquement parlant, sous le terme de « discours ». Est en effet « discursif » ce qui se produit en situation incarnée et sensible, provocant une transformation décisive dans le cours même du sens : le sens du sens lui-même, le sens du monde et le sens d’autrui. Et c’est le « discours » |
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Références bibliographiques Artaud, Antonin, « Le théâtre et la peste », Le théâtre et son double, Paris, Gallimard-Idées, 1964, pp.19-45. Barthes, Roland, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973. Fontanille, Jacques, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008. Greimas, Algirdas J., Du sens, Paris, Seuil, 1970. — De l’Imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987. — et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991. Hjelmslev, Louis, Prolégomènes à une théorie du langage (1943), trad. Paris, Minuit, 1971. Landowski, Eric, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004. Levinas, Emmanuel, Altérité et transcendance, Paris, Fata Morgana-Le Livre de poche, 1995. Levinas, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (1961), Paris, Kluwer Academic-Le Livre de Poche, 2012. Lévy, Bernard-Henri, Ce virus qui rend fou, Paris, Grasset, 2020. Zilberberg, Claude, Eléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006. |
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1 Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste », Le théâtre et son double, Paris, Gallimard-Idées, 1964. pp. 19-45. 2 Voir Totalité et infini (1961), Paris, Kluwer academic-Le Livre de Poche, 2012, pp. 203-277. 3 L’asocialité et la jouissance d’écriture sont prises dans l’acception de Roland Barthes dans Le plaisir du texte, Paris, Seuil (Points), 1973, p. 70. 4 « Le théâtre et la peste », op. cit., p. 24. 5 Eléments de grammaire tensive, Limoges, PULIM, 2006, p. 142. 6 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage (1943), trad. Paris, Minuit, 1971, p. 19. 7 A.J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 9. 8 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (2e partie, « La contagion du sens »). 9 Ibid., « Deux régimes de contamination », pp. 114-119. 10 Ibid., pp. 127-128. Sur le concept d’« union » (vs « jonction »), ibid., pp. 57-68. 11 Ibid., p. 114. 12 « Le théâtre et la peste», op. cit., pp. 24-25. 13 Ibid., p. 27. 14 Ibid., p. 31. 15 Ibid., p. 34. 16 Ibid., p.37. 17 « Le théâtre et la peste », op. cit., p. 37. 18 Les « gilets » de couleur jaune ont constitué le signe de ralliement d’un vaste mouvement social de protestation apparu en France en octobre 2018. 19 Altérité et transcendance, Paris, Fata Morgana-Le Livre de Poche, 1995, p. 171. 20 J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008, pp. 251-252. 21 Cf. B.-H. Lévy, Ce virus qui rend fou, Paris, Grasset, 2020, pp. 53-86. |
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________________ Mots-clés : aléa, contagion, contamination (infectueuse vs sensible), responsabilité. Auteurs cités : Antonin Artaud, Roland Barthes, Jacques Fontanille, Algirdas J. Greimas, Louis Hjelmslev, Eric Landowski, Emmanuel Levinas, Bernard-Henri Lévy, Claude Zilberberg. Plan 1. Contexte global : d’un imprévu l’autre 3. De la contamination infectueuse à la contamination sensible 4. Visage masqué : de la responsabilité pour autrui à la responsabilité d’autrui |
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